Socrate

Émile Bréhier

Le siècle qui a précédé la mort d’Alexandre (323) est le grand siècle de la philosophie grecque ; c’est en même temps surtout le siècle d’Athènes : avec Socrate et Platon, avec Démocrite et Aristote, nous atteignons un moment d’apogée, où la philosophie, sûre d’elle-même et de ses méthodes, prétend appuyer sur la raison même son droit à être l’universelle conductrice des hommes : c’est l’époque de la fondation des premiers instituts philosophiques qui sont l’Académie et le Lycée. Mais dans le même siècle les sciences mathématiques et l’astronomie prennent aussi une extraordinaire extension. Enfin, le brillant développement des systèmes de Platon et d’Aristote ne doit pas nous dissimuler l’existence d’écoles issues de Socrate, étrangères ou hostiles au mouvement platonico-aristotélicien ; elles préparent les doctrines qui domineront à partir de la mort d’Alexandre et qui feront négliger pour longtemps Platon et Aristote.

Au mois de février de l’année 399, Socrate, âgé de 71 ans, mourait, condamné par ses concitoyens ; devant le tribunal démocratique, il avait été accusé d’être un impie qui n’honorait pas les dieux de la cité et introduisait de nouvelles divinités et de corrompre la jeunesse par son enseignement (162). Cet homme extraordinaire n’était pas, comme les sages dont nous avons parlé jusqu’ici, un chef d’école; les écoles qui se réclameront de Socrate sont nombreuses et sur bien des points opposées l’une à l’autre ; elles n’ont en commun nulle tradition doctrinale. Nous n’atteignons donc Socrate ni directement puisqu’il n’a rien écrit, ni par une tradition unique, mais à travers des traditions multiples qui nous en donnent autant de portraits différents. Ajoutons que ces portraits n’ont nullement l’intention d’être fidèles; le plus ancien de tous, celui des Nuées d’Aristophane (en 423, Socrate a alors 47 ans), où Socrate est mis en scène, est une satire. Puis vient, après sa mort, toute la littérature des Discours socratiques, dialogues où des disciples donnent à leur maître le premier rôle; ces dialogues constituent un genre littéraire qui ne se targue nullement d’exactitude : au premier rang, les œuvres socratiques de Platon, d’abord les dialogues apologétiques, écrits sous le coup de l’indignation de suite après la mort de son maître (Apologie, Criton), puis les portraits idéalisés (Phédon, Banquet, Théétète, Parménide), enfin les œuvres où Socrate n’est plus que le porte-parole de la doctrine de l’Académie. Au second rang, les Mémorables de Xénophon, écrits assez tardivement (vers 370), sorte d’apologie, où l’auteur, qui n’est rien moins que philosophe, sous couleur de reproduire les entretiens du maître, donne une assez plate imitation de discours socratiques antérieurs. Il faut y ajouter les titres et très minces fragments qui restent des dialogues de Phédon et d’Eschine, quelques données d’Aristote ; enfin une tradition hostile à Socrate qui persiste jusqu’à la fin de l’antiquité, chez Porphyre (IIIe siècle), chez le rhéteur Libanius (IVe siècle), se fait jour chez les Épicuriens et se rattache au pamphlet écrit par Polycrate en 390 (163).

Certes, tous s’accordent sur l’étrangeté et l’originalité de ce sage; le fils du tailleur de pierres et de la sage-femme Phénarète, qui, vêtu d’un manteau grossier, parcourait les rues pieds nus, qui s’abstenait de vin et de toute chère délicate, d’un tempérament extraordinairement robuste, l’homme à l’extérieur vulgaire, au nez camus et à la figure de silène (164), ne ressemblait guère aux sophistes richement habillés qui attiraient les Athéniens ni aux sages d’autrefois, qui étaient en général des hommes importants dans leur cité : type nouveau, et qui va devenir le modèle constant dans l’avenir d’une sagesse toute personnelle qui ne doit rien aux circonstances : non pas homme politique, mais seulement excellent citoyen toujours prêt à obéir aux lois, qu’il s’agisse de tenir son poste au combat de Potidée, ou de lutter, dans la magistrature où le sort l’a appelé, contre les fantaisies illégales du tyran Critias, ou enfin de refuser, par respect pour les lois de son pays, l’évasion que Criton lui propose pour échapper à la mort après sa condamnation (165).

