Le génie et l'amour du monde

Max Scheler

Comment le rapport des hommes avec le monde a-t-il pu prendre une forme telle qu’aucune limite ne soit respectée dans les efforts faits pour le transformer à des fins purement utilitaires, quelle conception du monde a présidé à cette grande opération technique conduisant au réchauffement climatique et à l’extinction d’une multitude d’espèces. La pensée écologique ne peut trouver la plénitude de son sens que dans une réponse à cette question. Ce texte de Max Scheler sur le génie et l’amour du monde en est une. Il est tiré de Le saint, le génie, le héros, Eglof, Librairie de l'Université, Fribourg p.150-170.

Quel est, dans les actes du génie, l'élément fondamental ? Par quel acte positif le génie parvient-il, en dernière analyse, à soustraire sa contemplation et son âme à l'emprise de toutes les valeurs et de toutes les fins qui n'ont qu'une fonction vitale ? Une telle question doit nécessairement se poser. Pour y répondre, il ne suffit pas du tout de parler, avec Kant et Schopen-hauer, d'une « contemplation désintéressée » et d'une appréhension désintéressée des valeurs (pour Kant, ce serait une contradiction dans les termes). En effet, comment comprendre cet « intérêt » ? Et comment peut-on voir, dans une simple négation et une simple restriction, dans ce refus de s'intéresser aux choses ou de considérer les intérêts qu'elles présentent, l'élément déterminant pour cet élargissement du monde dont il a été question ? Si l'on entend par « intérêt » la limitation du champ de la contemplation à ce qui est déterminé et unifié uniquement par les valeurs de l'agréable et de l'utile, il est juste alors de dire qu'une limitation de ce genre n'existe pas chez le génie. Mais si l'on entend par « intérêt » tout engagement de soi, positif et actif, dans les choses et l'acte de pénétrer leur richesse intime, la contemplation du génie est, dans ce cas, intéressée au suprême degré. Ce qui, visiblement, manque à ces penseurs que nous combattons, c'est l'idée d'un principe moteur positif de l'esprit, lequel seul peut nous expliquer comment cette forme inférieure de l'intérêt peut se changer en cette autre forme supérieure, qui est justement le propre du génie, et comment elle peut s'élever jusqu'à elle.

Dans le même sens, Laurent de Stein, Frédéric Nietzsche et d'autres auteurs ont aussi rejeté avec raison ce principe, purement négatif et quiétiste, de la « contemplation désintéressée ». L'œuvre d'art n'est-elle pas plutôt, se demande Nietzsche, une invitation au bonheur, une « promesse de bonheur » ? Ce qui, selon cette acception inférieure du mot, est soi-disant «désintéressé », est en réalité un intérêt porté à son paroxysme et à un tel degré d'universalité qu'il embrasse l'objet tout entier et dans sa plénitude. Cette plénitude de l'objet est en quelque sorte diminuée par les intérêts qui sont d'ordre inférieur et plus restreints. La joie qui accompagne la contemplation du génie n'est donc pas à identifier, comme le fait Schopenhauer, avec la conscience de certain calme intérieur, pareil au calme de la mer, à un repos du « moteur de la volonté »; tout au contraire, dans cette joie le monde lui-même est embrassé avec un enthousiasme et une générosité, un désir et une ardeur si grands que les non-génies n'en éprouvent de tels qu'aux lèvres de leur bien-aimée. Il s'agit donc là d'un acte positif d'amour spirituel pour le monde. Le caractère purement désintéressé de la contemplation, dont Kant et Schopenhauer ont voulu faire à tort l'essence même et le fondement de la contemplation du génie, n'est que la conséquence de cet amour. Peu importe d'ailleurs que cette contemplation soit une connaissance, une contemplation esthétique, ou une création artistique du monde, et peu importe l'objet sur lequel se porte cet amour suprême du monde.
Nous avons montré ailleurs! que l'acte d'amour est, dans tous les ordres de valeurs, le véhicule par lequel proprement l'homme élargit et agrandit son monde de valeurs. C'est ainsi que chez le saint l'amour de Dieu devient, à l'égard de l'objet de sa contemplation et sous l'influence de l'activité divine, un principe d'enrichissement: en effet, par cet amour le saint pénètre de plus en plus profondément dans l'être de la divinité et se met dans la disposition voulue pour recevoir d'elle et sur elle de nouvelles révélations. De la même manière, l'amour que le génie porte au monde est pour sa pensée une source créatrice, alors qu'une attitude entièrement désintéressée le conduirait au contraire à un abrutissement complet, à une vue du monde de plus en plus pauvre et même, à la fin du compte, à une absence totale de contenu objectif. Dans la contemplation du génie, l'intérêt que l'homme peut prendre aux choses n'est pas émoussé, mais il est condensé dans l'unité d'un seul acte. La méconnaissance de cet amour positif du monde résulte chez Kant de ce qu'il identifie tout amour à un « intérêt sensible » et que, pour Kant, seuls la raison, et l'ordre formel des phénomènes qui lui correspondent, sont au-dessus de l'ordre sensible; chez Schopenhauer cette méconnaissance vient du fait qu'il veut à tort ramener tout amour à la pitié et à cette « dépersonnalisation » qui est le fruit de la pitié.


