Le tour d’esprit préalable à une politique du génie des lieux

Alexandre Poulin

Conférence prononcée le 27 septembre 2018 au colloque « Ville intelligente, ville organique », organisé par L’Agora et la Corporation de développement communautaire des Appalaches, à Thetford Mines.

Le génie des lieux

Je ne suis ni un spécialiste de l’architecture ni un penseur de l’urbanisme. Je m’intéresse aux lieux comme tels, à leur charme, leur puissance de suggestion, leur beauté ou leur laideur. Je m’y intéresse autant pour ce qu’ils représentent que pour ce qu’ils sont, à la campagne ou à la ville, à l’intérieur comme à l’extérieur. Je suis devant vous pour aborder le thème du « génie des lieux » comme une exploration. Elle s’ancre dans la littérature. Les lieux sont une médiation entre le passé et l’avenir ; ils sont des symboles de la gratuité du monde. Certains suggèrent à l’œil nu le sens de la continuité ; d’autres provoquent une pure admiration. Lorsque nous pensons à des nations, des pays, des langues, nous viennent spontanément en tête des lieux qui évoquent une grandeur certaine. La France a son château de Versailles ; l’Italie a son Colisée ; l’Égypte a ses pyramides ; le Québec a ses églises et ses granges. Au commencement de ses Mémoires de guerre, après avoir écrit que « toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France1 », Charles de Gaulle s’incline devant les monuments parisiens qui l’ont toujours fasciné, intrigué, motivé. Les exemples sont infinis, et chacun peut puiser à même ses expériences.

Traiter les lieux sous l’angle du génie, c’est trouver ce qu’ils ont de fécond. Du grec ancien gennán, ce mot signifie « générer » ou « former ». Ne soyons pas surpris que je n’aie pas de plan exact à proposer, c’est le prisme de l’énigme et non celui de la rentabilité commerciale qui doit nous guider, de même que l’étroite conversation qui existe entre les hommes et les lieux. Que nous pensions à nous-mêmes, à nos proches ou à de simples accointances, des endroits spécifiques s’imposent à nous. Ce peut être l’endroit où nous sommes nés, avons grandi, en somme les décors de notre venue au monde. Mais qu’est-ce que le génie des lieux ? Selon le géographe Jean-Robert Pitte, de la Société de géographie de Paris, ce concept, « à la différence des règles quantifiables qui fascinent tant la plupart des savants de toutes les disciplines, on est ici dans le domaine de l’ineffable, c’est-à-dire de ce qui ne se nomme pas. Non par peur ou superstition, mais par conscience de la complexité, du mystère insondable des choses et des êtres2 ». Or, les écrivains, de quelque provenance littéraire soient-ils, peuvent non pas nommer le génie d’un lieu, puisque nous sommes dans le « domaine de l’ineffable », mais plutôt en révéler la complexité, donner à voir ce qui mérite d’être vu et qui ne l’est pas dans les tumultes infatigables de la quotidienneté.

L’environnement du sujet a une influence directe sur sa constitution ; celui-ci se gouverne et s’interprète en fonction de ce qu’il côtoie. Par l’évocation de trois types de lieu, soit les lieux de la nature, la maison et la patrie comme milieu de vie, je tenterai de mettre en relief leur influence sur la façon dont les hommes s’interprètent. D’abord, je le ferai en convoquant les récits de Gabrielle Roy dans Cet été qui chantait ; puis, je le ferai en conviant les souvenirs d’Alain Rémond, dans Chaque jour est un adieu, au sujet de sa maison natale ; enfin, je le ferai en conjuguant les thèmes de la création, de la conservation et du deuil à celui de la patrie comme milieu de vie, cet habitacle collectif pour lequel de la compassion doit être éprouvée.

Les lieux comme objets de contemplation

Dans Cet été qui chantait, Gabrielle Roy, racontant un été qu’elle a passé à son chalet de Petite-Rivière-Saint-François, révèle le sens de la nature par une suite de récits qui s’enracinent dans le monde de la campagne. Loin de poser une distinction irréconciliable entre la ville et la campagne, l’auteure vit au rythme de l’été et laisse le soin au vent, aux feuilles, aux arbres et aux animaux de se raconter. En interprétant la façon dont les choses vibrent autour d’elle, l’accès aux sentiments humains en semble facilité comme s’il ne suffisait que de tendre l’oreille aux leçons imposées par le lieu qui nous entoure.