Ni sophiste, ni politique, il n’a en effet, dans les conversations de hasard qu’il tient dans les boutiques du marché (166) et dans les stades comme dans les maisons de riches, nulle doctrine, nulle législation à proposer. C’est qu’il a, avant tout, la volonté nette de faire échapper son enseignement à la forme agonistique; il n’a pas de thèses à faire juger, il prétend seulement faire en sorte que chacun devienne son propre juge. Dans les dialogues de Platon, Socrate est presque toujours le trouble fête qui ne veut pas se plier aux règles du jeu et qui le fait cesser. « Choisissez, conseille Callias à Socrate et Protagoras qui refusent de discuter plus longtemps, choisissez un arbitre, un épistate, un prytane »; Socrate répond plaisamment « qu’il serait malséant de choisir un arbitre, puisque ce serait faire injure à Protagoras ». (338b). Mais la vérité est que son but est d’examiner des thèses, de les passer à l’épreuve et non de les faire triompher. Le scénario de la troisième partie du Gorgias est à cet égard caractéristique : le discours de Calliclès contre la philosophie est une sorte de morceau de concours; Platon l’a assez fait voir en rappelant à plusieurs reprises l’Antiope d’Euripide, pièce dans laquelle deux frères soutenaient alternativement, dans une de ces joutes dont le tragique est coutumier, la supériorité de la vie pratique et celle de la vie consacrée aux muses; comme le second des frères, Socrate aurait dû, en réponse à Calliclès, prononcer une apologie de la philosophie; rien de pareil; il n’énonce lui-même aucune opinion, mais force Calliclès, par ses questions, à s’examiner lui-même. En définitive, la philosophie (et peut-être est-ce ce qui la rendait suspecte, ou tout au moins étrange aux yeux d’un Athénien du Ve siècle), c’est ce qui ne peut prendre la forme agonistique et ce qui, par conséquent, se soustrait au jugement de la foule.

Avant d’enseigner les autres, il a dû s’éduquer lui-même; nous ne savons rien de cette formation personnelle; le Socrate des Nuées (423) est un homme d’âge mûr, et il avait dépassé la soixantaine quand Platon l’a connu; du moins, un précieux document nous révèle en Socrate un homme de passion violente; c’est le témoignage de son contemporain Spintharos, dont le fils Aristoxène a rédigé les souvenirs sur Socrate : « Nul n’était plus persuasif grâce à sa parole, au caractère qui paraissait sur sa physionomie, et, pour tout dire, à tout ce que sa personne avait de particulier, mais seulement tant qu’il n’était pas en colère; lorsque cette passion le brûlait, sa laideur était épouvantable; nul mot, nul acte dont il s’abstînt alors. » Sa maîtrise de soi est donc une victoire continuelle sur lui-même (167).

