L'appropriation des exercices par le christianisme

Daniel Desroches

Selon l'helléniste Pierre Hadot, les exercices spirituels antiques auraient survécu dans un courant bien circonscrit du christianisme, celui qui, vers le second siècle, s'est appelé lui-même «philosophie», car il proposait rien de moins qu’un mode de vie chrétien. Nous avons affaire ici à une lente assimilation des exercices philosophiques par les Pères de l’Église entre le IIe et le Ve siècles de notre ère. Il faut décrire brièvement cet important phénomène de culture en résumant certaines analyses de l’helléniste.

On a souvent comparé le Christ à Socrate puisque les vies de ces deux maîtres d’existence présentent de remarquables similitudes [1]. À la manière de F. Lenoir, on peut se demander si le Christ fut «philosophe» ou s’il peut être considéré comme tel [2], car il a proposé une «éthique à portée universelle» qui peut être redécouverte à travers la philosophia christi de l’humaniste hollandais Érasme de Rotterdam (1469-1536) [3]. Dans la même veine, on peut se demander ce que partagent, quant à l’essentiel de leur message, un philosophe comme Socrate et des prophètes comme le Christ et le Bouddha [4]. Peut-être découvrira-t-on chez ces «maîtres de vie» des valeurs humanistes toujours actuelles servant de réponses à la question du sens à la vie. Quoi qu’il en soit, ces questions serviront à introduire la présente section, étant entendu que l’examen des rapports entre la philosophie grecque et le christianisme exige de longs développements qui ne peuvent trouver place dans un article.


S’il n’est pas étonnant que les exercices philosophiques aient survécu à la chute de l’Empire romain et qu’on les retrouve plus de deux siècles après la mort de l’empereur stoïcien Marc Aurèle, ce qui étonnera davantage est la manière dont ceux-ci ont pu cheminer pour intégrer les célèbres Exercices spirituels [5] d’Ignace de Loyola (1491-1556). La thèse de Hadot est que le christianisme s'est présenté lui-même comme une «philosophie» et a intégré progressivement les exercices philosophiques grecs, tandis qu'au Moyen Âge la philosophie se mettait au service de la théologie en fournissant à celle-ci l'armature théorique dont elle avait besoin. [6]

Comme l’explique Hadot, les exercices spirituels antiques auraient survécu dans un courant bien circonscrit du christianisme, celui qui, vers le second siècle, s'est appelé lui-même «philosophie», car il proposait rien de moins qu’un mode de vie chrétien [7]. Hadot a souligné le trait inusité de cette appellation de «philosophie chrétienne», car la «philosophie» est un phénomène de culture grecque qui ne pouvait pas, du moins à l’origine, être confondu avec une religion révélée [8] – bien que la période hellénistique s’y prêtera beaucoup mieux. Selon Hadot, nous avons affaire ici à une lente assimilation des exercices philosophiques par les Pères de l’Église entre le IIe et le Ve siècles de notre ère. Il faut décrire brièvement cet important phénomène de culture en résumant certaines analyses de l’helléniste.


Ce serait d’abord l'ambigüité sémantique du vocable grec «Logos» qui, chez Jean l’Évangéliste, rendit possible une «philosophie chrétienne» [9]. Selon les Apologistes du second siècle, le christianisme annoncerait la «vraie philosophie», car il possèderait le Logos universel incarné en Jésus Christ, tandis que les philosophes païens, les Grecs, n’auraient vécu que selon une parcelle du Logos universel [10]. «Cette identification entre christianisme et vraie philosophie, relevait Hadot dans son article de référence, inspirera de nombreux aspects de l’enseignement d’Origène et restera vivante dans toute la tradition origénienne, notamment chez les cappadociens: Basile de Césarée, Grégoire de Nazianze, Grégoire de Nysse, et également Jean Chrysostome.» [11]