Non loin d’un chemin de fer dont la tranquillité est inégalable, deux dames (Gabrielle Roy et son amie Berthe) discutent en marchant. Le clapotement des vagues contre le remblai s’entend près de cette vieille voie ferrée où poussent des fleurs sauvages. À une quinzaine de minutes de marche, au pied d’un « rocher droit comme une cheminée3 » se trouve une mare d’eau qui ne pourrait être plus noire. Elle est noire parce que l’ombre y frappe plus que le soleil. Dans cette « eau froide et triste » vit un ouaouaron. Alors que soudain les voix humaines résonnent en une heure de pénombre et que seuls l’eau et les pins sont censés se faire entendre, le ouaouaron s’exclame comme en guise de salutation : « Toung ! » Un jeu de répliques a lieu entre le ouaouaron et une des dames ; on entend des « Toung ! » de part et d’autre, comme si l’animal était un joueur de guitare. L’été suivant, la promenade se répète par un soir paisible et frais ; les deux femmes retrouvent les fleurs de l’été précédent « comme des connaissances4 ». Le scénario est inchangé : monsieur Toung n’émet jamais plus de quatre « toung ! » de suite. Une petite nouveauté : l’amphibien de la grosseur de quatre grenouilles s’approche au bord de la mare. Il s’attire les félicitations de ses spectatrices tel un guitariste sur une scène. Par un soir similaire, les deux dames reviennent et ne trouvent plus le cher monsieur, qui, l’apprennent-elles d’une corneille, a été la proie d’un héron. « Le silence qui nous entoura était pareil à celui qui se fait, une fois l’histoire racontée, le dénouement connu, le mot fin apposé au bas d’une page5 », écrit Gabrielle Roy. Même si d’heureux sons émanaient toujours d’un vieux pin et de l’eau, les deux amies n’avaient plus envie de dire mot, « un peu comme si ce coin du monde s’était dépeuplé6 ». Revient-on au lieu pour revenir vers soi ?

Lors d’une autre de ces journées d’été, l’auteure décrit la relation entre trois corneilles et deux trembles. Celles-là se posent sur des branches de ceux-ci. Ces deux arbres, situés près de la route, sont des « jumeaux » : ils sont côte à côte, de la même hauteur, sont timides dans leur posture et ont la « même minceur du corps ». Ils dégagent une musique douce.

« Si jamais l’un se tait, c’est pour laisser à l’autre la parole. Mais d’habitude c’est ensemble qu’on les entend parler, au reste pour dire la même chose. À les voir, issus apparemment de la même souche, mêlant leur feuillage, serrés à ne laisser passer qu’un filet de jour, on pourrait les croire venus au monde aux seules fins de se soutenir mutuellement7. »

Les frères-arbres, touchants tellement ils se ressemblent, ne sont remarqués par personne hormis ces trois corneilles qui viennent se poser sur la même branche « comme dans une loge d’opéra8 ».

Et que dire de ces oiseaux Pluviers kildir, mari et femme, qui viennent passer un été dans une flaque d’eau près de la maison de notre auteure ? Cet espace d’eau, qui n’est guère davantage qu’un trou, est ceint par des aulnes qui repoussent sitôt coupés. Ce cycle n’évoque-t-il pas une forme de résilience que partagent les lieux et les hommes ? Ces oiseaux ont l’âme chancelante comme bien des humains, craignant autrui peut-être plus qu’il ne le faut. Ce trou avait été une « élévation caillouteuse » avant que le fermier Aimé vienne y puiser du gravier aux fins de la voirie. Il en résultait un trou dans lequel, printemps comme été, l’eau ne disparaissait jamais et qui reflétait, comme un miroir, le paisible paysage qu’offraient le ciel et les aulnes. Des fleurs sont apparues, des lysimaques et des iris. La tranquillité de ces lieux devenait absolue :

« On en était là, et la claire surface de l’eau, avec sa double ceinture de fleurs et de jeunes roseaux, se donnait l’air d’un semblant de lac, lorsque arriva, un beau matin, madame Libellule en robe d’un bleu tendre, pour évoluer en silence, sans plus jamais le quitter, dans ce tout petit coin du vaste pays9. »

Les Pluviers s’y installent et veulent protéger les lieux puisqu’ils déposent quatre œufs. La paix et l’harmonie sont brisées. Ils crient sans cesse : « Ne venez pas par ici... Pas par ici ! » La grenouille s’exaspère de ces plaintes parce qu’elle n’imaginait pas qu’il était possible de « passer sa vie à craindre le pire et à voir des ennemis partout10 ». Avec ces quarante enfants elle décida d’adopter une autre mare, moins attirante. Les Pluviers partent avant l’hiver, et il n’a pas fallu bien du temps pour que notre auteure et son amie Berthe s’ennuient de la plainte des oiseaux « parce que liée à l’obscure peine du cœur humain11 ». À tout hasard, comme quoi il fût réel que leur âme était hésitante, les oiseaux reviennent l’été suivant. Ils ont encore peur des environs, mais beaucoup moins. L’entêtement de la nature peut-il s’apparenter à celui des hommes ?