Cette poussée intérieure qu’il contient est sans doute la raison du pouvoir fascinant qu’il exerce sur toutes les natures ardentes, sur celle d’un Alcibiade (168) comme sur celle de Platon. Le tempérament de Socrate est trop riche pour qu’il se borne à une pure réforme intérieure et pour qu’il n’aspire pas à répandre sa sagesse autour de lui; ce n’est pas dans la solitude qu’il veut vivre, c’est avec les hommes et pour les hommes, à qui il veut communiquer le bien le plus précieux qu’il a acquis, la maîtrise de soi. Cette force intérieure qui le pousse vers les autres, Socrate la sent comme une mission divine. Il faut insister sur ce caractère religieux : le point de départ de son activité à Athènes n’est-il pas la réponse de la Pythie de Delphes à son enthousiaste ami Chéréphon à qui il fut révélé que personne n’était plus sage que Socrate ? C’est Apollon « qui lui avait assigné pour tâche de vivre en philosophant, en se scrutant lui-même et les autres (169) » ; rien d’exceptionnel d’ailleurs, en ce temps, à l’interprétation que Socrate donne de ses propres tendances; il ne manquait pas d’hommes, comme les Euthyphron dont parle Platon, qui se croyaient en rapport spécial avec le divin (170); et Socrate en particulier semble avoir éprouvé en lui-même la présence divine par le fameux démon, ou plutôt ce signe démoniaque, cette voix intérieure qui, dans les cas où la sagesse humaine est impuissante à prévoir l’avenir, lui révélait les actes dont il faut s’abstenir (171). Toutefois, sur cet aspect religieux de la pensée de Socrate, il faut bien s’entendre : la religion lui donne foi et confiance en lui-même, mais il n’en tire aucune vue doctrinale sur la destinée humaine, et il n’y a aucune raison de croire qu’il ait été adepte de l’orphisme.

Qu’enseignait-il ? À en croire Xénophon et Aristote, Socrate serait avant tout l’inventeur de la science morale et l’initiateur de la philosophie des concepts. « Socrate, dit Aristote, traite des vertus éthiques, et à leur propos, il cherche à définir universellement... ; il cherche ce que sont les choses. C’est qu’il essayait de faire des syllogismes; et le principe des syllogismes, c’est ce que sont les choses... Ce que l’on a raison d’attribuer à Socrate, c’est à la fois les raisonnements inductifs et les définitions universelles qui sont, les uns et les autres, au début de la science. Mais pour Socrate les universaux et les définitions ne sont point des être séparés; ce sont les platoniciens qui les séparèrent et ils leur donnèrent le nom d’idées (172) ». Donc, selon Aristote, Socrate comprit que les conditions de la science morale étaient dans l’établissement méthodique par voie inductive de concepts universels, tels que celui de la justice ou du courage. Cette interprétation d’Aristote qui n’a d’autre but que de rapporter à Socrate l’initiative de la doctrine idéaliste qui, par Platon, continue jusqu’à lui, est évidemment inexacte; si son but avait été de définir des vertus, il faudrait admettre que, dans les dialogues où Platon montre Socrate cherchant sans aboutir ce qu’est le courage (Lachès), la piété (Euthyphron) ou la tempérance (Charmide), il a pris à tâche d’insister sur l’échec de la méthode de son maître. Est-ce bien ce théoricien des concepts qui dirait de lui-même qu’il est « attaché aux Athéniens par la volonté des dieux pour les stimuler comme un taon stimulerait un cheval », et qu’il ne cesse de les exhorter, de les morigéner, en les obsédant partout du matin jusqu’au soir (173) ? L’enseignement de Socrate consiste en effet à examiner et à éprouver non point les concepts, mais les hommes eux-mêmes et à les amener à se rendre compte de ce qu’ils sont : Charmide, par exemple, est, dans l’opinion de tous, le modèle d’un adolescent réservé; mais il ignore ce que c’est que la réserve ou la tempérance, et Socrate conduit l’interrogatoire de manière à lui montrer qu’il ignore ce qu’il est lui-même; de même Lachès et Nicias sont deux braves qui ignorent ce qu’est le courage; le saint et pieux Euthyphron, interrogé de toutes les manières, ne peut arriver à dire ce qu’est la piété. Ainsi toute la méthode de Socrate consiste à faire que les hommes se connaissent eux-mêmes; son ironie consiste à leur montrer que la tâche est difficile et qu’ils croient à tort se connaître eux mêmes; enfin sa doctrine, s’il en est une, que cette tâche est nécessaire, car nul n’est méchant volontairement et tout mal dérive d’une ignorance de soi qui se prend pour une science. La seule science que revendique Socrate, c’est de savoir qu’il ne sait rien (174).

