Le kitsch totalitaire
C’est ainsi qu’on peut n’avoir que très peu d’intérêts ou de soucis, limiter son champ d’information, d’érudition, à un petit lopin. Des parents ont parfois tiré prétexte de la liberté de leurs enfants pour omettre des domaines entiers de connaissances essentielles ; vous serez libres de choisir plus tard, ont-ils dit, comme si on pouvait choisir une réalité sans un minimum d’information la concernant. C’est là en fait se moquer de la liberté. La variété et la richesse de l’alimentation sont aussi essentielles pour l’esprit qu’elles le sont pour le corps ; pas plus dans un cas que dans l’autre on ne peut vivre de lait seulement toute sa vie. « La subjectivité humaine ne peut se développer que dans la mesure où un matériel riche et varié lui est proposé pour l’éveiller, la stimuler et l’occuper. Faute d’objets à partir desquels un travail intérieur peut s’opérer, ce sont les émotions et les re-présentations les plus archaïques qui vont s’imposer, quitte parfois à cohabiter avec un fonctionnement rationnel très sophistiqué » (Tony Anatrella). Il s’agit de nourrir au lieu d’étouffer « comme un paquet de fagots qui éteint un petit feu et en accroît un grand », pour reprendre une image de Marcel Proust (78). L’esprit humain doit être entraîné à digérer des nourritures fortes – par le contact direct avec les chefs-d’œuvre littéraires eux-mêmes, par exemple, ou avec les grands problèmes qui font avancer la connaissance scientifique ou philosophique, qui de tout temps font vivre la merveilleuse aventure des idées.
Encore que moins immédiatement apparente, l’intoxication mentale et l’intoxication affective ne sont pas moins mortelles – elles le sont sans doute davantage même – que l’intoxication physiologique ; chaque fois le discernement est affaire de vie ou de mort. Le verbe grec krinein (signifiant « séparer », « juger », « décider »), d’où dérivent « critique », « critère », et le reste, renvoie d’abord à une fonction physiologique des plus fondamentales, celle d’éliminer de l’organisme les substances nocives : si nos reins cessent de « critiquer », nous mourons. Le verbe latin cernere, contenu dans le mot « discernement », obéit au même schème de significations : il s’agit de séparer le bon du mauvais à tous les niveaux. Excrementum a la même racine ; la juste perception de cela chez Kundera est tout à fait remarquable : le kitsch « par essence, est la négation absolue » de l’excrementum ; « au sens littéral comme au sens figuré ; le kitsch exclut de son champ de vision tout ce que l’existence humaine a d’essentiellement inacceptable ». Or, « s’il n’y a aucune différence entre le noble et le vil […], l’existence humaine perd ses dimensions et devient d’une insoutenable légèreté ». Le « kitsch est un paravent qui dissimule la mort ». « Au royaume du kitsch totalitaire, les réponses sont données d’avance et excluent toute question nouvelle. Il en découle que le véritable adversaire du kitsch totalitaire, c’est l’homme qui interroge ». L’éveil consiste ici essentiellement, on le voit, à discerner, à savoir juger, donc rejeter ce qui est mauvais. Il n’y a justement pas de Ou bien / Ou bien, « Entweder / Oder » dans le rêve, observait Freud (79).
Toutes les sagesses le reconnaissent : rien n’est plus puissant que le langage. Dans l’Éloge d’Hélène, Gorgias le célèbre avec raison comme ce « puissant souverain, qui, avec une réalité physique insignifiante et parfaitement invisible, accomplit les effets les plus extraordinaires ». « Si quelqu’un ne trébuche pas lorsqu’il parle, écrit saint Jacques, il est un homme parfait, capable de tenir en bride son corps entier ». Les Entretiens de Confucius se terminent sur cette phrase : « Qui ne connaît le sens des mots ne peut connaître les hommes » ; et chacun connaît la réponse du Maître à la question : si on vous confiait le gouvernement, que feriez-vous ? « Rectifier les noms », répond-il sans hésiter (80).
