Tendances séculaires en Europe à l'égard des populations les plus pauvres : défis à relever

Bronislaw Geremek

Conférence présentée lors des journées d'étude prospective organisées par le Mouvement international ATD Quart Monde, les 24 et 25 janvier 2002. Le thème de la rencontre était : "Prospective en Europe -- Précarité et grande pauvreté en Europe à l’horizon 2010". 

Je voudrais tout d’abord dire ma joie et très grande satisfaction de pouvoir, en prenant la parole ici, rendre hommage à l’activité d'ATD Quart Monde et à ceux qui aident les êtres humains en détresse, à l'égal de la pensée et de l’activité du père Joseph Wresinski. Et je voudrais, en parlant en historien de la pauvreté et des pauvres que je suis, ne pas être perçu comme un antiquaire qui présente les choses d'autrefois. Je crois qu’il est important de voir à quel point le présent reprend les mêmes interrogations que le passé a vécu. Il est important aussi d'envisager l’Europe de l’avenir sans oublier son histoire et considérer la mémoire européenne comme un champ d’expériences. 

On peut dire que la pauvreté accompagne l’histoire de l’humanité, fait partie de la condition humaine, menace la condition humaine depuis toujours. Je voudrais, d’une certaine façon, m'opposer à cette évidence parce que le mot pauvreté couvre des situations très variées: de celles qui concernent les différences de niveau de vie jusqu’au drame que représente l’extrême pauvreté, la grande pauvreté. Il est très important de voir s’il y a des moments dramatiques dans l’histoire de l’Europe où la pauvreté, la misère deviennent un problème fondamental. Pour comprendre la situation actuelle, il faut voir comment ces drames du passé se présentaient. 

Dans la réflexion sur la pauvreté, on peut retrouver trois plans : le plan social, le plan politique et le plan moral. Un sociologue a dit que la  question sociale est une invention du 19ème siècle. Qu’en fait la question sociale est née avec les grandes révoltes ouvrières de 1848 et ce sont des ouvriers parisiens qui ont introduit le mot et la chose dans le discours. Le mot « social » à l’époque concernait les franges les plus désocialisées de la société industrielle, se trouvant en marge de la société industrielle. Mais on peut dire aussi que la question sociale était présente bien avant, qu’à l’époque médiévale elle concernait le problème des paysans, le problème des artisans, le problème des vagabonds. Et que la réponse proposée se trouvait entre deux pôles : il y avait le social d’assistance - le social qui demandait assistance à l’égard des pauvres - et il y avait le social répressif, le social qui proposait la répression comme une cure contre la maladie sociale appelée vagabondage, appelée misère ou pauvreté. La question sociale, dit Robert Castel, peut être concrétisée par une inquiétude sur la capacité de maintenir la cohésion d’une société. Il me semble important que le social introduit de cette façon le problème de la place de l’autre dans la société.

La pauvreté c’est aussi un  problème moral. Peut-on accepter "le scandale de la pauvreté" comme on disait dans une des œuvres littéraires du Moyen Age ? Voit-on dans la Dame Pauvreté de St François d’Assise, une dame qui fait partie de notre univers moral ou bien au contraire une dame comme la mort menaçant la condition humaine ? La charité chrétienne répond au besoin de secourir le prochain, l’économie du salut fait  partie de l’enseignement religieux. Mais on peut discerner, au cours de l’histoire, des crises des comportements charitables. Dans les périodes de la paupérisation accélérée un décalage apparaît entre les exigences de la vie et les possibilités de secourir. Quand on lit les textes historiques sur la pauvreté, on retrouve parfois un ton qui nous semble très moderne. Dans les procès verbaux du Comité pour l’extinction de la mendicité de l’Assemblée constituante qui, à la fin du 18ème siècle, étudiait ces problèmes, on peut lire cette phrase : « On a toujours pensé à faire la charité aux pauvres, mais jamais à faire valoir les droits de l’homme pauvre sur la société et ceux de la société sur lui. ». Je trouve là, dans ces mots, une vérité pertinente. Quant à la référence aux droits du pauvre, je me permets de raconter un petit fait, qui n’est pas un fait anecdotique. En étudiant un des registres de justice criminelle du 14ème siècle, j’ai trouvé que pour tous ceux dont j’ai essayé de suivre le cours de vie, la fin était presque toujours la même: c’était la condamnation à mort. Mais il y avait une exception. Il y avait un homme qui a été libéré de la prison du Châtelet de Paris parce qu’on a trouvé que, d’après le droit canon, on n’a pas le droit de punir un homme en détresse extrême s’il cherche à se procurer des vivres. Et l’homme était accusé d'avoir volé des vivres dans une boutique parisienne. Tous les autres ont été condamnés à mort pour des délits de même caractère, on pourrait dire, mais cet homme-là a pu profiter du droit écrit qui lui donnait la liberté de voler parce qu’il avait faim. Ce fait me semble montrer combien est importante la lettre du droit. Il est important d’obtenir une formulation verbale des grands principes, mais il faut les inscrire dans le droit. La notion de « droits de l’homme pauvre » est révélatrice et de grande portée.

