L'oeuvre philosophique de Daniel Essertier

Pierre Burgelin

« On ouvre un livre de philosophie par goût des idées, pour y trouver un système. Mais l'oeuvre de Daniel Essertier nous offre plus et mieux que cela, elle nous découvre un homme. Derrière la sécheresse des formules, on peut sentir vivre une personne et ce n'est pas un des moindres attraits de cette thèse magistrale, au titre pourtant bien technique : Les Formes inférieures de l'explication. »
 

On ouvre un livre de philosophie par goût des idées, pour y trouver un système. Mais l'oeuvre de Daniel Essertier nous offre plus et mieux que cela, elle nous découvre un homme. Derrière la sécheresse des formules, on peut sentir vivre une personne et ce n'est pas un des moindres attraits de cette thèse magistrale, au titre pourtant bien technique : Les Formes inférieures de l'explication. Il s'en dégage cependant un portrait magnifique du philosophe qui correspond sans nul doute aux plus belles expériences, aux ambitions les plus véritables de Daniel Essertier, à sa plus haute vocation. Pour nous, qui n'avons guère fait qu'entrevoir l'homme, il nous semble qu'aucun de ses actes ne devait l'exprimer aussi justement que cet ouvrage, hélas presque unique, où il mit, pendant des années, le meilleur de sa pensée. Lorsque nous sommes en face d'un philosophe (et nul ne pourrait douter qu'Essertier en fut un) c'est son oeuvre proprement philosophique qui découvrira et expliquera le mieux cette unité qu'il recherche dans sa vie comme dans ses idées. C'est donc cette image du philosophe que nous voudrions dégager ici.

Notre temps a horreur de ce qu'il appelle les abstractions. S'il est un mot qui revient souvent sous la plume de nos contemporains, c'est celui de concret. Le philosophe n'a pas échappé à une tendance aussi générale. La pensée moderne recherche le concret avec ce que cela peut signifier d'horreur (plus ou moins justifiée et d'ailleurs plus ou moins réelle) du système clos. Il semble à cet égard qu'un homme comme M. Bergson ait fixé pour longtemps le sens commun des philosophes. Mais où chercher le concret? On sait quelle réponse M. Bergson a donnée à cette question. On a tenté bien d'autres voies: c'est sur la méthode réflexive, la psychologie, la sociologie ou l'histoire que les philosophes français se sont appuyés pour ne pas se laisser aller à ce qu'on appelle péjorativement la métaphysique.

C'est au croisement de toutes ces solutions que s'est placé Essertier et l'une de ses tâches essentielles est précisément de nous faire prendre conscience de ces croisements et de ces convergences. Le titre même de son ouvrage semble le classer parmi les excellents travaux de l'école française de sociologie, dont Durkheim et M. Lévy-Bruhl ont été les maîtres, où tout l'effort est de décrire une pensée «primitive». Mais ne lisons pas trop rapidement: il s'agit des formes inférieures de l'explication, et ce mot n'est pas d'un sociologue qui se contente de connaître, mais d'un philosophe qui veut juger. Au reste, le concret d'où part le livre est moins le social que le psychologique, l'humain. Son but est de déterminer la pensée humaine dans ce qu'elle a de plus haut, et ce dessein fait éclater l'étroitesse apparente du titre: il y aune explication inférieure, mais ce n'est pas la véritable, et son intérêt n'est pas en elle-même, mais en cela seulement qu'elle nous montrera par contraste ce que doit être l'explication.

Il pourrait sembler qu'une méthode génétique n'ait pas ici grande valeur, car en ces matières, la reconstitution des points de départs reste terriblement hypothétique, et la ligne d'évolution risque d'être bien arbitraire. Aussi le concret n'est-il pas là, mais dans l'homme éternellement le même, avec ses désirs, ses inquiétudes, ses faiblesses. Le réel, c'est le problème, la gêne, l'embarras que nous éprouvons et la pénible obligation où nous trouvons d'apporter à tout prix une réponse. Comment l'homme répond-il? Tel est l'objet de notre recherche. Telle est l'origine du drame où s'engage la destinée humaine, drame dans l'histoire et drame dans notre vie, et l'enjeu de la partie, c'est notre avenir spirituel. Pour apaiser son malaise, l'homme qui commence à penser, l'enfant, le primitif, nous-mêmes, se satisfait de n'importe quoi: tout est explication et si l'expérience ne fournit rien (et elle n'aboutit que si elle est dirigée) on inventera un monde imaginaire pour ne pas rester sur son inquiétude, et c'est l'origine de toutes les solutions arbitraires, explications «mystiques» et magie, fausses sciences dont l'alchimie a été si longtemps le modèle. Tout cela constitue les formes inférieures de l'explication et l'analyse devrait suffire à achever notre travail. Mais ce qui est véritablement intéressant, c'est le second acte de notre drame: pourquoi cette explication se révèle-t-elle insuffisante? Pourquoi estelle inférieure? Comment est-on passé de ces formes à d'autres? Qu' est-ce que l'explication vraie?