Aussi la forme la plus efficace de réduction concerne-t-elle le langage lui-même. Le pouvoir des mots est si grand que, tout au long de l’histoire, les tyrans, les dictateurs, les régimes totalitaires et autres (certaines bureaucraties, par exemple) les ont toujours craints par-dessus tout, autant qu’ils ont craint la pensée et la vérité ; les intellectuels habiles avec les mots – tels les poètes, les philosophes, les journalistes – sont invariablement les premiers jugés suspects et que l’on élimine brutalement quand on le peut. Dans Pour sortir du XXe siècle, Edgar Morin évoquait l’exemple de Mao Zedong qui, par sa propagande, a su faire croire aux naïfs de l’Occident que la Chine avait définitivement supprimé la famine alors qu’on y mourait toujours de famines successives – dont la pire famine de l’histoire, croit-on maintenant –, profitant de « l’illusion clé que les problèmes de liberté d’expression, de pluralité politique sont tout à fait secondaires par rapport aux problèmes démographiques, alimentaires et économiques » .
Le langage lui-même doit donc, à leurs yeux, être réduit et rendu plus étroit, comme l’illustre bien le « kitsch totalitaire ». Rémi Brague exprime l’essentiel quand il écrit, dans sa préface à l’Éthique de solidarité : « Incapable de transformer la réalité, l’idéologie agit sur les mots qui nomment cette réalité […]. Car la langue est le premier lien entre les hommes, comme le sang de la vie sociale. L’empoisonner, c’est empoisonner celle-ci. Pervertir le langage, c’est donc la condition première de la destruction de la société civile réelle […] ». Désormais l’invasion s’appelle « libération », l’état d’exception a nom « normalisation » ; « paix, démocratie, liberté, justice » signifient que le parti détient le pouvoir.
Le principe est admirablement formulé par George Orwell dans 1984 : « Si on veut gouverner, et continuer de gouverner, on doit être capable de disloquer le sens de la réalité ». Cela s’appelle « contrôle de la réalité », en langue ordinaire (oldspeak), et dans la nouvelle langue proposée afin de rétrécir les esprits (newspeak, novlangue), cela s’appelle « double pensée », à savoir « le pouvoir de tenir deux opinions contradictoires simultanément à l’esprit et de les accepter toutes deux ». Aussi : « C’est une belle chose, la destruction des mots » ; et « Ne voyez-vous pas que le véritable but de newspeak est de rétrécir le champ de la pensée telle que nous la comprenons maintenant ? » « Orthodoxie signifie ne pas penser. Orthodoxie signifie inconscience. » L’avantage de la « proles », de la classe prolétaire, c’est qu’elle n’a pas d’idées générales, si bien que « les maux plus grands échappaient à leur attention ». Dans un texte percutant, qu’il juge fondamental encore aujourd’hui, George Steiner a fait valoir naguère à quel point les nazis sont parvenus à détruire la langue allemande pour en tirer le lexique et la syntaxe de l’inhumain. « Les langues sont des organismes vivants. Infiniment complexes, mais des organismes tout de même. Elles ont en elles une certaine force vitale, et certains pouvoirs d’absorption et de croissance. Mais elles peuvent pourrir et elles peuvent mourir. » (82)
L’interdépendance essentielle de la culture et de la liberté est ainsi reconnue avec une lucidité exemplaire par ceux qui ont la plus grande haine pour les deux. Dénier l’un sans dénier l’autre est impossible.
Les langues de bois (ou de coton, ou de circuit imprimé) de nos bureaucraties et d’un certain monde des affaires – on ne dit pas « mettre à pied », on dit « rationaliser », « consolider », « restructurer » – font chorus. Václav Havel a dénoncé avec justesse dans ces langues et dans ces autres formes de pouvoir anonyme, impersonnel, le même automatisme irrationnel et la même inhumanité que dans les systèmes totalitaires contemporains (83). La haine viscérale du langage et de la culture qui les marque tout autant ne permet d’ailleurs pas d’en douter.
