Laudato Si : le livre d’une génération, par Robert Manne
Laudato Si : le livre d’une génération, par Robert Manne
Présenté et commenté par Jacques Dufresne
Robert Manne, est l’un des intellectuels les plus influents d’Australie. Né en 1947, il a publié une vingtaine de livres et collaboré régulièrement au journal anglais The Guardian de même qu’à la revue australienne Monthly. Il publiait récemment dans Monthly, un article intitulé :
«L’encyclique Laudato Si : une lecture politique»
En sous-titre : «L’encyclique papale est le premier ouvrage à la hauteur du défi du changement climatique.»
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L’article de Robert Manne dont je présente en traduction les passages essentiels correspond parfaitement à mon opinion sur l’Encyclique Laudato Si. Dans le commentaire qui suit ce passage, j’évoque des événements de ma carrière à l’appui de mon propre témoignage. J.D.
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«Quand j’étais jeune, écrit Manne, le climat intellectuel était dominé par le besoin de se situer par rapport aux catastrophes de toutes sortes qui avaientt frappé l’Europe et le reste du monde entre 1914 et 1945. À mes yeux, le livre phare de cette époque fut Les origines du totalitarisme d’Hannah Arendt.
À notre époque, nous faisons face à une crise de civilisation aussi profonde, mais d’une nature totalement différente : la destruction graduelle et selon toute vraisemblance d’origine humaine de la condition de cette Terre sur laquelle la vie humaine a fleuri au cours des derniers millénaires. Au centre de cette crise : ce que nous appelons tantôt le réchauffement global tantôt les changements climatiques.
Au cours des dernières décennies, j’ai lu je ne sais combien de livres et d’articles, dont plusieurs de premier ordre, examinant et tentant d’expliquer sous tous les angles imaginables, le naufrage dans lequel nous précipitons la Terre en toute conscience. Ce n’est toutefois que la semaine dernière que j’ai lu un écrit qui, par le ton et l’envergure m’a semblé, comme ce fut le cas pour le livre d’Arendt, tout-à-fait à la hauteur du thème. Ce livre c’était l’encyclique Laudato Si' : Pour la sauvegarde de notre maison commune, à mes yeux l’un des ouvrages les plus importants de notre époque.»
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Commentaire de Jacques Dufresne
C’est précisément ce que j’ai éprouvé et pensé. Je n’hésite donc pas à ajouter mon témoignage à celui de Robert Manne.
En 1972, la revue Critère, que je venais de fonder, publia un numéro substantiel sur l’environnement et quelques années plus tard, suite à la publication du Rapport Meadows (Limits to Growth) un numéro intitulé «Croissance et démesure».
Ces questions sont demeurées depuis au centre de mes intérêts et au fil des articles que j’ai écrits, des colloques que j’ai organisés, j’ai noué des liens d’amitié avec René Dubos, le co-président de la conférence de Stockholm en 1972; Ivan Illich l’un des premiers penseurs à avoir associé les aspects sociaux-culturels de la question aux aspects écologiques; et également avec le cinéaste Frédéric Back, réalisateur du film L’homme qui plantait des arbres.
J’ai étudié l’œuvre de pionniers tels que Ludwig Klages, Lewis Mugford, Jacques Ellul, Bernard Charbonneau. Dans la revue L’Agora, fondée en 1993 et paraissant désormais sous la forme de la Lettre de l’Agora, l’avenir de la Terre a eu encore plus d’importance. Quand nous avons lancé l’Encyclopédie de l’Agora en 1998, nous avons réuni l’écologie et l’économie dans une même catégorie, afin de créer chez les jeunes l’habitude de ne jamais dissocier ces deux disciplines. Quand plus tard, nous avons compris que c’est l’homme en tant qu’être vivant qui était menacé par l’homme machine, nous avons créé le portail Homo Vivens.
Dès ma première lecture de l’encyclique Laudato Si', j’y ai découvert la synthèse vers laquelle convergeaient toutes les pistes que j’avais empruntées. La notion d’«écologie intégrale», juste milieu entre les excès auxquels l’écologie profonde a pu donner lieu et ceux de l’ancienne conception anthropocentrique, m’a satisfait pleinement.