Voilà donc comment se justifiait l’appellation inédite de «philosophie chrétienne». Or il apparaîtra plus significatif encore, pour comprendre le phénomène d’assimilation des exercices spirituels, d’indiquer que les formes philosophiques d’ascèses et d’épreuves convenaient parfaitement à l'idéal monastique que prêchaient les jeunes communautés chrétiennes. En effet, l’attitude philosophique par excellence des platoniciens et des stoïciens avait été l'attention à soi (prosochè), à savoir la «vigilance de chaque instant» à sa parole, à sa pensée, à ses actions ou à l'annexion au cosmos. Or si le mode de vie ascétique et l’attention à soi existaient déjà chez Plotin et chez son disciple Porphyre au cours du troisième siècle, la prosochè deviendra par la suite l'attitude fondamentale du moine chrétien [12]. En guise de conclusion partielle, le phénomène culturel d’intégration des exercices antiques par le christianisme apparaît déjà clairement, selon Hadot, chez Clément d’Alexandrie au début du troisième siècle.


Or retracer le rôle spirituel prépondérant de l’attention à soi, c’est presque annoncer la pratique de l’examen de conscience. Justement, y a-t-il une relation entre le l’examen de conscience, si cher au christianisme, et les exercices de la philosophie antique? Fort probablement, s’il faut en croire Hadot, car c’est l’appropriation, puis la réorientation de l’examen de conscience, qui aurait rendu possible le déchiffrement de la conscience par le christianisme. En effet, l'examen de conscience, dans sa version païenne, avait été pratiqué par les pythagoriciens, les platoniciens, les épicuriens et les stoïciens. Or dans le christianisme, il semble que l'examen de conscience apparaisse pour la première fois chez Origène, un chrétien de langue grecque qui vécut à Alexandrie au IIIe siècle [13]. En somme, il s’agirait derechef de l’intégration d’une pratique philosophique grecque dont la finalité par la suite sera accordée au choix de vie chrétien.


Or à quelle période pourrait remonter le déchiffrement de la conscience coupable, la pratique religieuse qui suspecte les désirs et les péchés à l’intérieur de l’âme humaine? Selon Hadot, ce serait probablement à partir de La vie d'Antoine écrite par Athanase d’Alexandrie au IVe siècle; il s’agit d’un texte dans lequel l’auteur propose au méditant de noter scrupuleusement «les actions et les mouvements» de son âme [14]. La thèse de l’appropriation progressive des exercices antiques par le christianisme est largement partagée par Foucault qui a, pour sa part, procédé à une longue étude du souci de soi, un thème qui connaît une inflexion radicale à partir du christianisme. En effet, le souci de soi avait une portée positive et affirmative durant l’Antiquité, une attitude qui sera bientôt renversée par les prémisses du christianisme. Comme le faisait remarquer Foucault: «Et c'est là où le christianisme, en introduisant le salut comme salut au-delà de la vie, va en quelque sorte déséquilibrer ou, en tout cas, bouleverser cette thématique du souci de soi. Bien que, je le rappelle une fois encore, chercher son salut signifie bien se soucier de soi. Mais la condition pour chercher son salut sera précisément la renonciation.» [15]


En terminant, il ne faut pas non plus courber le bois dans l’autre sens et méconnaître le rôle civilisateur du christianisme en Occident. D’accord sur ce point avec l’historien des religions F. Lenoir, ce n’est pas du tout ce à quoi invite l’helléniste Hadot lorsqu’il remarque ceci: «On ne saurait trop insister sur l'importance capitale de ce phénomène d'assimilation entre christianisme et philosophie. Entendons-nous bien. Il ne s'agit pas de nier l'originalité incomparable du christianisme.» [16] Dans le prochain dossier, il sera question des prolongements des exercices spirituels antiques dans la vie philosophique moderne, c’est-à-dire de l’héritage antique que l’on retrouve chez les philosophes qui ont vécu entre les XVIIe et XXe siècles.