On retrouve cependant, parmi les fervents de la mode de « déconstruction » qui a largement contribué à la paupérisation intellectuelle de certains establishments littéraires américains, des haines et des désarrois analogues, d’autant plus prononcés qu’ils sont, dans les termes mesurés de George Steiner, « nés de l’absence (le Logos étant in absentia) », comme en témoignent des résultats « d’une prodigieuse banalité ». Ces pratiques de « déconstruction » de textes littéraires marginaux et mineurs, et parfois de textes de philosophie (chez Jacques Derrida ou Paul De Man), ont pour trait commun la réduction à un univers exclusivement linguistique, « au jargon souvent répugnant, à l’obscurité fabriquée et aux douteuses prétentions à la technicité qui rendent illisible la masse de la théorie et de la pratique » (84). Le mot « déconstruction », initialement un choix de Derrida dans De la grammatologie, est un oxymore fusionnant « destruction » (emprunté à Heidegger : Destruktion et Abbau) et « construction ». On le trouve déjà toutefois dans le cir les esprits (newspeak, novlangue), cela snewspeak est de réproles »
L’pendance essentielle de la culture et de la libert
Les langues de bois (ou de coton, ou de circuit imprimé
On retrouve cependant, parmi les fervents de la mode de «Logos éin absentia) »sultats De la grammatologie, est un oxymore fusionnant «Destruktion et Abbau) et «Littré et dans le Bescherelle (1873), que Derrida cite longuement avant d’indiquer tout ce que pour lui la « déconstruction » n’est pas (ni une analyse, ni une critique, ni une méthode, ni un acte, ni une opération) et de conclure : « Ce que la déconstruction n’est pas ? mais tout ! Qu’est-ce que la déconstruction ? mais rien ! Je ne pense pas, pour toutes ces raisons, que ce soit un bon mot. Il n’est surtout pas beau. » (85)
La « déconstruction » fait écran aux œuvres qui lui servent de prétextes et demeure obligatoirement silencieuse quant aux chefs-d’œuvre (de Shakespeare ou de Dante, par exemple). Mais surtout, comme toute réduction au seul langage, elle rend l’humanité toujours plus vulnérable aux forces tyranniques, quelles qu’elles soient. C’est la critique la plus radicale que lui adresse David Lehman : « La déconstruction a pour effet de réduire la littérature et le langage au silence, nous léguant un vide intellectuel » qui laisse le champ libre aux dictateurs petits et grands (86). Rien d’étonnant à ce que les censures du « politiquement correct » rencontrent si peu de résistance parmi ses épigones universitaires. Habermas a fait brillamment ressortir comment « Derrida vise tout particulièrement à inverser le primat de la logique sur la rhétorique », à fonder « le primat de la rhétorique qui traite des propriétés générales des textes sur la logique en tant que système de règles auquel ne sont soumis, d’une manière exclusive, que certains types de discours astreints à argumenter » (87). La prétendue critique du « logocentrisme » affichée par Derrida – lequel n’aime pas, non sans raison, l’argumentation – est ainsi, bien plutôt, une préférence marquée pour un logocentrisme univoque d’abord, plus faible ensuite, celui d’un logos rhétorique, voire, à la limite, d’une logorrhée. Car la « déconstruction » s’avère elle-même réduite aux techniques dilatoires de la plus débile des rhétoriques, celle de « ceux dont la cause est mauvaise », pour qui il vaut mieux, observe Aristote, « s’étendre sur n’importe quel sujet plutôt que sur la cause ». Aussi « ne répondent-ils pas aux questions, mais tournent-ils autour, et usent-ils de préambules à n’en plus finir » (88).