L'amour du génie a pour objectif le monde lui-même tout entier; tout ce que le génie aime lui devient un symbole du monde, ou un moyen par lequel il peut embrasser dans son amour la totalité du monde. Le génie vibre d'une manière secrète et enthousiaste à l'unisson de l'être et de l'essence même du monde, considéré indépendamment de tout ce qu'il contient de choses et de biens particuliers.
Tandis que le non-génie reste enfermé dans le cercle des valeurs purement différenciatrices des choses et même, la plupart du temps, uniquement dans le cercle des valeurs de leur différenciation sociale, pour le génie, au contraire, l'espace, le temps dans lequel le monde s'étend en durée, l'air, l'eau, la terre, les nuages, la pluie et l'éclat du soleil, tout devient objet de cette joie avec laquelle il contemple amoureusement l'être immense du monde qui embrasse tout. C'est l'être du monde dans sa totalité, cet être cosmique, qui fait vibrer les cordes de son amour, avant même qu'il ne connaisse et qu'il ne voie dans le détail les êtres particuliers qu'il contient.


L'effet propre de cet amour du monde est double: du côté de l'objet, il est une effusion des choses, une révélation de leur richesse mystérieuse, un resplendissement de valeurs toujours nouvelles, avec, chez l'homme, la conscience que cette épiphanie va durer toujours et qu'elle est inépuisable; du côté du sujet, il délivre l'homme de cette angoisse de la vie qui est le propre d'un esprit lié aux nécessités vitales. La crainte, les prévisions pour l'avenir, les calculs de toute sorte, la prudence, la prévoyance, les vues secrètement intéressées ne sont que des effets secondaires de cette angoisse de la vie qui, dans un certain sens, est l'âme intime de la civilisation, bien plus, de l'esprit civilisateur lui-même. Le génie, ou plutôt le comportement qui correspond à sa nature propre, est le seul à ne plus connaître l'« angoisse du terrestre », comme dit Schiller. L'attitude qui est à l'extrême opposé de cet amour du monde est le souci né de l'angoisse de la vie, cette inquiétude déjà condamnée par l'Évangile. Il est certain que l'angoisse de la vie et que le souci de l'homme sont à l'origine du désir qu'il éprouve d'aménager la terre au moyen de sa technique, à l'origine même de tout esprit civilisateur.