Jean-Jacques Rousseau avait déjà remarqué qu’il existe un état de « bonheur suffisant, parfait et plein, qui ne laisse dans l’âme aucun vide qu’elle sente le besoin de remplir12 ». Ainsi s’est-il senti à l’île de Saint-Pierre, lors de ses rêveries solitaires, assis au bord d’une rivière ou couché dans son bateau. Il notait aussi que « la plupart des hommes agités de passions continuelles connaissent peu cet état13 ». À l’inverse de Gabrielle Roy, qui laisse la nature se raconter – à moins qu’elle se laisse aussi raconter par celle-ci –, Rousseau parle d’une ambiance d’autosuffisance, où il ne fait qu’un avec ce qui l’entoure. Chacun peut se plonger dans de telles rêveries lorsqu’il se trouve en un endroit qui s’y prête. Mais Gabrielle Roy voue toute sa confiance dans les charmes de la nature, y puisant même des leçons pour les hommes. Elle jouit de tout ce qui est extérieur à elle, aucun mouvement n’échappe à son interprétation. Pensons aux Pluviers kildir, ces oiseaux dont elle n’aimait pas la présence. Sitôt partis, elle les regrettait déjà. Leurs plaintes sont liées à la peine du cœur humain, parfois difficile à comprendre. Leurs hésitations sont pour l’auteure « peur et bonheur, effroi et confiance14 ». C’est que les hommes ont besoin de toutes les parts de leur être, même cette ombre qui les irrite et les effraie. Gabrielle Roy a écrit ces récits après la perte d’un être cher, sa sœur Bernadette. Chaque pièce de cette œuvre exprime la détresse et l’enchantement du monde. L’auteure apaise son deuil par ce qu’elle appelle « l’éblouissante révélation de toutes choses », s’émouvant des manifestations de la nature et les décodant ; elle apaise son deuil en mettant toute sa confiance dans l’innocence des choses vivantes.

La maison comme royaume

L’enfance est ce qui n’est plus, et la maison est naturellement le lieu qui l’enferme. Le récit Chaque jour est un adieu d’Alain Rémond, malgré son aspect biographique, n’étouffe pas l’évidence générale du rapport entre enfance et maison. Le récit débute quand le protagoniste, après de nombreuses années, entend parler de cette maison par son ami, qui lui demande s’il sait qui y habite. Il lui est insupportable que d’autres gens y vivent. Après la mort de ses parents, il s’était tout sauf préoccupé de la vente de la résidence familiale. Rémond écrit sur son enfance et sur la maison de ses parents, à Trans (Bretagne), en France. Malheur et bonheur se bousculent dans « cette maison mal foutue, toute cabossée, qui tient par les papiers peints15 ». Cette demeure sans eau courante, un ancien café, comporte un seul étage : une grande pièce en bas, deux chambres en haut. Les pièces étaient coupées, et coupées encore, pour en créer de nouvelles. Le chauffage était presque nul, hormis ce que la cuisinière à bois arrivait à dégager de chaleur pour dix enfants et deux parents. La description que l’auteur fait du grenier et des pièces de la maison, qui héberge des outils relatifs aux chevaux, montre l’emprise que les lieux ont sur l’enfance. La maison, en plus d’avoir été un café, a également été la résidence d’un bourrelier. Ce grenier est sombre, inquiétant et mystérieux ; il lui « paraît gigantesque, avec des recoins qu’on devine à peine, des poutres d’où pendouillent des harnais, des laisses de cuir, où sont accrochés des colliers de chevaux de trait16 ». Ce grenier fait peur aux frères et sœurs de cette famille. « On comprend tout de suite, ajoute Rémond, que ce sera notre royaume à nous, les enfants, qu’on y passera des journées à jouer, à rêver, à bricoler, à s’inventer des vies, des aventures, à s’y perdre, à s’y faire de délicieuses frayeurs17. » Les pièces portent des noms familiers. La cuisine, c’est la « grande pièce » ; le cellier, c’est la « pièce ».  Derrière ces « milliards d’heures de pur bonheur18 », où les enfants se sont amusés dans la cour au rythme du soleil, se cachait un profond malaise familial, une relation de violence entre le père et la mère. Pour se protéger, pour survivre même, les enfants se sont réfugiés dans un monde enchanté. Le père de la famille meurt quand l'auteur a 15 ans. Dans le reste du récit, le lecteur assiste au déroulement de la vie du protagoniste ailleurs que dans son milieu natal, que ce soit dans une pension en province, en vacances ou à Paris pour étudier.  Dans la grande ville, il essaie d’être quelqu’un d’autre à coup sûr pour fuir des fantômes. Une fois leurs deux parents décédés, les enfants vendent la maison. Et puis, vient le deuil. Aller dans chacune des pièces pour une dernière fois ; ouvrir et fermer des portes, des placards, pour une dernière fois ; faire le tri des objets. Une fois pour toutes.