Or la célébration politique du pouvoir qui définissait le nazisme et la démolition philosophique de la raison (désormais impuissante contre la tyrannie) conduisent inéluctablement toutes deux à la force brutale comme le guide irréductible, ultime. Telle était déjà, on le sait, la position de Thrasymaque contre Socrate : il n’existe rien d’autre que la force brutale. Certes on ne saurait voir dans ces exaltations explicites ou implicites de la force brutale le but avouautre que la force brutale. Certes on ne saurait voir dans ces exaltations explicites ou implicites de la force brutale le but avoué ni même sans doute conscient des avocats du nouvel hyperscepticisme en question. Benjamin Barber marque bien qu’il s’agit plutôt de naïveté, car l’intention de ces derniers est en fait de lutter contre les dogmes de ce qu’ils perçoivent comme un establishment hypocrite. Il n’empêche que les « instruments de révolution qu’ils ont choisis conviennent davantage au terroriste philosophique qu’au réformateur pédagogique. Le scepticisme radical, le réductionnisme, le solipsisme, le nihilisme, le subjectivisme et le cynisme n’aideront pas les femmes américaines à se gagner une voix plus forte dans la salle de classe ; n’élèveront pas les Américains de couleur hors de la prison de l’ignorance et du désespoir […] ». Comment penser pouvoir aider ceux qui n’ont pas de voix en démontrant que la voix est toujours fonction du pouvoir, les libérer de l’ignorance en soutenant que le degré d’alphabétisation est une forme arbitraire de l’impérialisme culturel, leur permettre de lutter pour l’égalité et la justice avec une épistémologie qui nie les raisons et des termes rationnels normatifs comme justice et égalité (89)?
Le recours au concept de jeu, (89)?
Le recours au concept de jeu, à l’homo ludens, à l’animal qui aime jouer, bref la réduction du langage à des enjeux d’ordre ludique, n’est pas un alibi tenable. Le jeu est évidemment une grande chose : « […] on plaisante, parce qu’on désire contempler », enfants comme adultes, remarquait Plotin. Mais on ne joue pas avec la mort, ni avec la vie. « Jouer est admirable, mais le jeu qui est simplement déconstructeur ne reconnaît pas les interconnexions possibles entre nous tous. La déconstruction ironique de tout discours significatif (et les modèles apparentés d’actions) détruit les tissus d’interdépendance auxquels la vie sociale est suspendue de manière si fragile » (Ken-neth J. Gergen). Les « jeux de langage » d’un Wittgenstein sont animés d’un tout autre esprit : « Unsere Probleme sind nicht abstrakt, sondern vielleicht die konkretesten, die es gibt » (« Nos problèmes ne sont pas abstraits, mais peut-être les plus concrets qu’il y ait »), écrit ce dernier dans le Tractatus à propos de problèmes de logique et de langage (90).
Le problème de fond, on le voit, est en réalité le puérilisme si bien décelé et défini par Huizinga, l’auteur de l’étude classique, Homo Ludens, dans les termes suivants : « […] nous appellerons puérilisme l’attitude d’une communauté dont la conduite est plus immature que l’état de ses facultés intellectuelles et critiques ne le permettrait, qui au lieu de faire du garçon un homme, adapte sa conduite à celle de l’âge adolescent ». Cette sorte d’adolescence permanente est marquée par une excessive concentration sur soi-même, un manque de respect pour autrui et pour ses opinions, et un affaissement général du jugement et du sens critique qui inclinent à accorder une grande importance au trivial et à soumettre ce qui est réellement important aux instincts et aux gestes du jeu. Avec son acuité coutumière, Hegel avait bien entrevu les effets désastreux d’une pédagogie qui maintient trop longtemps les enfants au stade des jeux puérils :
En s’appliquant à représenter les enfants comme parvenus à maturité et satisfaits de l’état où ils se trouvent, alors qu’en réalité cet état, ils le sentent eux-mêmes comme un état de non-maturité, cette pédagogie trouble et pervertit le besoin qu’ils ont de quelque chose de meilleur. Elle produit un manque d’intérêt et une cécité à l’égard des réalités substantielles du mon-de spirituel. D’autre part, elle suscite chez les hommes un sentiment de mépris, puisque ces pédagogues se sont présentés à eux, lorsqu’ils étaient encore enfants, comme étant eux-mêmes puérils et méprisables […] (91).