J’attache aussi la plus grande importance à la juste place faite dans l’encyclique à la science en général et en particulier à l’approche systémique, la présente Lettre en est la preuve et l’on comprendra que je ne veuille rien ajouter au à la position de Fritjof Capra sur la question.
L’équilibre entre l’importance accordée à l’action et à la vie intérieure a renforcé mon adhésion à l’ensemble du texte. Si radicale que soit la position du pape François dans l’Encyclique Laudato Si', elle demeure un appel à une conversion intérieure, non à des recours exclusifs à des solutions techniques. Le pape François revient constamment à l’analogie entre le paysage intérieur et le paysage extérieur : «S’il est vrai, comme l’écrivait Benoît XVI, que ‘’ les déserts extérieurs se multiplient dans notre monde, parce que les déserts intérieurs sont devenus très grands,’’ la crise écologique est un appel à une profonde conversion intérieure.»
Une conversion à l’écologie qui n’exige pas nécessairement une conversion à une religion et qui doit se traduire par des actions, si modestes soient-elles.
«Dans certains pays, lit-on dans l'encyclique, il y a des exemples positifs de réussites dans les améliorations de l’environnement tels que l’assainissement de certaines rivières polluées durant de nombreuses décennies, ou la récupération de forêts autochtones, ou l’embellissement de paysages grâce à des œuvres d’assainissement environnemental, ou des projets de construction de bâtiments de grande valeur esthétique, ou encore, par exemple, grâce à des progrès dans la production d’énergie non polluante, dans les améliorations du transport public. Ces actions ne résolvent pas les problèmes globaux, mais elles confirment que l’être humain est encore capable d’intervenir positivement. Comme il a été créé pour aimer, du milieu de ses limites, jaillissent inévitablement des gestes de générosité, de solidarité et d’attention.»
«Les moyens forts sont oppressifs, disait Simone Weil, et les moyens purs sont inopérants.» Ce sont des moyens purs que le pape François propose. D’où une impression d’irréalisme qui se dégage de l’encyclique. C’est parce que l’humanité moderne a tourné ses moyens forts à la fois contre la nature et contre les peuples voisins que la crise du climat est devenue si grave .Comment les mêmes moyens forts pourraient-ils nous tirer de cette impasse?
Dans la perspective du pape comme dans celle de Simone Weil, seule une énergie spirituelle d’un autre ordre peut rendre les moyens purs possibles et efficaces. Tout en invitant les croyants à faire appel à la grâce de Dieu, il invite l’ensemble des hommes à se soucier de la beauté; cette beauté qui inspire le respect des choses et des êtres : «Prêter attention à la beauté, et l’aimer, nous aide à sortir du pragmatisme utilitariste. Quand quelqu’un n’apprend pas à s’arrêter pour observer et pour évaluer ce qui est beau, il n’est pas étonnant que tout devienne pour lui objet d’usage et d’abus sans scrupule.»
Dans le contexte mondial actuel, on ne peut que souhaiter l’avènement d’un pouvoir mondial, à la fois spirituel et scientifique, ce qui suppose un triple dialogue : entre les religions, entre les sciences et entre les différents mouvements écologistes :
«La majorité des habitants de la planète se déclare croyante, et cela devrait inciter les religions à entrer dans un dialogue en vue de la sauvegarde de la nature, de la défense des pauvres, de la construction de réseaux de respect et de fraternité. Un dialogue entre les sciences elles-mêmes est aussi nécessaire parce que chacune a l’habitude de s’enfermer dans les limites de son propre langage, et la spécialisation a tendance à devenir isolement et absolutisation du savoir de chacun. Cela empêche d’affronter convenablement les problèmes de l’environnement. Un dialogue ouvert et respectueux devient aussi nécessaire entre les différents mouvements écologistes, où les luttes idéologiques ne manquent pas. La gravité de la crise écologique exige que tous nous pensions au bien commun et avancions sur un chemin de dialogue qui demande patience, ascèse et générosité, nous souvenant toujours que « la réalité est supérieure à l’idée »
Souhaitons que l’une des suites à la Conférence de Paris de décembre 2015 soit la tenue régulière, dans un même lieu, d’un triple dialogue de ce genre.