Un pareil entretien transforme l’auditeur; le contact de Socrate est comme celui de la torpille; il paralyse et déconcerte; il amène à regarder en soi-même, à donner à son attention une direction inhabituelle (175) : les passionnés, comme Alcibiade, savent bien qu’ils trouveront auprès de lui tout le bien dont ils sont capables, mais le fuient parce qu’ils craignent cette influence puissante qui les amène à se réprimander eux mêmes. L’effet de l’examen que Socrate force son auditeur à faire, c’est en effet de lui faire perdre sa fausse tranquillité, de le mettre en désaccord avec lui-même et de lui proposer comme un bien de retrouver cet accord. Socrate n’a donc pas d’autre art que la maïeutique, l’art d’accoucher de sa mère Phénarète; il tire des âmes ce qu’elles ont en elles, sans aucune prétention à y introduire un bien dont elles ne porteraient pas les germes (176).

De l’étendue des sujets de ses entretiens nous ne pouvons nullement nous faire une idée; il n’y a aucune raison de croire que Socrate n’ait pas été un homme cultivé, capable de s’intéresser aux sciences et aux arts; à vrai dire, tout lui était bon pour éprouver les hommes, depuis les discussions esthétiques sur l’expression dans les arts jusqu’au choix par le sort des magistrats, à l’occasion duquel il démontrait l’absurdité du régime démocratique d’Athènes (177). Il faut faire attention toutefois que, contrairement à la critique des sophistes, celle de Socrate ne porte ni sur les lois, ni sur les usages religieux, mais seulement sur les hommes et sur les qualités humaines ; autant il est conservateur en ses idées politiques, autant il est libre à l’égard de ceux qu’il veut réformer et à qui il montre leur ignorance. C’est sans doute cette extrême liberté qui le perdit ; le gouvernement tyrannique de Critias lui avait déjà interdit la parole, ce fut la démocratie qui lui ôta la vie.

Notes
(162) Sur la date du procès, article de Praechter, Hermes, 1904, p. 473 ; sur les chefs d’accusation, Platon, Apologie, 24bc [‘24b’] ; Euthyphron, 2d-3b [‘2d’] ; Xénophon, Mémorables, I, 1.
(163) Sur Polycrate, Diogène Laërce, II, 38; hostilité chez Épicure (Cicéron, Brutus, 85), Porphyre, Histoire des Philosophes, Fragm. 8 et 9, éd. Nauck, Philod., De vitiis.
(164) Diogène Laërce, II, 18 ; le comique Ameipsias dans Diogène, II, 28 ; Aristophane, Nuées, 410-417 ; Platon, Banquet, 215a sq., Criton.
(165) Platon, Apologie, 28 1 ; 32c ; Diogène Laërce, II, 24 ; Platon.
(166) Un dialogue socratique de Phédon porte le nom du cordonnier Simon (Diogène II, 105).
(167) D’après Porphyre, Histoire des Philosophes, p. 213, éd. Nauck.
(168) Cf. Banquet, 215.
(169) Platon, Apologie, 21a ; 28 e.
(170) Platon, Euthyphron, 3 bc.
(171) Platon, Euthyphron, 3 b ; Alcibiade, 103 à 105e ; Xénophon, Mémorables, I, 2-4 (le démon signe divinatoire).
(172) Métaphysique, M, 4, 1078 b, 17; comparer Xénophon, Mémorables, IV, 6.
(173) Platon, Apologie, 30e.
(174) Platon, Apologie, 21b [‘21b’], 23b.
(175) Platon, Ménon, 79e sq.
(176) Platon, Théétète, 148e sq.
(177) Xénophon, Mémorables, III, 10.

Émile Bréhier, Histoire de la philosophie - I. L’Antiquité et le Moyen âge. Paris, Librairie Félix Alcan, 1928, 788 pages
 




Articles récents