Non pas qu’il faille opter pour une vue simplette des rapports du langage aux choses. C’est le lien entre le langage et la pensée qui est en question, entre la signification (meaning) et l’esprit (mind), si pauvres que soient certes souvent les mots « en regard de la substance résistante, du matériau existentiel, du monde et de notre vie intérieure », comme le dit excellemment encore George Steiner (92). Le problème est que ce qui prend le dessus alors c’est la célébration narcissique du « pouvoir de déconstruction lui-même, le pouvoir prodigieux de la subjectivité » (Charles Taylor), au détriment de tout contenu et de toute pensée, et sans égard à l’humain. Les mots « grandeur », « génie », « sagesse » sont tabous, dans ces pratiques, où l’on affectionne excessivement, en revanche, les mots « pouvoir » et « institutions » (93). Force est de reconnaître que travestir ainsi à nouveau le langage en prison – avec des prétentions d’ordre intellectuel, cette fois –, au lieu de l’immense libération et des splendeurs qu’il offre en réalité, est, au bas mot, un comble d’ineptie et de décadence.
À quoi [demandait Nietzsche dans une autre page prémonitoire] distingue-t-on toute décadence littéraire ? À ce que la vie n’anime plus l’ensemble. Le mot devient souverain et fait irruption hors de la phrase, la phrase déborde et obscurcit le sens de la page, la page prend vie au détriment de l’ensemble : le tout ne forme plus un tout. Mais cette image vaut pour tous les styles de la décadence : c’est, chaque fois, anarchie des atomes, désagrégation de la volonté. […] Partout la paralysie, la fatigue, l’engourdissement, ou bien l’inimitié et le chaos […]. Le tout n’a plus aucune vie : il est composite, calculé, factice, un artefact.
Le projet initial de déconstruction aura été prometteur, mais en faisant dans le scepticisme banal, cette dernière a subi le sort de la conscience sceptique, « ce radotage dépourvu de conscience » (Hegel) : la dérive dans le mauvais infini de l’accidentel et la constante contradiction de l’agir (94).
Moins décadente et bien plus féconde, malgré les apparences, pourrait se révéler la réduction cybernétique, mais son potentiel totalitaire n’est pas moins considérable.
— Avez-vous cessé de battre votre femme, oui ou non ?
— Monsieur le juge, je n’ai pas de femme et je n’ai jamais battu personne.
— Accusé, vous digressez. Répondez à ma question. Est-ce oui ou non ?
On aura reconnu le paralogisme de la question multiple (fallacia plurium interrogationum), qu’Aristote pouvait rapprocher du paralogisme tenant à l’homonymie ou à l’amphibolie. La faute dans tous ces cas, où les termes sont équivoques (source principale des sophismes), serait d’accorder une interrogation sans effectuer de distinction, tout uniment (95). Être prévenu contre cette faute, c’est l’enfance de l’art lorsqu’on argumente. La méthode mécanique n’est jamais à la hauteur d’une chose aussi vivante qu’une argumentation – encore moins en devenant binaire comme dans le nouvel ordre informatique, le langage se réduisant alors à oui ou non, 0 ou 1. Il n’est pas d’argumentation véritable qui n’oblige à des digressions apparentes – d’autant plus nombreuses que la matière sera profonde, vitale, complexe. Le simple fait élémentaire de définir ce qu’on dit a l’air d’une digression. De même les différents sujets que toute argumentation authentique ne manque pas de soulever rapidement et dont les explications nécessaires auront d’ailleurs à nouveau couleur de digression. L’avènement des sophistes de l’Antiquité a servi à mettre en relief combien l’inexpérience en matière de mots et de raisonnements rend vulnérable aux paralogismes, que seules les digressions apparentes d’un Socrate peuvent réfuter. La raison principale en est la multiplicité de sens que revêtent les mots les plus cruciaux. Plus une langue est riche, plus elle se fait polysémique, nuancée, mieux elle sert, en un mot, la pensée.