Le deuxième volet de ce problème de la pauvreté à la fin du 18ème siècle est la conviction que c’est un problème qui concerne le gouvernement. Le même rapport du Comité pour l’extinction de la mendicité dit que « la misère des peuples est un tort des gouvernements ». 

Le troisième volet de la réflexion sur la pauvreté introduit  la dimension politique. Les idées politiques présentées à l’aube de la modernité présentaient toujours le souci des pauvres comme une intention évidente : sans cela elles ne pourraient obtenir aucun soutien sérieux auprès des masses. Il fallait tenir compte des préoccupations populaires si on mettait en marche les mécanismes démocratiques. La réalisation de ces idées était bien souvent impitoyable pour les faibles, mais une référence à la question de la pauvreté était de rigueur dans le discours politique. En touchant le problème des pauvres, on cherchait à obtenir le soutien de l’opinion publique ou le soutien des électeurs. Jacques Necker, le grand banquier, ministre d’Etat, dans son cours de morale religieuse pose la question de l’essence même de la sollicitude du Christ à l’égard des plus humbles. Il déclare que « cette sollicitude du Christ ne doit pas uniquement être perçue comme l’expression d’une bonté parfaite, elle représentait encore un devoir politique « qui, dans une vaste réunion de pauvres et de riches, servait au maintien de l’ordre ». Necker, banquier, homme politique, voit dans cet engagement du Christ dans la cause des pauvres le but politique – on devrait ne pas oublier que pour les gens de cette époque la politique concernait le bien commun.

 

Une étude historique sur les pauvres comme thème politique au cours de l’époque moderne démontre que la référence politique dans ce cas concernait la question de l’équilibre social, ainsi que l’intérêt économique et, finalement, les raisons humanitaires. En simplifiant, on pourrait structurer le discours sur la pauvreté autour de trois grands problèmes. Le premier c’est  l’ordre : on pose le problème de la pauvreté parce que la pauvreté menace l’ordre. Le deuxième c’est le problème de  l’utilité : la pauvreté, d’une certaine façon, mine la notion de l’utilité de l’existence humaine, parce que les pauvres ne sont pas utiles à la société. Dans un arrêt médiéval que j’ai étudié, j’ai trouvé une formule extrêmement frappante, une formule de condamnation à mort d’un vagabond, et la raison de la condamnation était très brève : "parce qu’il est inutile au monde". Inutile au monde: l’utilité est la deuxième référence du problème de la pauvreté. La troisième référence, c’est  le don : le don veut dire un secours, un geste d’amitié, geste chaleureux d’un être humain à l’égard d’un autre être humain. Nous savons que les dons font les sociétés, nous savons le rôle du don dans toutes les sociétés, non seulement traditionnelles mais aussi actuelles: le don fait partie de la condition humaine et est bien enraciné dans les attitudes religieuses.

insi donc l’ordre, l’utilité et le don dominaient la réflexion politique sur la pauvreté à l’époque moderne. Par contre si on dresse un aperçu historique rapide, on peut dire que dans les  sociétés médiévales, le pauvre a sa place, il a sa place dans la division du travail. Un saint, un moine savant déclare que le Bon Dieu aurait pu faire qu’il n’y ait que des riches, mais il n’a pas voulu, il a fait aussi des pauvres, parce qu’on en a besoin: les riches, autrement, ne trouveraient pas de justification de leur propre existence. Donc, d’une certaine façon, le pauvre a sa place dans la division du travail. De la façon la plus courte, on peut dire que la société médiévale, dans son discours officiel, aimait les pauvres.  Les sociétés modernes, les sociétés de la première modernité aux16ème et 17ème siècles, condamnent la mendicité, enferment les pauvres et cherchent à pousser les pauvres vers le marché du travail. On peut dire que les sociétés modernes ont peur du pauvre. Dans les chansons anglaises, que les mères chantent pour endormir leur enfant, un des motifs très fréquents c'est la peur du vagabond, ou la peur du pauvre. « Fais attention mon enfant, dors bien, moi je prends soin de toi, je ne laisserai pas entrer le pauvre dans notre maison ». La peur des pauvres c’est la nouvelle caractéristique de la société moderne. Enfin, dans  les sociétés contemporaines, on peut penser que le chômage de masse et la crise du salariat inciter à exclure le pauvre ou, du moins, à accepter l’exclusion du pauvre.

