Un dénommé Schikaneder...

François Desplantes

Dès 1788, Mozart avait ressenti les premières atteintes du mal qui devait l'emporter à la fleur de l'âge et du génie. Sa main était déjà défaillante et glacée lorsqu'il écrivait la Flûte enchantée, « ce chef-d’oeuvre de grâce et de fraîcheur, représenté à Vienne le 30 septembre 1791, et joué cent vingt fois de suite », succès inconnu jusqu'alors. Voici comment M. Alexandre Oulibicheff, le spirituel biographe de Mozart, raconte l'histoire de ce chef-d’oeuvre :

« Il y avait à Vienne, en 1791, un nommé Schikaneder, entrepreneur, acteur à tous emplois, poète en vers et en prose, librettier, chorégraphe, et trop souvent compositeur musical de la troupe tragico-comico-lyrico-dansante qu'il dirigeait ; homme inépuisable en ressources, qui faisait de bons tours sur la scène et ailleurs, pas plus scrupuleux en affaires que dans la combinaison de ses ressorts dramatiques : au demeurant le meilleur fils du monde. J'oubliais de dire que ce nourrisson de toutes les muses, cet homme-troupe chantait aussi, et que sa voix, d'après la définition des dilettantes contemporains, tenait le milieu entre le timbre de la girouette et celui du tourne-broche.

 


Emmanuel Schikaneder (1751-1812)


» Malgré de si rares talents, dame Fortune traita Schikaneder comme lui-même quelquefois se permettait de traiter les autres. L'aveugle déesse le trompa tellement, qu'un jour le vide apparut dans sa caisse. Ses administrés avaient l'horreur du vide, comme la nature des Anciens. Il ne lui restait plus qu'à fermer boutique, sauf à régler des comptes que la prison eut définitivement liquidés. Voilà notre homme perdu. Soyez tranquille, il est poète, et poète à qui les événements extradramatiques coûtent aussi peu à arranger que ceux d'une pièce de théâtre. La catastrophe dont il est menacé, il va la changer en une péripétie admirable, qui le rendra plus puissant que jamais et immortel par dessus le marché, lui Schikaneder! Mais, pour cela, il a besoin d'un ami intime et tout dévoué. Qu'à cela ne tienne! Schikaneder est le Pylade de tous les Orestes qui ont un dîner et une bouteille de vin à lui offrir. Depuis nombre d'années, il pouvait trouver quotidiennement l'un et l'autre chez notre héros. Il a étudié le caractère de Mozart, il le connaît à fond, et le voilà sauvé, couru, applaudi et sûr de passer, entre deux vins, à la postérité. Composant son masque comme pour le rôle du roi Lear, il va trouver Mozart, lui expose, avec le pathos convenable, sa désastreuse position et finit par lui déclarer qu'il n'espère qu'en lui seul.
» – En quoi puis-je vous aider?
» – Ecrivez pour mon théâtre un opéra qui soit tout à fait dans le goût du public de Vienne. Vous pouvez y faire une part à votre gloire et aux connaisseurs, mais l'essentiel est de plaire au peuple de toutes les classes. Je me charge du texte, des décorations, etc., le tout comme on le veut aujourd'hui.
» – Soit, j'y consens.
» – Que me demandez-vous pour vos honoraires ?
» – Mais vous n'avez pas le sou! Tenez ! comme je désire vous tirer d'embarras, et que je ne voudrais pas perdre non plus tout le fruit de ma peine, voici ce que je vous propose : Je vous donne ma partition, vous m'en donnerez ce qu'il vous plaira, à condition que vous ne la ferez pas copier. Si l'opéra réussit, je me payerai en vendant ma partition à d'autres théâtres.

» Qu'on imagine avec quels transports, avec quelles protestations de fidélité à remplir ces généreuses conditions, le marché fut accepté par l'impresario in angustiis. Mozart se mit à l'oeuvre; il travailla nuit et jour, et, comme le voulait Schikaneder, portant le dévouement et la complaisance jusqu'à refaire plusieurs fois les morceaux qui n'agréaient pas à ce juge difficile. Du reste, il le fallait bien, car autrement Schikaneder eût souillé la partition, harpie immonde qu'il était, en y introduisant des pièces de son crû. C'est une liberté qu'il prenait toujours avec les compositeurs qui lui confiaient leurs ouvrages. La Flûte enchantée eut un succès prodigieux, sans exemple, une vogue d'enthousiasme qui se propagea rapidement. Les Viennois en étaient encore à se battre aux avenues du théâtre pour la conquête d'une place, que déjà la Flûte enchantée faisait couler le Pactole dans les caisses des principales directions de l'Allemagne. Pas une ne s'était adressée à Mozart pour avoir la partition. Un ouvrage qui donnait un habit neuf et de quoi boire largement tous les dimanches, et même tous les lundis, au moins achalandé des copistes, qui, pendant de longues années, fut une corne d'abondance pour tout ce qui vivait de musique en Allemagne, ne rapporta rien ou presque rien à son auteur! Que fit Mozart en apprenant le tour que lui jouait son cher Pylade?

» – Oh! le gueux! s'écria-t-il.

» Et le lendemain Schikaneder revint, comme par le passé, s'asseoir à sa table. »


* * *

La Flûte enchantée eut à Vienne plus de cent représentations consécutives, dit de son côté M. Amédée Méreaux. « On le voit d'après l'histoire : Mozart avait merveilleusement compris et satisfait le goût du public allemand en 1791. Ce ravissant opéra fut la dernière production lyrique de ce sublime et infatigable génie. Son activité créatrice est presque incroyable.

En 1791, il était déjà atteint de la maladie de poitrine qui l'enleva si prématurément à l'âge de trente-cinq ans, et pourtant voici ce qu'il écrivit pendant cette année, la dernière de sa vie : deux concertos de piano, deux cantates avec orchestre, le quintette en mi bémol, le quintette pour harmonica, des morceaux détachés pour plusieurs opéras, beaucoup de danses, de menuets, de valses. Depuis le mois de septembre de cette même année, dans l'espace de quatre mois, il donna la Clémence de Titus au commencement de septembre, et, à la fin du même mois, la Flûte enchantée. Jusqu'au 5 décembre suivant, jour de sa mort, il écrivit encore un adorable Ave verum, un concerto de clarinette, une cantate pour les francs-maçons et son célèbre Requiem.

« Mozart était tellement épuisé par la maladie, qu'il ne put diriger qu'aux dix premières représentations de la Flûte enchantée. C'était pour lui un vif chagrin que de ne pouvoir se rendre au théâtre. Alors il mettait sa montre sur la table et suivait des yeux le mouvement des aiguilles pour savoir le morceau qu'on exécutait. Il entendait sa musique en imagination, il s'écriait en regardant l'heure :

» – Voilà le premier acte fini, voilà tel ou tel air qu'on chante.

» Puis il était de nouveau saisi de ses tristes pensées de mort, et, à l'idée qu'il devait se préparer à quitter son art, que, disait-il, il commençait à comprendre et à posséder, il tombait dans un douloureux accablement. »

Le magnifique Requiem dont vient de parler M. Amédée Méreaux fut composé par Mozart à la demande d'un personnage demeuré volontairement inconnu, avec le pressentiment qu'il servirait à ses propres funérailles, ce qui eut lieu en effet. La mort ne laissa même pas au maître le temps de terminer cette oeuvre de génie, qui fut achevée par son élève Sussmayer.
 




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