Montréal, plaque-tournante du rire universel…et numérique

Je viens d’entendre, comme chaque année, au temps de la guignolée, les rires et les chants joyeux des enfants rassemblés autour du docteur Julien dans divers quartiers de Montréal. Le sens de l’humanité ne nous a donc pas abandonnés. Puisse notre métropole être aussi réputée comme paradis des enfants que comme plaque-tournante mondiale de l’intelligence artificielle. C’est la publicité faite à une recherche en IA sur le rire programmé qui m’a incité à formuler ce souhait. Voici un coup d’œil sur cette recherche

Montréal, plaque-tournante du rire universel. Ce titre, la métropole l’obtiendra au terme d’une recherche en IA destinée à démontrer que le rire n’est peut-être pas aussi humain qu’on l’a si longtemps cru. L’hypothèse à la base: « ‘’ Le rire est actuellement considéré comme profondément culturel et humain.’’ Si on réussit à obtenir un résultat assez confondant (sic), peut-être que cela viendra bousculer cette conception et révéler que ce n'était pas un élément qui nous distinguait, initialement, comme humain. »

Je trouve cette géniale intuition dans un cahier spécial du Devoir sur l’IA (30/11/2019), cahier placé sous la haute autorité publicitaire, scientifique et morale de nos plus grandes universités, associées, comme il se doit aux entreprises du secteur; dont le Québec est, comme chacun sait, « un leader mondial » et Montréal une «plaque-tournante internationale.»

« Une IA responsable et éthique » qui va rendre possibles des soins de santé et une pédagogie personnalisés. Soit, mais ne confondez pas les ordres, suivez plutôt l’exemple de votre ancêtre Blaise Pascal, l’inventeur de la première machine arithmétique. « Tous les corps ensemble, et tous les esprits ensemble, et toutes leurs productions, ne valent pas le moindre mouvement de charité.  Cela est d'un ordre infiniment plus élevé. »  Équipez tant que vous le voudrez nos voitures d’une vision arrière, nous vous en serons reconnaissants, mais de grâce ne tentez pas de nous faire croire que cela nous rapprochera de notre voisin et sauvera la planète.

Du rire personnel au rire universel

Passons plutôt ensemble du rire personnel au « rire universel ». Première étape, l’enregistrement, en séries de 0 et de 1, de 100 rires typiques à travers le monde; seconde étape, le traitement de ces données, traitement créateur, il va sans dire :« Si l'IA a appris de 100 rires, le rire universel qu'elle produira ne consiste pas en la compression de tous ces sons ensemble, ou encore, de la simple addition (sic) de tous ceux-ci, illustre (sic) Etienne Paquette. C'est vraiment un 101ième rire unique qui a appris des autres. »

 « Rira bien qui rira le dernier », dit un sous-titre de l’article comme pour nous démontrer à l’avance que le 101ème rire, le rire universel, sera bien supérieur à chacun des 101 rires personnels enregistrées. Précaution inutile, nous en étions déjà persuadés! Sauf qu‘il faudra par la suite prouver qu’il nous fera mourir de rire !!!

Cher lecteur, vous possédez, je suppose, un four intelligent. Les cent tartes aux pommes maison que vous y cuirez provoqueront des écarts par rapport aux divers paramètres que vous aurez retenus : farine, sucre, matière grasse, caramel, chair de pommes, etc. Inutile de chercher à imaginer à quoi ressemblerait une compression ou une addition de toutes ces tartes. C’est la 101ème qui nous intéresse. Jumelé à un malaxeur et à un rouleau à pâte non moins intelligents, votre four la produira en optimisant les uns par rapport aux autres les écarts de chaque tarte. Voici enfin la tarte intelligente. On la dira universelle pour bien la distinguer de la tarte Tatin, trop étroitement associée au génie culinaire d’un pays et d’un grand cuisinier.

