Promenade dans Trieste à la fin du XIXe siècle

Lucien Vigneron
Récit d'un voyage à Trieste à la fin du XIXe siècle. Sujets abordés : L'aspect de Trieste. - Le Lloyd, une des gloires de l'Autriche. - Prétentions folles de l'Irredenta. - Une pieuse visite à Miramar. - Un grand empereur et un noble cœur. - Soirée au Boschetto.
Belle entrée à Trieste; la voie ferrée, après avoir traversé un long tunnel, arrive dans une gare immense qui a très grand air, et quand on est hors la gare, la première impression subsiste. Sur la place qui s'étend devant le débarcadère, belles maisons, superbes hôtels; j'en remarque trois qui sont vraiment merveilleux de hauteur et de style. Voilà une ville dans mes goûts : la langue, les habitudes, le type, le ciel italiens; le fond allemand pour leur donner du ton et du nerf; la forme est gracieuse, l'intérieur est solide; c'est complet.

Promenade dans Trieste, qui se compose de deux parties bien distinctes : la ville neuve sur le port, la ville ancienne qui s'étend vers la citadelle. La ville neuve est régulière, percée de rues qui se coupent à angle droit, très propre, bien bâtie; quand on n'est pas sûr d'être logé convenablement et quand on est fatigué, il est nécessaire de se loger dans le quartier neuf et dans les hôtels connus; aussi nous nous trouvons bien à l'hôtel de l'Europe, sur la piazza della Caserma, place de la Caserne, près du Champ de Mars; c'est en plein centre et il y a de l'air et des chambres spacieuses, une salle de restaurant qui ne finit pas. Néanmoins, ces avantages mis à part, je ne cache pas mes préférences pour les vieux quartiers, où l'on peut faire des études de mœurs si intéressantes et où l'on saisit au vol tant de scènes topiques qui vous initient de suite au caractère et à la vie d'une population. J'allai voir ces vieux quartiers et leurs petites ruelles où les maisons se touchent, où le soleil a peine à se glisser, où l'on rencontre mille boutiques, mille échoppes pleines de marchandises disparates; cela ressemble un peu à un bazar d'Orient, et d'autant mieux qu'on y vend les denrées orientales et qu'on y rencontre de temps en temps un grave personnage en babouches et en turban qui égrène son chapelet, ou un Grec des îles en jupon de soie rayé et en tarbouch rouge à gland bleu. Les mœurs seraient-elles par trop orientales ? on pourrait le croire à certains indices.

Un canal rempli de petits navires pénètre dans la ville et nous guide vers le port; celui-ci est exposé aux vents du large et divisé en compartiments par des brise-lames; ses eaux sont profondes, son accès facile; le nouveau lazaret qu'on a construit tout près a un bassin qui peut contenir jusqu'à soixante-dix navires.

A Trieste, j'ai sacrifié tout ce qu'on pouvait visiter en fait de monuments à un seul : j'ai laissé de côté Saint-Nicolas des Grecs non unis, Saint-Antoine, Saint-Pascal, Sainte-Marie-Majeure et même la vénérable cathédrale bysantine Saint-Juste, pour visiter le fameux Tergesteum; c'est le siège de la Compagnie du Lloyd. Quand on a dit Lloyd à Trieste et même en Autriche, on a dit tout; c'est là pour les Autrichiens un grand titre de gloire, c'est en particulier ce qui a fait la ville qui nous occupe (127 000 h.). Au commencement du siècle dernier, elle ne comptait guère que 6000 habitants; existant depuis les Romains, elle n'avait jamais pu que végéter misérablement par suite de la jalousie de Venise, qui mettait sans cesse des obstacles à son accroissement. Sous Marie-Thérèse, elle n'avait plus guère que 3 000 âmes; sous Joseph II la population est de 25 000; mais alors ses relations avec les échelles du Levant commencent à se développer. Le grand essor date de l'établissement du Lloyd en 1833 et de l'achèvement du Süd-Bahn, chemin de fer du Sud, qui la met en rapport direct avec Vienne. En 1836, le Lloyd se place sous le patronage du gouvernement impérial et son succès est désormais assuré. Il comprend deux départements bien distincts : l'un qui est chargé des assurances et des renseignements commerciaux; l'autre qui a l'entreprise des services de navigation à vapeur.

Le Lloyd autrichien débuta avec sept bateaux à vapeur; au bout de dix ans il en avait vingt-cinq; présentement il en possède de soixante-quinze à quatre-vingts. Ces bateaux transportent chaque année 300 000 voyageurs et une valeur de 125 millions de florins en marchandises; ils touchent à presque tous les ports de l'Adriatique, de la Méditerranée orientale et de la mer Noire. Voici du reste l'énumération des lignes qu'ils parcourent.