L’auteur a cette merveilleuse phrase, qui en rappelle une autre de Chateaubriand : « chaque objet est un adieu19. » Bien entendu, les objets sont des témoins du passé et peuvent provoquer de la nostalgie, mais ils sont aussi une retrouvaille perpétuelle. Au bout du compte, le protagoniste ne sait pas qui a acheté la maison. Il ne peut même pas s'arrêter devant elle. Affronter sa souffrance aura nécessité d’écrire un récit. Son expérience démontre l’importance du rapport entre l’enfance et les lieux premiers. La maison, physiquement et même symboliquement, est une voie de passage entre le passé et l’avenir. Au début du récit, il écrit qu’il lui est intolérable de penser au fait que la maison appartienne à d’autres gens. Il l’associe naturellement à son enfance et à sa venue au monde. A-t-il l’impression que son enfance est captive ? C’est dire l’importance du lieu, un lieu fixe qui représente le passé, le donné, les débuts. Il est irrité à l’idée que ce même lieu soit l’avenir et devienne le passé d’une autre famille, en dépit des scènes horribles qu’il y a vécues. À la fin du récit, il écrit qu’il veut en finir avec cette guerre, puis évoque son enfance en trois séquences, mentionnant au passage les deux autres maisons dans lesquelles il a vécu avant ses six ans : « La maison de Mortain a été détruite, la maison du Teilleul a été détruite, la maison de Trans a été vendue20. » En finir avec sa guerre, c’est se raccorder avec son enfance. Ce raccordement a requis l’évocation douloureuse de la maison où il a vécu de ses six ans jusqu’à ses 25 ans. La maison est une conversation avec le passé, un livre dans lequel des pages demandent toujours à être découvertes, un lieu permanent même s’il peut être détruit et qui mérite d’être conservé dans l’esprit, si possible physiquement.

La patrie comme milieu de vie

Le thème du génie des lieux, vaste comme le monde, est inhérent à la création, à la conservation et au deuil. Les deux ouvrages qui ont servi à cette démonstration concentrent ces thèmes corollaires de celui du lieu. La création, d’abord. Sans plonger dans les domaines religieux et ésotérique, à propos desquels je ne puis affirmer que peu de choses, la création est au fondement du monde, d’où la première assertion de la Bible : « Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre. » (Genèse 1,1) Un lieu englobe la vie humaine. Ce fait n’a rien de banal. Que l’on soit croyant ou non, il se trouve quelque chose qui fait repousser les aulnes une fois qu’ils ont été coupés, fait pousser le foin lors des semences et agrémente le paysage des humains de beautés indescriptibles. À travers « l’éblouissante révélation de toutes choses », Gabrielle Roy a vécu un deuil. Elle a décelé dans les mouvements de la nature des expressions, pour ne pas dire des paroles, plus sages que celles de bien des hommes de foi. Un ouaouaron vivant dans une mare sombre, surnommé « monsieur Toung », embellit sa marche près d’une vieille voie ferrée. Elle se lie de complicité avec l’amphibien, qui finit par sortir de l’eau pour s’exprimer à coups de « toung ! », ce qui correspond à une note de guitare. Son absence subite provoque chez l’auteure déception, et pis encore : le sentiment que cette absence vide ce coin de pays de sa vitalité. Sans la création, rien de tout cela n’est possible.