Je simplifie et je caricature un peu les choses. Il reste que la machine qui fabrique une nouvelle tarte ou un nouveau rire ressemble à l’ordinateur joueur d’échec. Si ce dernier apprend de ses expériences passées ce n’est pas en raison d’éclairs de génie, mais parce que se puissance de calcul lui permet de faire rapidement des tris parmi la multitude de scénarios enregistrés dans sa mémoire. S’il peut faire jouer le hasard, il le doit aussi à sa puissance, laquelle lui permet de tester les coups qui lui sont ainsi proposés.

Nouvelle étape dans la standardisation! Un prototype froid et exact, reproductible à l’infini, aura ainsi remplacé l’archétype d’une intelligence incarnée donnant à chacune de ses créations son caractère unique et irremplaçable :  saveur palpitante de la vie par rapport à la rectitude d’une machine logique qualifiée frauduleusement d’intelligente alors qu’elle se limite à imiter la dimension abstraite, quantifiable, de l’intelligence incarnée,

Toute la rhétorique que l’on déploie pour faire croire au bon peuple que de vraies idées, de vrais sentiments, de vraies émotions peuvent naître de cette machine rend encore plus pathétique la déshumanisation systémique découlant de cette entreprise technico-commerciale.

Le rire universel ne peut être qu’un grincement de robot.

Puisque nos chercheurs en IA désirent sincèrement séparer le bon grain de l’ivraie dans leur science, je les invite à pratiquer l’ironie sur eux-mêmes en se souvenant de la thèse de Bergson selon laquelle le rire résulte de « la mécanique plaquée sur le vivant » :

« Les attitudes, gestes et mouvements du corps humain sont risibles dans l’exacte mesure où ce corps nous fait penser à une simple mécanique. (...] « Voici par exemple, chez un orateur, le geste, qui rivalise avec la parole. Jaloux de la parole, le geste court derrière la pensée et demande, lui aussi, à servir d’interprète. Soit ; mais qu’il s’astreigne alors à suivre la pensée dans le détail de ses évolutions. L’idée est chose qui grandit, bourgeonne, fleurit, mûrit, du commencement à la fin du discours. Jamais elle ne s’arrête, jamais elle ne se répète. Il faut qu’elle change à chaque instant, car cesser de changer serait cesser de vivre. Que le geste s’anime donc comme elle ! Qu’il accepte la loi fondamentale de la vie, qui est de ne se répéter jamais ! Mais voici qu’un certain mouvement du bras ou de la tête, toujours le même, me paraît revenir périodiquement. Si je le remarque, s’il suffit à me distraire, si je l’attends au passage et s’il arrive quand je l’attends, involontairement je rirai. Pourquoi ? Parce que j’ai maintenant devant moi une mécanique qui fonctionne automatiquement. Ce n’est plus de la vie, c’est de l’automatisme installé dans la vie et imitant la vie. C’est du comique. » [i]

Une recherche sur le rire consistant à plaquer un rire mécanique sur un rire vivant c’est du comique à la deuxième puissance. La spécialité des chercheurs étant la logique, on est en droit de s’attendre à ce que leur projet soit logique. Il ne l’est pas. Comment pourraient-ils démontrer que le rire n’est pas spécifiquement humain à partir d’échantillons de rires humains. Il aurait été plus logique de leur part d’introduire des rires d’animaux dans leur base de données.

La vraie question : Qui a intérêt à mettre des rires en conserve, sinon des publicitaires qui veulent séduire des consommateurs chinois en assaisonnant leurs messages de rires jaunes ? L’article du Devoir nous en  avertit : « la plateforme en ligne pourra servir à des fins promotionnelles.» Des gouvernements intelligents pourront aussi ajouter la reconnaissance du rire à leurs moyens de surveillance de leurs citoyens.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



[i] HENRI BERGSON, Le rire. Reproduit à partir de l'édition de Paris, Presses universitaires de France, 1964, p. 1-5.




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