Service de l'Adriatique

1° Ligne de l'Istrie : de Trieste à Fiume par Pola et vice versa.
2° Ligne de Croatie : de Fiume à Cattaro par Segna ou par Zara, Spalato et Raguse.
3° Ligne de Dalmatie : de Trieste à Cattaro par Pola, Zara, Sebenico et Raguse.
4° Ligne de Trieste à Durazzo par Zara, Spalato, Lissa, Raguse et Antivari.
5° Ligne d'Albanie : de Trieste à Prevesa par Raguse, Antivari, Durazzo, et Corfou.
6° Ligne de Trieste à Venise.

Service du Levant

7° Ligne directe de Trieste à Alexandrie par Corfou.
8° Ligne de Trieste à Constantinople par Corfou et Syra.
9° Ligne de Trieste à Smyrne par Ancône, Brindisi, Corfou, Zante, Syra et Scio.
10° Ligne de Syra au Pirée (Athènes).
11° Ligne de Syra à Candie par La Canée.
12° Ligne de Thessalie : de Syra à Constantinople par Salonique, Lagos, les Dardanelles et Gallipoli.
13° Ligne d'Égypte : de Constantinople à Alexandrie par les Dardanelles, Tenedos, Metelin, Smyrne et Scio.
14° Ligne de Syrie : de Constantinople à Alexandrie par Smyrne, Rhodes, Chypre, Beyrouth, Caïffa, Jaffa et Port-Saïd.

Service de la mer Noire

15° Ligne de Constantinople à Trébizonde par Ineboli et Samsoun.
16° Ligne de Constantinople à Odessa par Kustendje.
17° Ligne de Constantinople à Braïla, sur le Danube, par Soulina, Toultscha et Galatz.
18° Ligne de Constantinople à Varna.

Service de l'Extrême-Orient

19° Ligne de Chine : De Trieste à Hong-Kong par Port-Saïd, Suez, Aden, Bombay, Colombo, Pinang et Singapour.
20° Ligne des Indes : De Trieste à Calcutta par Port-Saïd et Colombo.

Ces chiffres et cette nomenclature parlent d'eux-mêmes; il est certain que le Lloyd autrichien tient une place brillante dans la navigation, et l'Autriche, tout en n’ayant qu'un seul grand port de commerce, n'a pas perdu son temps; elle l'a rendu l'égal de Naples, de Gênes et de Marseille. Cette flotte du Lloyd – qu'on ne l'oublie pas – a 80 bâtiments sur un espace de mer relativement restreint. Nos deux grandes Compagnies Transatlantique et des Messageries Maritimes, qui parcourent toute la Méditerranée et la mer Noire, n'ont la première que 29 vapeurs, la deuxième 26. La flotte des Messageries, en comptant les paquebots de l'Indo-Chine, au total, ne va pas plus loin que 54 navires.

Que veulent donc les Italiens, les Italianissimes plutôt, quand ils impliquent Trieste dans leurs folles revendications de l'Irredenta? Non ! nous pouvons le dire, ce ne sont pas les Italiens qui auraient amené la prospérité commerciale du Lloyd; pour cela, il fallait deux choses qui leur manquent absolument : la richesse et la ténacité; c'est l'or de l'Autriche et c'est le caractère autrichien qui ont tout fait. Que les Italiens cessent donc leurs déclamations, qu'ils abandonnent leurs projets; ils sont irréalisables et insensés. Quoique Trieste soit un pays de langue italienne, c'est la route de Vienne, c'est une place dont toute la prospérité est basée sur la connexité de ses intérêts avec ceux de l'intérieur, c'est-à-dire de la partie de l'Europe centrale dont elle est l'unique débouché maritime. Il ne s'agit pas ici de l'Europe occidentale. La France a Marseille, l'Italie a Gênes, Livourne, Naples, Brindisi, Venise. Il faut Trieste à l'Autriche : c'est d'absolue nécessité.

