Trisomie, eugénisme et transhumanisme – rencontre avec Bruno Deniel-Laurent
A l'occasion de la sortie de son essai polémique, « Éloge des phénomènes » (Max Milo -- mars 2014), l'écrivain et réalisateur Bruno Deniel-Laurent explicite les raisons qui l'ont motivé à écrire un plaidoyer en faveur des trisomiques, dénonce les politiques eugénistes dont ils sont les victimes et s'interroge sur les théories transhumanistes.
Transcription verbatim par Stéphane Stapinsky.
Question no 1 : Éloge des phénomènes traite de la trisomie 21. Qu’est-ce qui a motivé l’écriture de cet essai ?
BDL : Éloge des phénomènes est un essai polémique publié aux éditions Max Millo. Le livre est sorti le 21 mars 2014, c’est-à-dire à l’occasion de la troisième Journée mondiale de la trisomie. Donc, si j’ai choisi de traiter cette question, ce n’est pas pour des raisons familiales. J’ai d’abord voulu dresser un plaidoyer, que j’espère sensible, pour ces êtres phénoménaux que sont les personnes porteuses de la trisomie. Ce livre qui est moins un essai intellectuel qu’un essai littéraire, du reste, pose aussi la question de l’eugénisme. C’est-à-dire cette volonté de hiérarchiser, sélectionner et éliminer les êtres humains selon des critères donnés. Donc mon essai est parti d’une simple question : pourquoi notre société refuse-t-elle les enfants porteurs de cette singularité chromosomique?
Ensuite, je pense que la problématique de ce couple eugénisme-trisomie nous engage aussi nous tous à poser les termes de notre rapport intime à la technique, d’une part, et à l’éthique d’autre part. M’inscrivant à titre personnel dans l’héritage intellectuel des courants écologistes et critiques – je pense en particulier à des auteurs comme Ivan Illich, Jacques Ellul ou Gunther Anders – il m’a semblé naturel de m’intéresser à cette question.
Question no 2 : Pourquoi parlez-vous d’eugénisme à propos de la trisomie 21?
Je suis parti d’un nombre. Plus précisément d’un pourcentage : 96%. 96%, c’est le taux de fœtus avortés après un test prénatal lorsque celui-ci a conclu à la présence de la trisomie 21. Ça signifie clairement que 96% des familles sont confrontées à cette alternative tragique – c’est-à-dire garder ou pas un enfant qui était désiré – 96% font le choix de ne pas le garder, c’est-à-dire de stopper un processus vital. Alors, évidemment, les responsabilités sont diluées. Certes, l’accord des familles est obligatoire, mais il existe souvent une telle pression sociale, médicale parfois, que l’on peut penser que les décisions des familles ne sont pas toujours libres, et qu’elles sont parfois contraintes. Moi-même j’ai pu récolter des témoignages de femmes qui m’ont expliqué que des médecins ou des infirmières parfois les avaient découragées fortement de garder l’enfant qu’elles attendaient. En tout cas, ce qui est certain, c’est qu’une population humaine distincte, caractérisée par une singularité chromosomique – ce sont des personnes qui ont 47 chromosomes là où vous et moi nous n’en avons que 46 –, cette population humaine est massivement victime d’une politique d’élimination prénatale. Bien sûr, la trisomie 21 est une maladie qui a souvent des conséquences douloureuses. Mais j’aimerais rappeler que les personnes « surchromosomées » ne sont pas atteintes par une maladie mortelle et peuvent éprouver comme vous et moi des émotions. Elles peuvent ressentir les joies terrestres, elles sont sensibles à l’art et à la poésie, et à l’humour. J’aimerais aussi rappeler que pas un centime n’est accordé par l’État à la recherche médicale visant à guérir la trisomie, ou au moins à en atténuer certains effets physiologiques. La puissance publique n’accorde pas un centime à la guérison des malades, mais par contre, elle consacre des fortunes à améliorer les techniques visant à diagnostiquer – on devrait d’ailleurs plutôt dire traquer – les fœtus ayant la malchance d’être porteurs d’un chromosome surnuméraire.