L'esprit civilisateur, qui met tout en œuvre: prévoyance, prudence, sollicitude, perspicacité, pour se livrer à sa conquête du monde, est donc
à l'antipode de l'amour du monde. Il se borne à transformer le monde et à le façonner dans des buts utilitaires. Il est nécessaire dès lors qu'une sorte d'hostilité et de méfiance à l'égard des choses devienne la disposition intérieure fondamentale de l'homme dans son travail de civilisation. Voilà pourquoi les systèmes philosophiques qui sont nés d'un amour du monde sont tous à l'extrême opposé des systèmes nés de l'esprit civilisateur. Dans la philosophie de Platon et d'Aristote, — pour autant que celle-ci représente une conceptualisation de la pensée issue du génie grec considéré dans son ensemble, — nous avons un monde qui, avec son royaume de « formes » hiérarchisées, son harmonie et son ordre logique, est certes digne de susciter notre amour, bien qu'il n'ait pas été façonné par une civilisation de la technique. Aussi longtemps que le regard spirituel se porte sur un monde tel que celui-là, qui contient une rationalité et une harmonie immanentes, il est naturel que l'intention de conquérir ce monde et de le transformer par l'action de l'homme fasse totalement défaut. Mais dès que naît cette intention, aussitôt le rapport affectif de l'homme au monde devient un rapport d'hostilité de principe; aussitôt toutes les valeurs que le monde possède paraissent lui avoir été conférées uniquement par l'activité et le travail de l'homme. Bergson dit avec raison que la philosophie et la science exacte se distinguent en ceci que l'attitude fondamentale du philosophe à l'égard du monde est la « confiance », tandis que celle de la science est la « défiance » (qui est une spéculation à la baisse, c'est-à-dire qu'elle ne tient pas compte des personnes libres et des centres de vie).


Nous concluons de ce qui précède que l'absorption faite par le christianisme de l'amour et de la confiance que les anciens avaient pour le monde dans un amour et une confiance concentrés uniquement sur Dieu, que le mouvement, issu de là et plus ou moins accentué aux diverses époques de l'histoire, de dévalorisation, de déspiritualisation et de désanimation du monde ont préparé ce dernier à la transformation et au traitement par la technique. Le monde devait, en quelque sorte subir tout d'abord une déformation, il devait être dépouillé de sa rationalité et de sa beauté immanentes, avant de pouvoir devenir l'objet d'une activité utilitaire. Et voilà comment, si l'on regarde les choses en gros, le christianisme à tendance exclusivement surnaturaliste se trouve avoir des rapports étroits avec les mobiles qui ont suscité la civilisation mécaniciste des temps modernes. Ce ne sont sûrement pas les amis et les adeptes de la Renaissance ou les panthéistes, tels Giordano Bruno, Spinoza et autres, lesquels ont donné à l'amour que cette Renaissance avait pour le monde sa formulation philosophique classique, ce ne sont pas, dis-je, ces hommes-là qui ont créé la technique moderne et le régime économique capitaliste, mais ce furent des hommes venus de sectes protestantes à tendance surtout calviniste; l'organisation matérielle du monde, pour ces hommes-là, avait comme fin, non pas la jouissance, ou la joie du travail, mais l'accomplissement du devoir auquel on donna une forme ascétique — imposé par Dieu de transformer ce monde et de le rendre confortable, pour la plus grande gloire de ce même Dieu .


Dans la conception de la Renaissance, dont le fond était, comme Dilthey l'a montré avec beaucoup de pénétration, un « panthéisme dynamiste », il n'y avait rien qui poussait à une civilisation de la technique et qui suscitait ce désir illimité de travail et de gain pareil, à celui qui sert pour ainsi dire de vapeur à toute la machinerie de la civilisation moderne. Au total, la civilisation moderne repose bien plus sur une haine du monde que sur un amour du monde. Seul un monde que l'on croit, en son fond même dépourvu, de rationalité et de valeur, que l'on considère comme une « vallée de larmes », peut faire naître en l'homme cette soif exaspérée de domination qui commande le développement de la civilisation moderne. Cette haine et cette négation du monde ont atteint leur paroxysme dans le pragmatisme moderne. Dans cette doctrine, le monde, en dehors du travail de l'homme, devient un pur mélange de données hétéroclites, indéterminées, chaotiques, futiles et sans valeur, dépourvues de sens et de raison à manutention et à la domination duquel aucune limite n'est assignée.