Cette caractéristique générale n’empêche qu’à l’intérieur de chaque société et à chaque époque, il y a côte à côte le regard charitable - le regard d’amour à l’égard du faible et du pauvre - et le regard de haine et de crainte. Il y a le regard du mépris et de crainte dans les sociétés médiévales à côté de St François d’Assise. Il y a le regard charitable dans les sociétés du 16ème ou du 17ème siècles (les grandes confréries qui aident les pauvres par un mouvement du cœur) à côté de la répression. Et il n’y a pas de doute que, dans nos sociétés, le fait que nous parlons des exclusions, que nous sommes conscients de l’importance du phénomène de l’exclusion, que nous pouvons penser la pauvreté en termes du Quart Monde, est la preuve d'une volonté de travailler pour la réintégration des pauvres dans la société.

Ainsi, il me semble qu’il est important de voir la complexité des attitudes au sein de chaque société et de comprendre aussi que les différentes attitudes s'inscrivent dans une certaine histoire. Il était plus facile de répondre aux problèmes des pauvres dans une société stable avec un essor démographique limité et peu d’immigration. Dans ces sociétés stables comme, par exemple, au 13ème siècle, il y avait des structures qui répondaient de bonne façon aux besoins des pauvres. Mais ces structures-là étaient incapables de faire face à la situation des crises qui se sont présentées: la crise du 14ème siècle a brisé l’équilibre précédent. Quand il y avait une crise, aucune structure existante n’était capable d’y répondre. Ainsi donc, dans une société normale, on peut dire que quand on n’avait pas besoin de grands secours les institutions charitables fonctionnaient sans problèmes ; c’est quand il y avait des crises et on avait besoin de plus grands secours que ces secours étaient insuffisants et la crainte et la haine du pauvre prenaient le dessus.

Dans la société chrétienne du Moyen Age ce sont les adeptes de la pauvreté volontaire qui étaient l’objet du respect. L’Eglise qui représentait les pauvres auprès des riches acceptait que certains ordres prônent la pauvreté comme condition nécessaire de toute recherche de la vie selon l’Evangile. A coté de pauvreté  que l’on pourrait appeler héroïque il y avait aussi une catégorie de victimes de la mauvaise fortune qui espéraient d’être secourues à la maison – c’est la catégorie des pauvres honteux, la clientèle naturelle des associations charitables. Et il y avait aussi la catégorie des pauvres qui mendiaient : l’attitude à leur égard était ambiguë. On devrait les secourir par l’amour de Dieu et en même temps on les craignaient. On justifiait la méfiance à l’égard des mendiants par le fait qu’ils se soustraient des exigences de leur statut et ne travaillaient pas. Dans l’attitude médiévale il y a une double façon de voir la pauvreté : en tant qu’une affliction et en tant qu’une valeur.

Dans la société médiévale les pauvres étaient aussi considérés comme facteur de la contestation sociale. Les pauvres pouvaient se révolter contre leur condition sociale. Un agitateur social qui est apparu dans la région de Londres à la fin du 12ème siècle, Guillaume Longuebarbe déclarait : « je suis saveur des pauvres [...] Il vient le temps où je séparerai le peuple humble du peuple superbe et perfide. » En face d’une telle contestation de révolte Saint François d’Assise proposait un autre modèle qui tout en contestant l’ordre social fondé sur la recherche de la richesse terrestre proposait un choix volontaire de la marginalité. A coté de la pauvreté dangereuse apparaissait ainsi une pauvreté apprivoisé.