Et, encore une fois, quand je vois l'élément slave arrivé jusque-là, je comprends encore mieux que l’Italie n'ait rien à y faire; cet élément qui déborde à l'ouest constitue une frontière morale : la frontière physique et naturelle est dans les montagnes. Un coup d'œil sur la carte fera voir que la teinte blanche, la plaine où se trouvent Padoue, Trévise, Venise, Udine appartient à l'Italie; la teinte ombrée indique le territoire autrichien; ces montagnes sont une barrière contre laquelle viendront se briser les revendications italiennes. Elles se sont élevées; elles s'élèveront encore, souvent peut-être, comme les légers nuages qui montent vers les sommets et sur les flancs des collines; ils ne modifient pas l'aspect serein ni le front sévère des géants des Alpes; du jour au lendemain ils ont disparu; autant en emporte le vent! C'est déjà beau que l'Italie possède la Lombardie et la Vénétie ; qu'elle s'efforce de les garder et je souhaite qu'elle leur rende la prospérité et le bien-être dont elles jouissaient sous la domination de Vienne. Voyez maintenant Venise, Venise, pauvre, triste, ne vivant plus que de son antique renom !

Ce sont là les réflexions auxquelles je me livrais tout en me promenant devant les beaux magasins et à travers les larges galeries vitrées du Tergesteum, où la Bourse se tient de midi à 2 heures; mais comme il fait beau, très beau et pas trop chaud, c'est le cas d'aller jusqu'à Miramar.

La température est délicieuse à Trieste quand il n'y a pas de vent; quand il vente ou qu'il pleut, c'est autre chose. Un de mes amis qui était passé ici l'année dernière y avait été pris; il s'était trouvé complètement muselé dans sa chambre par le mauvais temps. Le vent était d'une violence incroyable et pénétrait celui qui tentait de sortir d'un froid glacial. Une petite pluie fine et froide venait compléter l'aubaine, de sorte qu'on préférait encore le séjour prosaïque d'une chambre d'hôtel à quelque deambulatio que ce fût. Et le pauvre ami manqua sa visite à l'arsenal et ne put voir l'armement du grand Tegethoff, le plus grand cuirassé autrichien; la mer étant trop mauvaise; même dans le port, me disait-il, on voyait les mâts osciller fortement.

La cause de cette tempête, c'était la bora, la fameuse bora, le fléau de l'Adriatique. Ce vent terrible descend du Nanos, montagne qui domine le désert du Carso, et il souffle par rafales en se dirigeant vers l'Adriatique; son champ d'action s'étend à tout le périmètre du Carso; c'est principalement le golfe de Trieste; il dure trois jours, il renverse le monde dans la rue, il renverse même les trains de chemins de fer; cela est arrivé au moins une fois.

L'archiduc Maximilien fit précisément connaissance du site de Miramar un jour de bora. Comme la tempête l'avait emporté avec son canot de plaisance jusqu'au cap Grignano, il aborda la côte et la trouva si belle et si bien abritée qu'il résolut d'y bâtir une résidence.

Nous sommes donc à Miramar pour voir le coucher du soleil dans la résidence favorite du pauvre empereur. Imaginez une mer aussi bleue que la Méditerranée entre Marseille et Toulon, la même côte de rochers abruptes plantée çà et là de pins et d'oliviers. C'est dans ces rochers qu'on a placé le château, son jardin et les nombreuses terrasses qui l'entourent. L'intérieur est plein d'objets d'art et surtout de souvenirs de Maximilien. Son cabinet de travail est la reproduction exacte de la cabine qu'il occupait dans le navire à bord duquel il a fait le tour du monde avec son frère. Il est dans un donjon dont le pied est baigné par la mer, de sorte que l'illusion est complète. Du reste, de toutes les fenêtres du château la vue est splendide. On se sent seul entre les rochers et la mer, loin de tout le monde. Au fond de la baie, on aperçoit dans le lointain Trieste qui s'étage majestueusement sur une colline; mais c'est si loin, que cette grande ville ne nuit en rien au cachet de solitude de tout le paysage. C'était et ce serait encore le vrai sanctuaire du travail et de la rêverie. Pour moi, j'en ai rapporté une profonde impression, et je comprends avec quelle douleur le pauvre Maximilien a dû quitter cette chère résidence où il vivait depuis de longues années, paisible, ne goûtant que les joies du travail et de la famille. C'est dans un petit pavillon détaché que la pauvre impératrice a appris la mort de son mari; c'est là qu'elle s'est enfermée et qu'elle est devenue folle de douleur. Tout cela fait un contraste navrant; la joie si complète suivie d'un chagrin si violent, hélas !

Trois fois honte au général français qui s'ingénia pour ainsi dire à tourmenter le meilleur des princes et qui arracha une ordonnance de mort fatale à cet empereur qui avait toujours fait grâce aux plus grands criminels ! Mais la Providence qui veille à tout a déjà su punir, et nous pouvons tirer le voile sur les indignités et les trahisons sans fin, du haut en bas de l'échelle, qui marquèrent cette funèbre aventure du Mexique. Mais quand on pense aux ovations dont Maximilien était l'objet à Trieste et à Miramar au moment de son départ et à la froideur qui accueillit son arrivée à la Vera-Cruz et au Mexique, le cœur se serre et on se dit qu'il n'aurait jamais dû quitter son jardin et sa chaumière des bords de l'Adriatique.