Quand on affirme que la civilisation moderne est le fruit et l'effet d'un amour enthousiaste du monde, que le moyen âge, au contraire, n'a pas pu, à cause de son attitude démissionnaire et transcendante à l'égard du monde, parvenir à une telle civilisation, on commet l'erreur la plus pernicieuse qui soit et qui est bien caractéristique d'une certaine conception vulgaire de l'histoire. L'amour du moyen âge pour le monde n'est pas, il est vrai, cet amour exclusif, qui se pose contre l'amour transcendant de Dieu, de la Renaissance — tel qu'il apparaît dans l’amor intellectualis dei de Spinoza ou dans le concept d'amour héroïque de Giordano Bruno —, mais, d'autre part, cet amour du moyen âge pour le monde est certes beaucoup plus grand que celui des sectes protestantes de l'âge moderne. La synthèse de l'idéal chrétien et de l'aristotélisme, au moyen âge, a donné naissance à une conception du monde qui, dans l'harmonieuse disposition de ses éléments, devait susciter un amour bien plus grand que la conception mécaniciste de l'âge moderne, où toute valeur, toute finalité, toute forme, ont disparu. Le peuple qui, d'après les pénétrantes recherches de Sombart, a contribué le plus à établir la domination de la civilisation économique des temps modernes, le peuple juif, est sans aucun doute de tous les peuples celui dont l'esprit racique est le moins porté à l'amour du monde. Ce n'est pas un élargissement du monde, comme celui que tend à créer l'amour du monde, qui a été causé par l'esprit de la civilisation moderne, mais au contraire une limitation et un rétrécissement de la conception du monde: celle-ci fut réduite à la considération unique et immédiate de l'activité pratique de l'homme.
Il existe plusieurs manières d'aimer le monde: l'une prend, pour ainsi dire, le chemin détourné de la cause du monde, la personne divine et elle aime le monde en et avec Dieu; pour l'autre, le monde est l'objet immédiat d'une contemplation pleine d'ivresse et d'un enthousiasme extatique, où chaque chose particulière et chaque être particulier sont en quelque façon immergé dans les flots de l'Etre du Tout et de la Vie du Tout, communiqués à l'homme qui se trouve dans cet état. Giordano Bruno, Spinoza et, dans les temps modernes, Walt Whitman et Verhaeren ont formulé et prêché cette dernière forme de l'amour du monde. Quant à la première forme, où le monde n'est jamais donné à l'homme d'une manière absolument indépendante de l'amour qu'il porte à la Personne spirituelle, créatrice et providence du monde, nous croyons la trouver, dans sa manifestation la plus profonde et dans un équilibre vraiment admirable d'une part de l'amour de Dieu et d'autre part de l'amour du monde, chez saint François d'Assise, dans sa vie active et dans ses sermons. La forme panthéistique de l'amour du monde, la deuxième que nous avons énumérée plus haut, à mesure qu'elle s'empare plus intensément de la vie, aboutit nécessairement à un quiétisme total et à une soumission passive devant toutes les choses. Si elle devenait générale, à ce moment-là toute activité technique ayant le monde pour objet perdrait son stimulant et sa raison d'être. Car là seulement où l'amour du monde passe, si l'on peut dire, par Dieu, par l'image que Dieu a du monde, par les idées divines et les valeurs qui leur correspondent, peut naître ce désir qui pousse l'homme à surélever et à idéaliser le monde dans le sens des idées et des valeurs divines, phénomène que l'on voit se produire dans la culture et la civilisation. En outre, cet amour panthéistique du monde, dont nous parlons, ou mieux cette ivresse du monde, est totalement dépourvue de principe électif; elle est hostile, dans son fond même, à toute forme particularisée et positive de l'existence. L'amour du monde n'y est pas conciliable, non seulement avec l'amour de Dieu, mais non plus avec l'amour des êtres particuliers et des formes particulières, quels qu'ils soient; ceux-ci en effet sont considérés uniquement comme des sortes de vagues et d'ondulations à la surface de l'Etre universel, lui seul objet de l'amour.


Au contraire, la forme la plus haute et la plus noble de l'amour théistique du monde, tel que le vivait François d'Assise, évite cet exclusivisme et ces excès. La matière et la personne de Dieu y sont communiquées par une hiérarchie, infinie dans sa richesse, de formes et de valeurs disposées selon leur dignité plus ou moins grande. Grâce à cette disposition hiérarchique des êtres, l'amour peut distinguer ce qui est plus près de ce qui est plus loin de Dieu, et parmi les choses, celles qui, à cause de leur individualité, méritent d'être aimées de celles qui le méritent moins.

À lire également du même auteur

Le pseudo «bien universel»
Remplaçons le mot Angleterre par États-Unis et les termes «beatus possidens» par «pax americana




Articles récents