La peur du pauvre apparaissant à  la fin du Moyen Age était  liée au phénomène de la pauvreté de masse, à cette  Massenarmut étudiée par l’économiste allemand Wilhelm Abel. La pauvreté de masse est dramatique, accompagnée par la famine, prenant la forme de l’extrême pauvreté, à l’état le plus exacerbé.

Ce sont les crises du 14ème siècle et les crises du 16ème siècle qui amènent une prise de conscience du danger. Des masses de paysans viennent vers les villes au moment de la crise alimentaire : c’est dans les villes qu’il y a des provisions, il n’y en pas à la campagne. C’est la misère rurale qui éclate et la ville avec ses structures d’assistance occasionnelle est incapable d’y répondre. La décomposition de la société rurale amène une situation explosive. A la fin du 17ème siècle, aussi bien Vauban en France que Gregory King en Grande-Bretagne déclarent que la moitié de la population (près de 47 % selon King; plus de 40 % selon Vauban) sont des pauvres. Des pauvres qu’on doit secourir, qui n’arrivent pas à vivre de leurs propres moyens. Ainsi, le problème se pose : comment répondre à cette pauvreté de masse ? D’abord on dit : il faut laïciser l’assistance, parce que l’assistance dans les mains de l’Eglise ne permettait ni de surveiller l’utilisation - la bonne utilisation - des fonds, ni de punir le pauvre, de l’inciter à travailler. Ce changement se fait à l’aube de l’époque moderne, avant la réforme protestante. Avec la réforme protestante, l’Eglise se trouve ainsi privée d’un des titres dont elle pouvait se réclamer pour son rôle dans la société. 

Dans les livres de comptes des marchands italiens, aux 14ème et 15ème siècles, il y a toujours une rubrique "pour Dieu", plus exactement un compte de « Messer le Bon Dieu » (Conto di messer Domeneddio). Dans le capital des sociétés commerciales italiennes il y avait de cette façon un fonds pour les pauvres. En considérant les pauvres comme associés, les marchands italiens cherchaient à trouver une justification morale de leur propre richesse. Le patrimoine ainsi créé devait nourrir les pauvres et était  géré par l’Eglise, par les ordres religieux, et soutenait en premier lieu les ordres mendiants. La laïcisation, la municipalisation, l’étatisation ensuite de l’assistance sociale devait mettre le soin des pauvres dans les mains des autorités civiles, des autorités laïques. La réforme de l’assistance  mettait en place une organisation, mais à l’origine même de cette organisation il y avait un facteur d’exclusion : on obligeait les pauvres qui demandaient des secours de porter un signe, une croix jaune ou un signe du pauvre, cela dépendait du pays ou de la ville: comme les lépreux devaient porter un signe, comme le juif devait porter un signe, comme l’hérétique devait porter un signe, le pauvre devait être aussi stigmatisé. En fait, c’était une exigence technique pour qu’il puisse obtenir un secours, il fallait qu’il ait une sorte de pièce d’identité du pauvre, mais cette pièce d’identité du pauvre était en même temps stigmatisante, excluante.

Dans les chantiers de travail que l’on organisait pour les pauvres, on introduisait le gibet. Pourquoi ? Pour que le gibet rappelle "si tu ne travailles pas, tu seras puni". Dans les grandes manufactures, on obligeait à travailler. Parfois, il ne s’agissait pas de créer de l’utilité, mais il s’agissait d’exiger le travail. Une des descriptions du 17ème siècle présente une maison où on enfermait les pauvres comme un chantier où les pauvres devaient travailler dans les caves, pour faire vider les caves de l'eau. Les caves étaient toujours pleines d’eau : il y avait des tuyaux spéciaux qui amenaient de l’eau dans les caves pour qu’il y ait de quoi vider et pour que les pauvres puissent avoir toujours du travail.

Cette pratique d’enfermement du pauvre et de l’imposition du travail forcé et inutile fait partie de l’héritage européen, elle devrait se trouver côte à côte avec la tradition de charité dans notre mémoire collective. Le problème du Quart-Monde doit avoir une dimension historique contradictoire. 