Quand il s'aperçut des dangers qui l'attendaient au Mexique après le départ des Français, il eût pu revenir; tout autre à sa place fut revenu; lui, ne le voulut pas; il désira sauvegarder sa dignité d'empereur et de prince de la Maison d'Autriche. Il est tout entier dans l'allocution qu'il adresse aux soldats et à la foule au pied du Cero de las Campanas :

«Mexicains ! les hommes de ma condition et de ma race sont destinés à faire le bonheur des peuples ou à en être les martyrs. Ce n'est pas une pensée illégitime qui m'a conduit au milieu de vous; c'est vous-mêmes qui m'avez appelé. Avant de mourir, laissez-moi vous dire que j'ai employé toutes mes forces en vue du bien. Mexicains, puisse mon sang être le dernier que vous verserez et puisse le Mexique, ma malheureuse patrie d'adoption être heureux ! Vive le Mexique !»

Ce sont là paroles de roi ou d'évêque, de père ou de pasteur, de saint ou de patriote. Et il tomba, la figure inondée des chauds rayons du soleil des tropiques, les yeux tournés vers le ciel, et sa pensée vers son pays natal, son Miramar où il avait été trop heureux et sa bien-aimée femme qu'il adorait.

Ici-bas tout s'oublie : le deuil ne dure pas; nous le sentions bien ce dimanche-là à l'air de fête répandu sur tous les visages. Jamais je n'avais vu une ville aussi joyeuse, aussi coquette, aussi pimpante que Trieste. On voit que le dimanche est le jour du repos, le jour attendu pour le plaisir. Jusqu’à 4 heures, il fait chaud, et bon gré mal gré, l'on doit rester enfermé dans sa maison; mais à quatre heures sonnantes tout le monde dehors ! Les fenêtres des maisons blanches et roses sont garnies de volets verts dont la partie inférieure se relève. Tous les volets sont relevés et dans l'encadrement apparaît partout une tête brune avec une rose rouge dans les cheveux et deux yeux noirs, largement fendus à l'espagnole qui vous foudroient. Pour nous, nous étions sortis et nous étions mêlés à la foule; à peine pouvait-on avancer; nous sommes assez heureux pour avoir deux places dans un tramway à la piazza della Caserma, qui nous donne une correspondance à la piazza dei Giovanni pour le Boschetto vers lequel le monde affluait. Ah ! les yeux jouent un grand rôle dans ce pays; les uns regardent, les autres sont regardés; on nous regardait sur le tramway jusqu'à nous mettre mal à l'aise; je ne mens pas en disant que nous fûmes passés en revue dans cette circonstance par vingt mille paires d'yeux.

Le jardin public de Trieste s'étage sur une colline ravissante, pleine d'ombre et de verdure; c'est un dédale charmant de chemins et de sentiers qui tournent, serpentent, se croisent et s'entrecroisent; on ne fait pas deux pas, sans rencontrer dans ce bois sacré un groupe de deux ou trois jeunes nymphes folâtres et rieuses qui sont là chez elles et vous le font bien voir. Je ne voudrais point pourtant être trop sévère; encore une fois, ici, l'œil joue le grand rôle; mais quelles petites curieuses ! A l'immense brasserie du Boschetto la bière coule à flots; ce qu'on absorbe de glaces est incalculable, et, pendant ce temps-là, la musique joue avec un brio enragé; on entend les pistons, les flûtes et les trombones jusqu'à une heure avancée de la nuit.

Divin pays du soleil ! si les sartorelle sont chez elles, les mendiants y sont aussi; ce n'est pas que les mendiants pullulent à Trieste comme de l'autre côté de la frontière, mais ils montrent la même familiarité que leurs voisins; le lendemain de ce dimanche, comme j'allais partir pour Fiume, il y en avait un à côté de moi, sur un banc, près de la gare : je lui avais donné un kreutzer, il se croyait obligé de me retenir pour me raconter ses petites histoires de cœur; si on est mendiant, on n'en est pas moins homme, homo sum et nihil a me... Mais, je l'eusse dispensé volontiers de se livrer devant moi et trop près de moi à une chasse minutieuse et ardente dans son abondante chevelure et sur sa poitrine velue. Un autre jour, J'y regarderai à deux fois avant de lâcher mon kreutzer. (...)



Articles récents