Or la révolution cybernétique, en universalisant le langage par oui ou non, 0 ou 1, crée une novlangue d’un autre type que celle de 1984, mais non moins appauvrie et totalitaire. Comme l’écrit Denis Duclos : « L’idéologie binariste transforme l’homme en logiciel pour qu’il devienne facteur de sûreté, de diagnostic, de production. En se faisant machinal au côté de la machine, non plus dans ses gestes comme sous le taylorisme, mais dans son esprit, par la novlangue partagée avec ses congénères, l’individu se civiliserait en ne posant plus de problème de confiance à l’intégration sociotechnique. […] Il se joue là un dressage de chacun à la machine de communication universelle. » (96)
Notes
(78) Cf. Tony Anatrella, Non à la société dépressive, Paris, Flammarion, 1993 ; « Champs », 1995, p. 54 ; Marcel Proust, Sur la lecture (1905), Paris, Actes Sud, 1988, p. 42.
(79) Milan Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être, trad. François Kérel, Paris, Gallimard, 1984, p. 312, 307, 318, 319, 323. Cf. Sigmund Freud, « Die Traumdeutung », dans Gesammelte Werke, II/III, Frankfurt, Fischer, 1942, p. 323.
(80) Gorgias, DK 82 B 11, 8 : λόγος δυνάστης μέγας έστίν, ὅς σμικρποτάτωι σώματι καὶ ἀφανεστάτωι θειότατα ἔργα ἀποτελεῖ ; trad. Jacques Brunschwig, dans « Gorgias et l’incommunicabilité », Actes du XVe Congrès de l’Association des sociétés de philosophie de langue française, 1971, sur La communication, Montréal, Montmorency, p. 79-84 ; Jc 3,2 (trad. TOB) ; Les entretiens de Confucius, XX, 3 et XIII, 3 (trad. Pierre Ryckmans, Paris, Gallimard, 1987).
(81) Edgar Morin, Pour sortir du XXe siècle, Paris, Nathan, 1981, p. 203-204, 209 sq., 212 sq., 216-217. Cf. maintenant « La plus grande famine de l’histoire (1959-1961) », par Jean-Louis Margolin, dans Le livre noir du communisme, par Stéphane Courtois et al., Paris, Robert Laffont, 1997, p. 530-541 ; sur le totalitarisme, Simon Leys, « Les droits de l’homme en Chine » (1978), dans Essais sur la Chine, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1998, p. 639-655.
(82) Rémi Brague, « Préface » dans Joseph Tischner, Éthique de solidarité, Paris, Critérion, 1983, p. 5 ; George Orwell, Nineteen Eighty-Four, Londres, Sec-ker & Warburg, 1949, Penguin Books, 1954, p. 171, 44, 46, 61 ; George Steiner, « The Hollow Miracle », dans Language and Silence, Londres, Fa-ber & Faber, 1958, 1985, p. 117 ; cf., du même auteur, « A Responsion », dans Reading George Steiner (éd. Nathan A. Scott Jr. et Ronald A. Sharp), Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1994, p. 281 sq.
(83) Cf. Václav Havel, « La politique et la conscience », dans Essais politiques, textes réunis par Roger Errera et Jan Vladislav, Paris, Calmann-Lévy, 1989, p. 225-247.
(84) George Steiner, Réelles présences. Les arts du sens, trad. Michel R. de Pauw, Paris, Gallimard, 1991, p. 145, 158.