«L'histoire de la pensée est une lutte éternelle (…)», écrit Essertier. L'homme s'enferme dans son imagination et ces solutions affectives se renforcent et se durcissent grâce à la vie sociale; elles deviennent l'objet d'une sorte d'expérience collective et la sanction de la société leur donne une valeur quasidéfinitive. La pensée s'ossifie, ainsi prise entre les deux ratifications de sa propre inertie et de son groupe, entre l'imagination et l'instinct conformiste. La foudre vient de la colère de Jupiter, parce que nous nous représentons facilement la colère d'un homme et que la tradition de la cité l'affirme. Il n'y a plus de mystère dans la nature, plus de sujet d'inquiétude lorsque nous remplaçons gratuitement cette nature par un monde artificiel et familier, approuvé par l'opinion publique. Pour se développer, la conscience exigera d'autres problèmes, et ces problèmes la contraindront à une double rupture, avec le groupe et avec soi-même.

Nous avons un excellent exemple de ces ruptures: celui de Socrate. Au moment où se dissout la cité grecque, voici qu'apparaissent les problèmes politiques. Au moment où naissent les mathématiques, apparaissent les problèmes scientifiques. L'action et la spéculation posent leurs exigences en même temps. Ce qui fait de la vie de Socrate un moment si important de notre histoire, c'est qu'il fut le premier à comprendre que l'on n'était pas dans la bonne voie, comme à accepter les ruptures nécessaires, La célèbre formule du temple de Delphes: «Connais-toi toi-même» résume l'attitude nouvelle de l'homme en face de l'explication. Dans la réflexion sur soi, l'on trouvera désormais la possibilité de ne plus être dupe de sa sensibilité, de déterminer parmi les puissances de l'esprit celles qui conduisent à l'impasse de l'explication artificielle et celles qui permettent d'aboutir à la connaissance. L'on y trouvera aussi une exigence de n'accepter d'autre signe de la vérité que la satisfaction intérieure, désormais il n'y aura plus besoin de se sentir en communion avec la foule, un seul peut avoir raison contre tous. Que Socrate condamné, boive la ciguë, cela n'a aucune importance, s'il a pour lui le témoignage de sa conscience.

Bref, le redressement de l'explication exige un renversement de l'ordre des valeurs, une torsion de la conscience, qui lui fait rejeter ce qu'elle admettait la veille avec tout le monde. Il n'y a pas besoin de souligner à quel point cette torsion est d'ordre moral au moins autant qu'intellectuel. Nous sommes à un point où ces deux ordres se rejoignent et se confondent dans l'unité de la personne. Il y a donc à la base de toute explication une véritable conversion. Tout progrès intellectuel n'est possible que grâce à la formation de personnalités dans le plein sens du terme.

Cette jonction de la pensée pure et de l'action, de la conscience intellectuelle et de la conscience morale, exige pour être totale une hiérarchie des valeurs. Le mot même d'inférieur que nous avons relevé dans le titre de notre ouvrage appelait cela, inférieur exige une appréciation, un point de vue sur l'intelligence. On conçoit donc qu'Essertier ait toujours considéré son oeuvre comme inachevée; un second livre sur les formes inférieures de l'estimation devait être le pendant de celui-ci et justifier définitivement le progrès de l'intelligence. S'il nous fallait résumer d'un mot la situation où nous avons abouti, il nous faudrait dire que l'explication véritable est la liberté. Sans libération et de soi-même et de la société, il n'y a que pensée vaine, sans le libre choix d'un système de valeurs, il n'y a que fausse vérité. Mais cela exige aussi que nous nous défassions de certaines notions trop habituelles sur l'intelligence. En effet, la définir par ses concepts, ses catégories, ses principes, c'est la déterminer comme un mécanisme tout prêt à céder devant les exigences de la pratique et du sentiment, à se perdre dans la pure technique et la magie. Elle.n'est pas cela, elle est action, elle est vie spirituelle, elle est jugement. Bref, ce qu'il faut écarter, c'est toute définition abstraite de l'esprit: il faut trouver l'intelligence où elle est véritablement, c'est-à-dire dans ses actes même, les problèmes, l'explication. De la méthode dont nous avons signalé la difficulté, c'est dans l'étude historique de l'intelligence, dans la succession, des problèmes qu'elle s'est posés et des réponses qu'elle a acceptées, que nous découvrirons sa véritable nature.

«Mon jugement est mon jugement, écrivait Nietzsche, et il ne se trouvera pas facilement quelqu'un d'autre qui y ait droit.» Le concret, le point de départ de la philosophie, c'est mon jugement en tant qu'il est mien, c'est l'adhérence de la pensée à la personnalité. On conçoit donc qu'il n'y ait de pleine explication que dans des esprits majeurs, capables de se détacher du désir et de ses estimations.

