Surpeuplement

Konrad Lorenz

Voici un texte de Konrad Lorenz qui convient aux deux thèmes de cette lettre : le jour de la terre et l’indifférence


Dans l'organisme particulier, écrit Lorenz1, on trouve, normalement, à peine de « feed-back positif ».2 Seule la vie dans sa totalité peut s'adonner à cette démesure et, jusqu'à présent au moins, semble-t-il impunément. La vie organique, comme un barrage d'une étrange sorte, s'est installée dans le flux du courant de l'énergie universelle. Elle absorbe l'entropie négative, attire à elle de l'énergie, se développe et devient, par sa croissance même, toujours mieux capable d'accaparer plus d'énergie, ceci d'autant plus rapidement qu'elle en a attiré davantage. Que cet état de choses n'ait pas encore conduit à une prolifération catastrophique, tient aux forces impitoyables de l'inorganique et aux lois de la probabilité, qui maintiennent la croissance des êtres vivants dans certaines limites. Cela provient aussi du fait que des homéostasies se sont formées dans les différentes espèces vivantes.

Dans le prochain chapitre, consacré à la destruction de l'espace vital sur la terre, nous analyserons brièvement quelle est leur action. Mais mieux vaut commencer par parler de l'expansion démographique démesurée, car elle conditionne un grand nombre des phénomènes que nous aurons à examiner plus loin. Tous les dons que l'homme a reçus, à travers sa profonde connaissance de la nature : les progrès de sa technologie, de sa chimie, de sa médecine, tout ce qui semblait propre à atténuer la souffrance humaine tend, par un effrayant paradoxe, à mener l'humanité à sa ruine. Celle-ci menace de faire une chose qui, normalement, ne se produit presque jamais chez les autres systèmes vivants, à savoir de s'étouffer elle-même. Le pire, dans ce processus apocalyptique, est que ce sont les qualités et les facultés les plus nobles de l'homme qui semblent appelées à disparaître en premier, justement celles que nous estimons, à juste titre, les plus spécifiquement humaines.

Nous tous, qui vivons dans des pays civilisés à| forte densité démographique ou même dans de grandes villes, nous n'avons pas idée à quel point'| nous manquons d'amour du prochain sincère e| chaleureux. Il faut avoir demandé l'hospitalité dans une région peu peuplée, où plusieurs kilomètres de mauvaise route séparent les voisins les uns des autres, pour mesurer combien l'être humain est hospitalier et capable de sympathiser avec autrui, lorsque ses facultés de contact ne sont pas perpétuellement sollicitées à l'excès. Un petit événement, que je n'oublierai jamais, m'en fit prendre conscience un jour. Je recevais chez moi un couple d'Américains, tous deux originaires du Wisconsin et travaillant à la protection de la nature dans une maison isolée en pleine forêt. Au moment où nous allions nous mettre à table pour dîner, on sonna à la porte et je m'écriai : « Encore quelqu'un, qui cela peut-il bien être ! » Je n'aurais pu choquer davantage mes hôtes, même en commettant la pire des grossièretés ! Etre capable de répondre à un coup de sonnette inattendu, autrement que par un mouvement de joie, était à leurs yeux un scandale.

Certes, l'entassement de masses humaines, dans les grandes villes modernes, est en grande partie responsable du fait que nous ne soyons/ plus capables de distinguer le visage de notre prochain dans cette phantasmagorie d'images humaines, qui changent, se superposent et\ s'effacent continuellement. Devant cette multitude et cette promiscuité, notre amour des autres s'amenuise au point que nous en perdons la trace. Celui qui veut encore éprouver pour ses semblables des sentiments chaleureux et bienveillants, est obligé de se concentrer sur un petit nombre d'amis. Car nous sommes ainsi faits qu'il nous est impossible d'aimer l'humanité entière, quel que soit le bien-fondé de cette exigence morale. Nous sommes donc tenus de faire un choix, c'est-à-dire de « tenir à distance », émotionnelleement, beaucoup d'autres êtres certainement tout aussi dignes de notre amitié. « Not to get emotionally involved », est l'un des premiers soucis de beaucoup d'habitants des grandes villes. C'est un procédé absolument inévitable pour chacun de nous mais déjà entaché d'inhumanité. Il fait penser à l'attitude des planteurs américains d'autrefois, qui, à la maison, traitaient fort humainement « leur nègre », mais pour qui les esclaves, travaillant dans leurs plantations, n'étaient au mieux que des animaux domestiques d'une certaine valeur. Si l'on pousse plus avant ce genre de défense volontaire contre les rapports humains, cette attitude mène, de concert avec les phénomènes d'exténuation du sentiment, dont nous parlerons plus loin, aux manifestations effarantes d'indifférence que les journaux rapportent quotidiennement. Plus on est amené à vivre dans la promiscuité des masses, plus chacun d'entre nous se sent pressé par la nécessité de « not to get involved ». C'est ainsi qu'aujourd'hui les attaques à main armée, le meurtre et le viol peuvent se dérouler en plein jour, justement au cœur des grandes villes, dans des rues pleines de monde, sans qu'un « passant » n'intervienne.

L'entassement de beaucoup d'hommes dans un espace restreint conduit non seulement, de manière indirecte, à des actes d'inhumanité provoqués par l'épuisement et la disparition progressive des contacts, mais il est la cause directe de tout un comportement agressif. De très nombreuses expériences, réalisées sur des animaux, nous ont appris que l'agressivité entre congénères peut être accrue par l'entassement. Celui qui n'a pas fait une telle expérience, soit en captivité, soit dans une situation analogue où beaucoup de gens sont par force rassemblés, est incapable de mesurer quel degré d'intensité l'irritabilité peut atteindre. Et, si l'on s'efforce de se contrôler, si l'on s'évertue dans un contact de chaque jour, de chaque heure, d'avoir une attitude polie, donc amicale, envers des compagnons pour lesquels on n'éprouve pas la moindre amitié, cette situation tourne au supplice. Le manque d'amabilité généralisé, que l'on peut observer dans toutes les grandes villes, est nettement proportionnel à la densité des masses humaines agglomérées en certains lieux. Il atteint des proportions effrayantes dans les grandes gares, ou au terminus d'autobus de New York, par exemple.

La surpopulation contribue directement à susciter tous les troubles, tous les phénomènes de décadence que nous étudierons dans les sept chapitres qui suivent. Croire qu'il soit possible, par un « conditionnement » approprié, de produire un nouveau type d'homme, qui soit armé contre les conséquences néfastes de l'entassement dans un espace restreint, m'apparaît une dangereuse illusion.

Notes
1-Konrad Lorens, Les huit péchés capitaux de la civilisation, Flammarion, Paris 1973, p25-29
2-Le feed-back (rétroaction) est positif dans un feu de forêt par exemple : l’arbre qui brûle réchauffe et assèche l’arbre suivant, qui brûlera encore plus facilement, etc. Il redevient négatif en présence d’un vaste plan d’eau.




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