(85) Jacques Derrida, « Lettre à un ami japonais », dans Psyché. Inventions de l’autre, Paris, Galilée, 1987, p. 387-393. Cf. la réponse de Trouillogan le philosophe à la question de Pantagruel : « Panurge se doibt-il marier ou non ? Tous les deux, respondit Trouillogan. Que me dictez-vous ? demanda Panurge. Ce que vous avez ouy, respondit Trouillogan. Que ay-je oui ? de-manda Panurge. Ce que j’ai dict, respondit Trouillogan. Ha ! Ha ! En sommes-nous là ? dist Panurge. Passe sans fluz. Et doncques, me doibs-je marier ou non ? Ne l’un ne l’aultre, respondit Trouillogan » (Rabelais, Le Tiers Livre, chap. XXXV, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1942, p. 476).
(86) David Lehman, Signs of the Times. Deconstruction and the Fall of Paul de Man, New York, Poseidon Press, 1991, p. 99-100. Cf. David H. Hirsch, The Deconstruction of Literature. Criticism after Auschwitz, Brown University Press, 1991.
(87) Jürgen Habermas, Le discours philosophique de la modernité, VII, trad. Christian Bouchindhomme et Rainer Rochlitz, Paris, Gallimard, 1988, p. 221 et 224. Au sujet de « l’abdication des clercs » face à la political correctness, George Steiner rappelle ceci : « Remember that “correctness” was a favorite Nazi word. “We are correct”, they would say as they massacred. “Correctness” is a very odd word that is worth thinking about. Political correctness is one symptom. The nihilistic merriments of deconstruction and postmodernity are another » (The Chronicle of Higher Education, 21 juin 1996).
(88) Aristote, Rhétorique, III, 14, 1415 b 22-24, trad. M. Dufour et A. Wartelle.
(89) Benjamin Barber, An Aristocracy of Everyone. The Politics of Education and the Future of America, New York, Ballantine Books, 1992, p. 122-123. Cf. David H. Hirsch, The Deconstruction of Literature. Criticism after Auschwitz, passim, mais notamment sur Derrida et Paul de Man, p. 80 sq., et le chap. 7, « Deconstruction and the ss Connection », p. 143-165.
(90) Plotin, Ennéades, III, 8, 1 (trad. E. Bréhier) ; Kenneth J. Gergen, The Saturated Self. Dilemmas of Identity dans Contemporary Life, New York, Basic Books, 1991, p. 194. Ludwig Wittgenstein, Tractatus Logico-Philosophicus, Londres, Routledge & Kegan Paul (1922), 1933, 5.5563, p. 148.
(91) J. Huizinga, In the Shadow of Tomorrow, New York, W. W. Norton, 1964, p. 150 sq. ; G. W. F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 175, trad. Robert Derathé, Paris, Vrin, 1975, p. 209.
(92) George Steiner, Réelles présences, p. 140 ; cf. p. 121 sur la « rupture de l’alliance entre mot et monde […] qui définit la modernité elle-même ». Dans Représentation et réalité (trad. Claudine Engel-Tercelin, Paris, Gallimard, 1990), Hilary Putnam retrace l’association du mot à un « concept » (plutôt qu’à une chose), au De Interpretatione (Peri Hermeneias) d’Aristote suivi en cela, avec des variantes, par John Stuart Mill, Bertrand Russell, Gottlob Frege, Rudolf Carnap et « tant d’autres philosophes importants » (p. 48).
(93) Charles Taylor, Sources of the Self, Cambridge University Press, 1989, p. 489 ; David Lehman, Signs of the Times, p. 112 et 147-148.
(94) Friedrich Nietzsche, Der Fall Wagner, 7, Kritischen Studienausgabe, Berlin et New York, Deutscher Taschenbuch Verlag et de Gruyter, 1988, vol. 6, p. 27 ; trad. Jean-Claude Hémery légèrement modifiée. Le mot « décadence » est en français dans le texte. G. W. F. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, IV B, p. 235-236.
(95) Cf. Aristote, Les réfutations sophistiques, chap. 17, 175 b 29 sq., trad. Louis-André Dorion, Paris, Vrin et Québec, pul, 1995.
(96) Denis Duclos, « Haine de la pensée. Le nouvel ordre informatique », dans Le Monde diplomatique, janvier 1999. L’auteur remarque également : « Pour autant qu’il s’inform