Un médecin, à la fin du 18ème siècle, en décrivant sa société, a utilisé une phrase très révélatrice. Il dit : "Il y a des pauvres dans un Etat à peu près comme des ombres dans un tableau : ils font un contraste nécessaire dont l’humanité gémit quelquefois, mais qui honore les vues de la Providence.[...] Il est donc nécessaire qu’il y ait des pauvres, mais il ne faut point qu’il y ait des misérables : ceux-ci ne sont que la honte de l’humanité, ceux-là au contraire entrent dans l’ordre de l’économie politique. Par eux, l’abondance règne dans les villes, toutes les commodités s’y trouvent, les arts fleurissent". Dans cette société de la première industrialisation, le pauvre c’était le prolétaire, on en avait besoin, mais le misérable était un être dangereux, un être qui brisait l’équilibre. Je crois que si nous nous plaçons 200 ans plus tard, il ne faut pas seulement s'appuyer sur le sentiment de la responsabilité que nous éprouvons en tant qu' êtres humains à l’égard de nos frères et nos sœurs qui se trouvent en misère, mais il faut aussi avoir recours à cet argument politique de la peur. Vous savez très bien que dans la politique, l’espérance compte beaucoup, mais la peur compte encore plus. Donc, il ne faut pas hésiter à dire que le scandale de la pauvreté - pour le dire dans un autre langage, celui de notre siècle, le scandale de la grande pauvreté, de la misère extrême - ce scandale-là est dangereux pour le monde, et c’est la raison pour laquelle les sociétés politiques doivent s’en occuper.

Dans l’histoire moderne le pauvre prend d’abord la figure du prolétaire de nos villes industrielles. Il est significatif que l’on n’hésite pas à associer le travail au crime et on met dans une perspective commune les « classes laborieuses » et les « classes dangereuses » dans le paysage social de l’Europe industrielle du 19ème siècle. Le prolétariat cède peu à peu la place à la classe ouvrière qui s’intègre à la société. Ce n’est plus le travail mais le manque du travail qui structure l’exclusion. 

A notre époque le problème de la grande pauvreté est intimement lié à la crise du travail ou plus exactement à la nouvelle formule du monde du travail et la nouvelle place du travail dans la vie moderne. Ce qu’on appelle la disqualification sociale. Le fait que les hommes et les femmes ne trouvent pas de place dans la vie organisée selon le travail a des conséquences sociales et psychologiques. Le chômeur n’est pas seulement un homme qui n’a pas du travail, c’est un homme qui n’a pas de place dans la société; l’exclusion n’est pas le résultat d’une volonté d’un gouvernement, des autorités, mais, dans ce cas-là, elle devient une décision prise par la société elle-même. Ce n’est pas celui qui ne travaille pas, qui est responsable du fait qu’il ne trouve pas d’emploi, c’est une responsabilité collective d’une société qui n’arrive pas à répondre aux défis majeurs.

Ainsi, si nous regardons cette longue suite de différentes réactions au problème de la grande pauvreté, nous pouvons y voir aussi bien des actes d’amour du prochain que des actes de répression. Mais à mon sens, et c’est aussi un des résultats de ma réflexion d’historien, le véritable problème c’est de revenir à la notion de la dignité de l’homme, de la dignité de l’homme pauvre, des droits de l’homme et des droits des hommes pauvres. Si on revient à ces deux notions, je crois qu’on sera sur le bon chemin pour proposer un programme par lequel la détresse des exclus et  laissés-pour-compte pourrait disparaître de l’horizon de l’Europe moderne et du monde moderne.

Je vous remercie.

 

***

 

Débat

Myriam de Spiegelaere,  Observatoire de la Santé et du Social à Bruxelles

Je voudrais savoir quel type de réaction ou de réponse vous avez pu observer dans l’histoire, quand une société est ébranlée dans sa cohésion sociale du fait d’une intrusion massive de pauvres venus de l’extérieur. C’est ce qui se passe actuellement en Europe et on peut penser que de telles crises se sont déjà produites dans le passé.

Jean-Jacques Friboulet,  Professeur à l’Université de Fribourg

…J’ai retrouvé dans votre discours beaucoup de caractéristiques des situations actuelles des pays du Sud. Je pense à certains pays de l’Afrique Subsaharienne, par exemple. J’aimerais vous demander comment vous voyez ce problème. Est-ce que vous pensez que certaines choses que vous avez dites à propos de l’histoire de la pauvreté en Europe se manifestent aujourd’hui dans nos rapports internationaux ?

Moraene Roberts,  déléguée des familles Quart Monde en Grande-Bretagne

J’ai cru percevoir une corrélation entre ce qui a été dit par l’historien et par Mr Polen. Mr Geremek a plus particulièrement parlé des personnes qui ne peuvent pas échapper aux situations de pauvreté et qui sont senties avec frayeur comme une menace par rapport à la société.