Ouvrages de Hadot pouvant se rapporter au sujet :

Plotin ou la simplicité du regard (1963), Gallimard, 1997.
Exercices spirituels et philosophie antique (1981), Albin Michel, 2002.
Qu'est-ce que la philosophie antique? Gallimard, 1995.
Études de philosophie ancienne, Les Belles Lettres, 1998.
Plotin. Porphyre. Études néoplatoniciennes, Les Belles Lettres, 1999.
La philosophie comme manière de vivre. Entretiens, Albin Michel, 2001.
 

À propos des exercices philosophiques et du christianisme :

Hadot «Exercices spirituels antiques et philosophie chrétienne, Exercices…, 75-98
Hankey «Philosophy as Way of Life for Christians?», Laval théol. & phil. 59-2, 2003

Deman, T. Socrate et Jésus, L’Artisan du Livre, 1944.
Foucault, «Les techniques de soi», Dits et écrits II, 363, Gallimard, 2001, 1602-32.
Guillaumont, A. Aux origines du monachisme chrétien, Bellefontaine, 1979.
Jaspers, K. Les grands philosophes, I, Plon, 1963.
Lenoir, F. Le Christ philosophe, Plon, 2007.
___, Socrate, Jésus, Bouddha: Trois maîtres de vie, Fayard, 2009.
Pacaut, M. Les Ordres monastiques et religieux au Moyen Âge, Nathan, 1993.
Ignace de Loyola, Exercices spirituels: Texte définitif (1548), Seuil, 1982.
Spanneut, M. Le stoïcisme des Pères de l’Église, Seuil, 1957.
 

Notes :

 


 

[1] Jaspers, K. Les grands philosophes, I, Plon, 1963. Deman, T. Socrate et Jésus, L’Artisan du Livre, 1944. Voir Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique? 46-7.

[2] Lenoir, F. Le Christ philosophe, Plon, 2007. Voir les ouvreages proposés plus haut.

[3] Domanski, J. La philosophie, thérapie ou manière de vivre? Cerf, 1996, 114-9. Cf. «Quelques observations sur l’attitude d’Érasme envers la philosophie», Neohelicon, 3-1975, 1-2, 87-108.

[4] Lenoir, F. Socrate, Jésus, Bouddha: Trois maîtres de vie, Fayard, 2009.

[5] Ignace de Loyola, Exercices spirituels: Texte définitif, Seuil, 1982. Cf. Hadot, «Exercices spirituels antiques et philosophie chrétienne», Exercices spirituels… 75-7.

[6] Exercices spirituels…, 296-7 et 313-9. Cette thèse est discutée par W. J. Hankey, «Philosophy as Way of Life for Christians ?», Laval théologique et philosophique, 59, 2, 2003, 193-224.

[7] «Exercices spirituels antiques et philosophie chrétienne», Exercices spirituels…, 77. Cf. 296.

[8] Qu’est-ce que la philosophie antique? 355. Cf. Exercices spirituels…, 296.

[9] Qu’est-ce que la philosophie antique? 356.

[10] Qu’est-ce que la philosophie antique? 357-8. Cf. Exercices spirituels…, 79.

[11] «Exercices spirituels antiques et philosophie chrétienne», Exercices spirituels, 79

[12] «Exercices spirituels antiques et…», Exercices spirituels…, 89. Cf. 26-7.

[13] «Exercices spirituels antiques et…», Exercices spirituels…, 89.

[14] «Exercices spirituels antiques et…», Exercices spirituels…, 90. À ce propos, cf. Foucault, M. «L’écriture de soi», Dits et écrits II, texte 329, Gallimard, 2001, 1234-49.

[15]  Foucault, M. «L'éthique du souci de soi...», Dits et écrits II, 356, 1536

[16] «Exercices spirituels antiques et…», Exercices spirituels…, 81. Cf. aussi Qu’est-ce que la philosophie antique? 372.

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