Donc, je me suis posé une question, qui est à la base de ce livre : pourquoi notre monde en veut-il à ce point aux petits phénomènes trisomiques, pourquoi veut-il s’en débarrasser, et pourquoi sont-ils, dans notre vertueuse République française, l’objet d’un tel eugénisme, d’un tel mépris glacial?
Question no 3 : Vous écrivez que le fœtus trisomique est la victime d’une exception légale. Que voulez-vous dire?
C’est quelque chose que beaucoup de gens ignorent. Alors que pour les fœtus dits normaux, le délai en deça duquel il est autorisé de procéder à un avortement est de douze semaines, les trisomiques, eux, peuvent être éliminés à tout moment de la grossesse, c’est-à-dire dans les faits jusqu’au dernier jour du terme. La loi considére en effet qu’ils sont des incurables. Les nains sont d’ailleurs aussi dans cette situation. Et donc on peut appliquer sur eux, et à tout moment, une interruption médicale de grossesse. Et ceci peut arriver – rarement, mais ça arrive – au bout de cinq ou six mois. Je pense que quiconque a une idée du développement vital d’un fœtus de six mois peut imaginer combien doit être terrifiant un tel spectacle. Et, pourtant, parfaitement légal. Donc, je me pose quelques questions. Pourquoi la société française, qui semble se complaire dans le demande illimitée de certains droits, en accorde si peu aux petits trisomiques. Et en quoi est-il approprié de parler d’opération médicale alors que cette intervention ne vise pas à soigner le malade mais à l’éliminer. Ce sont des questions que l’on ferait bien de se poser.
Question no 4 – Pourquoi utilisez-vous si souvent le mot « idiotie » dans votre essai?
Je pense qu’il faut redonner à ce mot – idiot, idiotie – son véritable sens. L’étymologie grecque, idiôtês, nous apprend que le mot désignait la singularité. Donc, l’idiot, en définitive, c’est la personne qui n’est pas comme les autres, qui possède une vision particulière, anormale, hors de la norme. D’ailleurs des mots comme idiome ou idiosyncrasie témoignent du sens premier de ce mot "idiot". Donc, je pense qu’il ne faut avoir peur de renverser le stigmate, de prendre ce qui est donné comme outrage, de s’approprier l’insulte et de l’arborer comme une fierté. A la face des imbéciles, il faut rappeler que l’idiot participe pleinement de la polyphonie du monde.
Question no 5 – Avez-vous visionné la vidéo « Chère future maman »?
Ah oui, bien sûr! C’est une vidéo tout à fait salutaire, visionnée des millions de fois en quelques jours. C’est vrai qu’il est important de dire aux mères portant dans leur ventre un enfant surchromosomé, que celui-ci pourra aussi accéder à l’autonomie et tendre à la joie. La trisomie 21 est une maladie dont les effets sont très lourds, on le sait, mais il est possible, lorsqu’on est bien accompagné et qu’on s’y prend tôt, de grandement améliorer les capacités cognitives et fonctionnelles des enfants trisomiques. Eh oui, comme c’est dit dans cette vidéo, il pourra faire bien des choses. Pour ma part, dans mon essai, j’ai plutôt voulu lister tout ce que les enfants trisomiques ne pourront pas faire. Bien sûr, c’est un peu une boutade, mais ça me semble important de dire aux futures mères d’un enfant trisomique que celui-ci, par exemple, ne pourra jamais intégrer HEC ou l’ENA, ce qui me semble plutôt une bonne nouvelle. De la même façon, j’ai voulu prendre quelques exemples, écrivant que jamais un trisomique n’aura les compétences suffisantes pour gérer un programme de déforestation en milieu tropical, par exemple. Un trisomique ne pourra pas non plus spéculer sur le prix des denrées alimentaires de première nécessité depuis le huitième étage d’une banque. Voilà. Il ne sera pas choisi pour représenter les intérêts d’une multinationale chargée d’exproprier des paysans pauvres au Cambodge ou au Sénégal. Il ne deviendra pas non plus un ingénieur obligé d’affiner les techniques d’obsolescence programmée des frigos et des téléphones portables. On peut dire aux futures mères qu’un enfant trisomique à très peu de chance finalement d’enlaidir le monde de sa vulgarité et de sa voracité. Et c’est déjà en soi, me semble-t-il, une excellente nouvelle.