Mr Polen, lui, a parlé de sa maman qui ne pouvait pas garder ses enfants avec elle. Beaucoup de personnes disent : « Si les pauvres perdent la garde de leurs enfants c’est un peu leur faute. Ils n’ont qu’à s’arranger pour faire en sorte de ne pas tomber dans une situation de précarité ». Alors certaines personnes ont le sentiment que cela les autorise à laisser les pauvres de côté. Je pense qu’il est alors très difficile de face mais qu’il faut prendre en considération que chacun mérite d’être aidé. Aucune mère au monde ne devrait perdre la garde de ses enfants.

Intervenant non identifié

Le fait qu’il y ait une attention politique au problème de la pauvreté par crainte d’une révolution, si la pauvreté persiste, ne nous empêche pas d’avoir le courage d’affirmer que l’engagement politique en faveur des plus pauvres est un fait qui va de soi. Non par peur d’une révolution, mais parce que l’on estime que la pauvreté est une honte pour l’humanité, qu’elle n’est pas digne de l’homme.

 On ne peut plus accepter que certains ne valent rien aux yeux des autres.

 Jacques-René Rabier,  groupe d’étude « Mondialisation et pauvreté », ATD Quart Monde

 J’ai été fortement impressionné par tout ce que nous a dit M. Geremek et en particulier par le double regard de la société à l’égard des pauvres. Je me demande si, depuis le milieu du 19ème siècle, ce double regard ne se prolonge pas jusqu’à nos jours à travers une séparation facile à constater entre « l’économique » et « le social ».

 Sklavounos Georgios,  Comité économique et social européen

 Je voudrais ajouter un élément qui, à mon sens, n’a pas été présenté. Dans le cadre de notre propre travail, au Comité économique et social, nous avons pu approcher l’exclusion sociale et la pauvreté non seulement sur une base morale (les droits de l’homme) mais sous l’angle du développement durable. Nous avons des statistiques qui nous indiquent que l’exclusion sociale coûte énormément d’argent. Ainsi, l’inclusion et l’intégration sociale doivent être considérées comme un investissement en termes de développement. Voici quelques chiffres pour vous donner une bonne idée de la situation. La criminalité des enfants nous coûte sept milliards de dollars par an. Eu égard à ce chiffre nous devons considérer que l’intégration sociale constitue un véritable investissement en termes de développement socio-économique.

 Michèle Grenot,  Docteur en Histoire

 Vous avez dit que l’on mesure la valeur d’une société à la façon dont elle traite ses pauvres et lutte contre leur exclusion. Vous avez dit aussi que les pauvres ont droit à l’histoire. Vous avez cité le Comité de mendicité de la Révolution française. Il me paraît important, pour notre réflexion d’aujourd’hui, de constater que les Constituants, au moment où ils déclaraient que les pauvres (les bons pauvres) avaient droit au secours, les ont en même temps exclus des droits politiques, car ils n’avaient pas le droit de participer aux assemblées, même à celles qui les concernaient directement : ils ne pouvaient pas parler d’eux-mêmes.

 Au nom du droit naturel, comme vous le dites dans la conclusion de votre livre « La potence ou la pitié »[1], on ne peut concevoir que la pauvreté soit inscrite dans la nature humaine. Au contraire, c’est la pauvreté qui constitue une menace pour la nature humaine.

 Le père Joseph Wresinski a dit à la Sorbonne, d’une façon très forte, que l’histoire est faussée. Ce qui est frappant pour moi, depuis que j’étudie l’histoire, c’est que l’on s’est vraiment trompé sur les pauvres, que l’histoire dramatique des pauvres est une erreur de nos sociétés, une faute. Il est peut-être temps qu’en Europe on demande pardon, que l’on reconnaisse que cet héritage pèse lourd encore aujourd’hui sur les épaules des pauvres. La première chose à faire, c’est peut-être de leur rendre mémoire.

 

RÉPONSE DE Mr GEREMEK

Je trouve les questions posées extrêmement intéressantes.