Cette recherche de la véritable nature de la pensée humaine se fondait sur une étude psychologique et historique, elle aboutit aussi à rapprocher la psychologie de la sociologie. D'une part en effet l'homme s'explique en partie par le groupe, et nous avons noté que c'était là un des plus grands risques de la liberté et de la pensée. D'autre part l'étude des sociétés dites primitives permet de déceler tout ce qui subsiste en nous du psychisme de nos lointains aïeux. On ne saurait donc concevoir de psychologie sans sociologie. Mais on ne conçoit pas non plus de sociologie qui ne se servirait pas de psychologie: les documents fournis par l'anthropologie sont trop pauvres et trop peu sûrs pour que l'on ne soit pas obligé de recourir aux fonctions éternelles de l'esprit humain pour justifier une reconstruction qui risque de sombrer dans l'arbitraire.

On voit donc à quel point la question des méthodes s'impose aujourd'hui à l'examen du philosophe qui doit trouver dans les sciences le point de départ de sa réflexion, à quel point il importait de dissiper les malentendus qui ont paru un moment opposer psychologie et sociologie et rétablir sous leur dualité nécessaire l'unité de la science de l'homme total, c'est-à-dire de l'homme social. Cet effort fait, Essertier a cru être désormais en possession de l'instrument qui lui permettait de faire avancer la connaissance de l'intelligence en retraçant la marche de l'homme depuis les premier balbutiements de l'explication jusqu'à la constitution des sciences positives. Et cette exploration des zones moyennes de l'esprit s'est révélée d'une imprévisible richesse, en nous faisant sentir les pièges que le moindre effort tend à chaque instant au philosophe.

Ce piège, les plus grands parmi les fils des hommes n'y ont pas échappé. Essertier nous le montre en quelques pages saisissantes. En effet cette sagesse apportée aux hommes par Socrate ne s'est pas montrée aussitôt féconde dans le domaine de l'explication scientifique, elle semble s'être rapidement canalisée vers la pure spéculation morale. Il a fallu attendre une autre révolution intellectuelle, celle du XVIIe siècle, celle de Descartes, pour voir le développement extraordinaire des sciences de la nature. C'est que le génie des successeurs de Socrate, de Platon et d'Aristote a été comme ébloui par son propre éclat, ils n'ont pas su accepter la même torsion que leur maître. Platon, séduit par la beauté des spéculations a refusé de regarder au réel et s'est abandonné à son imagination; préférant le théorème au problème, il a substitué au tâtonnement lent mais fécond de la science, l'admirable mais vaine déduction des Idées et des Nombres. Aristote, entraîné par la prodigieuse amplitude de sa curiosité, a établi un système encyclopédique où la précision du vocabulaire permet trop souvent de prendre une technique verbale pour une explication. Bref la pente métaphysique de l'un, la pente encyclopédique de l'autre ont orienté pour des siècles le fleuve humain. L'esprit de système a tué le problème et l'inquiétude pour les remplacer par de pseudo-problèmes et par la quiétude de la fausse explication. Si les plus grands n'ont pas évité ces dangers, on peut penser quelle menace pèse à chaque instant sur notre fragile intelligence.

Pour désigner l'attitude du philosophe, il faut reprendre un mot de M. Brunschvicg sur Descartes et parler d'héroïsme. Et c'est bien ainsi qu'au point de départ d'une carrière si pleine de promesses, Essertier se représentait le but. La vie du philosophe n'est pas remplie par la routine d'un métier et l'accumulation de ces connaissances que l'on trouve dans les livres; ce n'est pas non plus la mise en formule ou en système d'un ensemble de concepts. Elle est avant tout une lutte, un effort où l'adversaire est d'autant plus difficile à abattre qu'il est tout près de nous, qu'il est nous-mêmes. Le philosophe doit exiger de lui-même une surveillance continuelle de sa pensée pour éviter de glisser sur les pentes de son propre esprit. Sa force de caractère, la direction de sa conduite, l'impossibilité de pactiser avec les préjugés, sa connaissance de lui-même, tels sont les éléments qui lui permettront de sauvegarder l'intégrité de sa vie spirituelle, l'élan de sa vocation.

Tel était le portrait idéal qu'Essertier traçait de lui-même. En en découvrant les traits, nous pouvons mesurer l'étendue de la perte que nous avons faite. L'explication inférieure est la menace la plus imminente et la plus intime de la civilisation. A une heure très critique de l'histoire du monde, nous avions encore besoin que quelqu'un nous redît que l'héroïsme n'est pas seulement la vertu du soldat au rempart, mais que c'est le fondement de tous les efforts, même ceux de la pensée. Nous avions besoin surtout que l'on nous en donnât l'exemple. D'autres diront ici quels efforts très divers Essertier avait déjà tentés. Notre but ne pouvait être que de discerner comment et pourquoi il en concevait l'urgente nécessité. D'emblée, il s'était placi dans la grande tradition des philosophes, celle de Socrate pour qui la philosophie n'est pas un jeu, mais véritablement une sagesse, qui ne refuse pas la vie, mais ne saurait consentir à se laisser entraîner en composant avec nos faiblesses, loin de la vérité qu'elle entrevoit. 




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