Question no 6 – Pourquoi avez-vous choisi de faire figurer un poème de Nathalie Nechtschein ?
Je tenais faire figurer ce poème de Nathalie Nechtschein, qui est une femme trisomique qui vit à Grenoble, je crois. La poésie a quasiment disparu de l’horizon de la littérature. Moi, je voulais proposer à mes lecteurs ce très beau poème, dans lequel on retrouve d’ailleurs des accents assez étonnants, des formules dignes de saint Jean de la Croix ou des poètes simplistes du Grand Jeu. Je voulais aussi dire que les trisomiques peuvent être sensibles à l’art. Et d’ailleurs, certains excellent dans certains arts corporels, ou même les arts picturaux. Je pense à l’exemple de Maryam Alakbarli, qui est une peintre azerbaïdjanaise, originaire de Bakou, qui est une femme de grand talent, me semble-t-il. Elle a d’ailleurs été récemment admise à l’École des arts décoratifs de Paris.
Question no 7 – Dans votre essai, vous dressez une succincte généalogie de l’eugénisme. Pourquoi?
L’eugénisme, on le disait, c’est la volonté de hiérarchiser, de sélectionner les fœtus ou les nouveaux-nés selon des critères donnés. Je pense que l’eugénisme, c’est une réalité qui est aussi ancienne que l’humanité elle-même. On sait que les Spartiates se débarrassaient des nouveaux-nés chétifs, que les intellectuels darwinistes proposaient de supprimer les handicapés au nom de l’hygiène publique, et aujourd’hui encore, dans le sous-continent indien ou en Extrême-Orient, ce sont les fœtus de sexe féminin qui sont souvent victimes d’avortements sélectifs.
Ceci dit, je pense qu’il ne faut pas croire que nos gentils progressistes contemporains ont raison contre le passé, ou contre des civilisation jugées inférieures. Si on empêche de naître – au moment où l’on parle – 96% des trisomiques, c’est bien qu’on n’en pas fini avec l’eugénisme, bien au contraire. Et d’ailleurs avec l’arrivée de l’ADN dans le champ du dépistage prénatal, je pense que l’on va pouvoir faire des tests toujours plus précis, toujours plus fiables. Et donc finalement aller toujours plus loin dans la hiérarchisation des fœtus, et donc dans la sélection puis l’élimination. Je pense que, sur ce point, nous ne sommes pas beaucoup plus avancés que les Spartiates. Et surtout je ne vois pas comment on peut s’ébahir devant ce progrès du dépistage de l’ADN. Ou alors c’est un progrès, comme sont des progrès la généralisation du fichier des empreintes génétiques, les caméras de surveillance intelligentes, les drones furtifs ou les armes bactériologiques. C’est un progrès au service d’une idéologie, eugéniste, libérale, sécuritaire.
Question no 8 – Vous citez longuement Clémence Royer dans votre essai. Pouvez-vous en dire plus?
Clémence Royer, c’est un exemple parfait qui démontre que l’idéal eugéniste et l’idéal progressiste vont de pair. Clémence Royer, c’était une philosophe féministe du 19e siècle, militante à la Libre Pensée, ennemie acharnée des religions révélées. C’est elle qui a proposé la première traduction française du livre de Charles Darwin, L’origine des espèces. C’est justement en lisant la préface de l’édition française que j’ai pu découvrir qu’elle était une eugéniste extrémiste. Elle avait une haine terrible de la charité et elle regrettait qu’on accorde autant d’égards à ceux qu’elle appelait elle-même les « faibles », les « infirmes », les « incurables », les « disgraciés de la nature ». Bien sûr, elle était persuadée d’aller dans le bon sens, d’aller dans le sens de l’histoire, dans le sens du progrès, un peu comme ces enthousiastes militants actuels de l’émancipation. Mais Clémence Royer n’est pas la seule.