En ce qui concerne le problème de la cohésion sociale, il faut dire que les choses étaient très simples quand les villes étaient entourées de murs. On fermait la porte et on ne laissait pas entrer les pauvres. Est-ce que l’on peut maintenant construire des murs autour des sociétés riches ? Non. Alors nous sommes donc en face d’un problème à la résolution duquel nous ne sommes pas préparés. C’est le cas des migrations. En fait nous considérons les grandes migrations actuelles comme l’un des grands problèmes, en particulier pour l’Europe toute entière.

 On a oublié l’immense déficit démographique éprouvé par toute l’Europe et en particulier par les pays riches. Si l’on regarde les prévisions démographiques jusqu’à l’an 2020, on remarque que les démographes déclarent que, s’il n’y a pas une immigration de quelques 20 millions de travailleurs, il y aura un déséquilibre entre ceux qui travaillent et ceux qui ne travaillent plus. Le vieillissement de la population nous met aussi en face d’un autre problème. La migration brise notre tranquillité, mais il faut se rendre compte que nous vivons dans un monde, où un tel mouvement de personnes est devenu nécessaire. Le problème est plutôt culturel. Est-ce que l’on peut accepter à l’intérieur des sociétés européennes, ayant une longue histoire et une longue tradition, des gens d’une autre religion, d’une autre culture, d’un autre comportement, s’habillant autrement ?

Nous n’avons pas encore su répondre à cette question. Non pas parce que cela dépasse les capacités intellectuelles de notre génération, mais tout simplement , parce que nous ne posons pas les bonnes questions.

En effet, chaque solution soulève des problèmes et présente des dangers. Mais, si on regarde l’avenir, il faut se rendre compte que les murs ont cessé d’être un bon moyen de défense. Quand je parle de murs, je pense aussi à ceux qui sont imaginaires et que nous trouvons dans tous les aéroports, où la ligne Schengen est bien présente. Comment assurer la survie de nos sociétés et une certaine cohésion sociale en faisant face à ces défis nécessaires ? 

Une certaine idéologie du Tiers Monde a aggravé le problème de la grande pauvreté dans le monde. Il est impossible, quand on parle de globalisation, d’éviter de regarder l’image d’un enfant qui meurt de faim loin de chez nous. C’est un effet notre problème à nous tous.

Jusqu’à maintenant le système des Nations Unies n’arrive pas à introduire la grande pauvreté comme le grand problème de l’ordre international. Mais je crois que ces dernières années les rapports de la Banque Mondiale et les derniers discours de Mr Kofi Annan concernant la pauvreté mondiale nous permettent de penser que nous sommes au début d’une bonne voie.

Il faut dire aussi que jusqu’à maintenant  le problème de l’Afrique subsaharienne n’apparaît pas dans toute sa dimension dramatique. Elle est une grande partie du monde, où la faim est une réalité quotidienne, mais ses populations, à une forte dynamique démographique, ont une très faible capacité de réponse économique.

Il faudrait évoquer aussi le Bangladesh, l’un des pays les plus pauvres du monde, qui cherche à sortir du labyrinthe de la pauvreté. L’activité des banques des pauvres, en faisant de petits prêts aux familles, aux femmes en particulier, change presque d’un jour à l’autre leur situation. Au Bangladesh ces petits prêts doivent être remboursés et permettent une certaine activité.

Ainsi, jusqu’à maintenant, nous ne sommes pas arrivés à faire face à une situation tout à fait nouvelle de pauvreté et de misère. Nous voyons la dimension du problème, mais nous ne savons pas comment le résoudre.

En ce qui concerne le problème du « deserving poor », je dois dire que je ne suis pas à l’aise. Je crois que dans la notion même du « deserving poor » (qui occupe une longue page dans toute la littérature théologique médiévale  et moderne) il y a non seulement un sentiment de  paternalisme, mais aussi de mépris du pauvre. On s’attribue la capacité de décision arbitraire qui est le bon pauvre méritant d’être secouru. C’est moi qui décide de faire l’aumône ou non. De quel droit je le fais ? Dans le secours donné il y a un rapport direct de l’homme à l’homme. Alors, moi qui suis un être humain, je juge un autre être humain. En effet la notion de « deserving poor » introduit une autorité qui déclare que celui-ci est un bon pauvre et que l’autre est un mauvais pauvre. Je crois que l’on peut tirer une bonne leçon de cette tradition, mais il ne faudrait pas la répéter dans son aspect d’humiliation à l’égard du pauvre.