La conservation, ensuite. Est-il nécessaire de mentionner que sans la conservation du monde qui nous entoure, sans une fidélité à ce qui est, ce qui n’implique aucun cloisonnement, sans une compassion pour la patrie, nulle création n’est possible ? Ce que Simone Weil nomme la « compassion pour la patrie », un concept qu’elle oppose à la grandeur romaine, semble approprié aux temps présents. La chaleur que l’on éprouve envers une chose qui mérite d’être préservée est supérieure au culte narcissique que l’on voue à la grandeur. Weil parle de ce « sentiment de tendresse poignante pour une chose belle, précieuse, fragile et périssable [...]21 ». Ce patriotisme inspiré par la compassion, plutôt que par la grandeur, est compatissant envers la fragilité en ce qu’elle est intimement liée à l’amour pour la beauté. Voudrait-on que les choses belles soient éternelles, cela demeurait impossible. Bien sûr, sa patrie était la France, mais la forme de patriotisme qu’elle évoque est transposable à toute collectivité. On peut aimer sa collectivité pour la gloire qui lui semble être assurée dans le temps. Mais on peut l’aimer aussi, écrit-elle, « comme une chose qui, étant terrestre, peut-être détruite, et dont le prix est d’autant plus sensible22 ». Telle est l’attitude, ou la sensibilité, qui s’accorde avec les exigences actuelles. Cette sensibilité pourrait rallier ceux qui, à gauche comme à droite, veulent sauvegarder le monde comme réalité sensible. La création et la conservation s’enchevêtrent plus qu’on ne le pense. S’agit-il de figer le passé et de s’engouffrer dans des traditions pour moins embrasser l’avenir ? Non pas. C’est le rapport au passé de nos sociétés qui doit être repensé. L’avenir doit avoir pour point de départ le passé. Pour bien le préparer, il faut avoir quelque chose à offrir. Or, nous ne possédons que le passé, et les « gouttes de passé vivant » qui en proviennent, en accord avec Weil, doivent être maintenues. Ces gouttes informent l’avenir ; elles donnent une expérience du réel à ce qui naît et qui, par définition, est dénudé. Le deuil, enfin. Tout le monde doit-il demeurer dans la maison qui l’a vu grandir ? Pour ne pas ressentir un deuil immense comme celui qu’a vécu le protagoniste de Chaque jour est un adieu ? Ce serait vivre dans un monde immuable, ce qui est contraire au mouvement des choses.

Mais à mesure que les années passent et que l'enfance s'éloigne, le deuil fait surface : on affronte ou la fin d’une époque, ou le sentiment de l’enfance révolue, ou une réalité perdue. Rappelons-nous l’« éblouissante révélation de toutes choses » dont parle Gabrielle Roy dans les récits de son été et de cette tendresse poignante qu’évoque Alain Rémond au sujet de la maison de son enfance. La question de la ville est avant tout celle des milieux de vie. Avant toute élaboration d’une politique du lieu, il faut avoir acquis ou savoir garder le tour d’esprit – lire : la sensibilité – qui lui est préalable.

En entreprenant la rédaction de cette conférence, j’avais l’intention de recenser une liste importante de lieux qui représentent des formes de beauté et de laideur et de montrer, comme par contraste, que le lieu a une influence indéniable sur l’être vivant. Les lieux contemporains, dont certaines manifestions sont aseptiques, se sont évaporés de ma plume. La réflexion du jeune David s’est imposée à moi-même, protagoniste du roman Le voyage en France de Benoît Duteurtre ; c’est un jeune homme des États-Unis qui, après avoir entretenu une passion charnelle pour la France, débarque au pays pour aller à la rencontre de paysages tant rêvés. Désappointé par le délitement architectural du vieux pays, qui demeure relatif, il écrit : « Mais le monde demeure assez complexe pour qu’une beauté surgisse toujours quelque part23. » J'aimerais que nous gardions cette pensée bien fraîche dans nos esprits.
 

Notes

1. Charles de Gaulle, Mémoires de guerre. L’appel (1940-1942), Le Club français du livre, 1968, p. 11.

2. Jean-Robert Pitte, Le génie des lieux, Paris, CNRS éditions, 2010, p. 19.

3. Gabrielle Roy, Cet été qui chantait, Montréal, Boréal, coll. « Boréal compact », 1993 [1972], p. 12.

4. Ibid., p. 16.

5. Ibid., p. 20.

6. Ibid.

7. Ibid., p. 83.

8. Ibid., p. 86.

9. Ibid., p. 54.

10. Ibid., p. 57.

11. Ibid., p. 59.

12. Jean-Jacques Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire, Paris, Flammarion, 1997 [1782], p. 103.

13. Ibid.

14.  Gabrielle Roy, Cet été qui chantait, op. cit., p. 60.

15. Alain Rémond, Chaque jour est un adieu, Paris, Seuil, coll. « Points », 2000, p. 24.

16. Ibid., p. 26.

17. Ibid.

18. Ibid., p. 31.

19. Ibid., p. 112.

20. Ibid., p. 128.

21. Simone Weil, L’enracinement. Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1949, p. 218.

22. Ibid., p. 219.

23. Benoît Duteurtre, Le voyage en France, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2001 et 2003, p. 274.

 

 

 

 

 

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