Pour en revenir à la généalogie de l’idéal eugéniste, on doit avouer que les exemples abondent dans l’histoire intellectuelle française. J’ai ainsi découvert des choses terribles sous la plume d’un médecin français, Charles Richer, qui a été Prix Nobel de médecine en 1913. D’ailleurs, j’ai un petit extrait à vous lire. Voici ce qu’écrivait donc le docteur Charles Richer, Prix Nobel de médecine 1913 : « Le premier pas dans la voie de la sélection, c’est l’élimination des anormaux. C’est une barbarie que de forcer à vivre un sourd-muet, un idiot ou un rachitique. Il y a de la mauvaise matière vivante qui n’est digne d’aucun respect ni d’aucune compassion. Les supprimer résolument serait leur rendre service, car ils ne pourront jamais que traîner une misérable existence. »
Si je propose ces lectures, c’est pour rappeler que le programme national-socialiste d’euthanasie des handicapés, connu sous le nom de programme Aktion T4, n’est pas apparu comme par enchantement dans l’esprit d’Hitler. Tout l’appareillage théorique qui le justifiait sur le plan des valeurs, était né et avait été théorisé au cœur de l’idéologie occidentale du progrès. Je pense que c’est quelque chose que l’on doit aujourd’hui avoir bien en tête. Surtout à l’heure où l’idéologie du progrès est en train de muter – elle est loin de disparaître, parfois on nous dit que l’idéologie du progrès disparaît, je ne crois pas. Je crois qu’elle est en train de muter et de revenir vers nous sous les visages souriants mais terrifiants des intellectuels transhumanistes.
Question no 9 – Pourquoi consacrez-vous un passage de votre livre au transhumanisme?
Oui, la question du transhumanisme, à mon sens, est essentielle. C’est même une question prioritaire qu’on devrait se poser à chaque instant. Il existe évidemment un lien entre l’idéal eugéniste et l’idéal transhumaniste, le second radicalisant d’une certaine façon le premier.
Le transhumanisme, ce n’est pas seulement un mouvement culturel, philosophique, une innocente utopie conviviale, même si on sait que ses promoteurs se présentent souvent comme de gentils expérimentateurs. Je pense en particulier à ces volontaires qui testent les lunettes Google (Google Glass), présentées comme un outil ludique permettant d’accéder à une réalité augmentée. Alors qu’en fait, ces Google Glasses ne font que promouvoir le flicage et la surveillance généralisée.
Le transhumanisme, il faut bien considérer que c’est avant tout une idéologie. Certes, elle est encore mouvante, contradictoire, spéculative, mais c’est une idéologie contre laquelle toute personne voulant demeurer libre devrait s’élever. Elle a au moins un mérite, c’est qu’elle affiche une mission claire, celle de dépasser les limites biologiques de l’homme. Le transhumanisme nous promet de vaincre la maladie, la laideur, la vieillesse, la mort. Alors, comment faire ? En se soumettant toujours plus librement à la technique, aux nanotechnologies, aux béquilles chimiques, aux manipulations génétiques. Mais, au final, le transhumanisme, c’est une sorte de constructivisme extrême, qui propose de déconstruire puis de reconstruire toute réalité naturelle, d’artificialiser, on pourrait dire, le monde, tout en conspuant les limites biologiques mais aussi, bien sûr, les limites éthiques. Et tout ceci, évidemment, trouve sa justification dans les postulats du libéralisme anglo-saxon, et en s’affichant souvent sous le masque du progressisme émancipateur.
C’est pour cela que le transhumanisme est un ennemi redoutable. Car il peut prendre des visages très différents, parfois même libertaires, ludiques, philanthropiques. Alors, plutôt que de rejouer la farce des périls révolus, on devrait plutôt exercer une vigilance de chaque instant sur ce totalitarisme d’un genre nouveau. D’une certaine façon, on peut dire que le transhumanisme est la philosophie qui sous-tend le projet libéral, plutôt techno-libéral contemporain. L’artificialisation du monde est devenue aujourd’hui une offensive tous azimuts. On le sait, on pourrait lister ad nauseam, les OGM, le brevetage du vivant, le clonage, l’utérus artificiel, la gestation pour autrui, etc. Et tout cela participe, à mon sens, d’une même vision du monde, contre laquelle on doit opposer des principes. D’où en appeler au sens des limites. Puis on peut aussi, on peut promouvoir l’idée de nature hasardeuse, une nature qui doit encore pouvoir nous surprendre. Et notamment, et là on revient à mon essai, en libérant dans le monde des enfants qui ont 47 chromosomes, c’est-à-dire des enfants hors du commun, des enfants anormaux, des phénomènes.