Le problème du double regard à l’égard des pauvres c’est, en effet, la séparation entre l’économique et le social. Le Comité Économique et Social sait très bien quelle importance a le travail dans notre monde. Mais j’oserais dire que nous sommes en face d’un problème très important : aucune organisation au monde ne représente le monde du travail. Les syndicats représentent de façon normale ceux qui travaillent et qui ne veulent pas perdre leur travail. Mais ceux qui n’ont pas de travail, les chômeurs, ne sont pas représentés. Où est la représentation des sans domicile fixe ? Ceux-ci, pour l’historien du Moyen Âge que je suis, me rappellent les « demeurant partout », terme juridique pour désigner à l’époque le vagabond. Le « demeurant partout », les sans travail deviennent maintenant une énorme partie des sociétés modernes et s’ils sont présents dans les débats politiques c’est en premier lieu par le côté du marché du travail. Pendant longtemps les chômeurs ont joué un rôle très important sur le marché du travail, parce qu’ils faisaient baisser les salaires.

Ainsi dans la pensée du 17ème siècle on disait : c’est très bon qu’il y ait des gens qui ne travaillent pas, parce que comme ça ceux qui ont du travail acceptent des salaires moins élevés.

 Mais il y a aussi la dimension sociale. Celle-ci est mal définie. Elle peut être envisagée d’une façon positive : c’est un être humain et on doit l’aider. Pour mieux comprendre, je crois qu’il serait bon de prendre en considération le succès de Bernard Mandeville, un écrivain anglais de la fin du 18ème siècle qui a fait scandale en écrivant sa fable « Les Abeilles ». Là il se demande : qu’est-ce que la charité ? La charité c’est l’âme de l’égoïsme. Nous voulons nous faire plaisir à nous-mêmes quand nous aidons l’autre et ainsi le Bon Dieu va nous regarder d’un meilleur œil. On considérait ses idées comme contraires à la philosophie de charité chrétienne, mais son regard critique sur les sentiments qui poussent à être charitable devrait nous faire réfléchir.

Je crois qu’il serait bon aussi de prendre en considération l’aspect de la crainte. L’égoïsme de l’homme l’a incité très souvent à faire du bien. Alors pourquoi ne pas accepter l’égoïsme à côté de la générosité ? La générosité est belle et l’égoïsme est laid, mais parfois le beau et le laid peuvent donner ensemble quelque chose d’efficace. Il faut utiliser tous les moyens pour donner de l’importance au problème de la pauvreté, pour qu’il y ait un mouvement du cœur, mais il ne faut pas ignorer la rationalité. Tous ces mouvements sont justifiés. Si l’on craint le misérable et l’augmentation de la misère on va voter pour l’homme politique qui dira : pour résoudre le problème de la pauvreté j’ai quelque chose à vous proposer.

Mais je ne doute pas que la belle attitude soit celle qui vient de l’amour du prochain, d’un sentiment de solidarité.

La lutte contre la pauvreté est un investissement. C’est très important de faire des calculs, de ne pas avoir la crainte de dire : il vaut mieux soutenir les pauvres, parce que cela coûte moins cher. Cela est un argument qui peut toujours convaincre.

Afin j’aborde le problème des bons pauvres qui avaient droit au secours, mais qui n’avaient pas le droit de participer à la vie politique. Je crois que la question de la pauvreté implique aussi une réflexion sur la démocratie. La démocratie citoyenne est une référence très importante dans le discours sur la pauvreté.  Les sociétés démocratiques sont celles qui font de plus en plus participer les citoyens dans la vie publique. Il n’est pas vrai que les sociétés politiquement saines soient celles où la participation au vote ne dépasse pas 25%, comme le disent certains spécialistes. Au contraire, les sociétés modernes exigent la participation la plus grande des citoyens. Dans ce cas la participation du pauvre devrait être celle d’un citoyen qui ne se sent pas exclu, qui n’est pas frustré.

Je voudrais ajouter que les pauvres ont droit à l’histoire. Les pauvres ont droit à participer dans les avantages et bénéfices d’une société moderne et ne doivent pas être victimes de l’exclusion.         

[1]« La potence ou la pitié », Gallimard, 1987


Source en ligne : http://www.atd-quartmonde.org/bronislaw-geremek-historien-ancien.html 

Texte publié, sur le site d'origine, sous licence Creative Commons

Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Pas de Modification 2.0 France

http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/2.0/fr/ 

 

 

 

 




Articles récents