La mort de Rodin

Élie Faure
Le dernier des grands romantiques est mort. Le dernier en date. Je n'oserais dire en qualité. Entre Hugo et Byron, Delacroix et Baudelaire, Michelet et Balzac, Wagner et Schumann, Schopenhauer et Nietzsche, Daumier et Berlioz, Rodin et Zola, il y a des abîmes inégaux dont l'avenir fixera, peut-être, les profondeurs et les limites, à moins que le mouvement des esprits soit comme celui de la mer. Tout ce que nous pouvons dire c'est que, si le romantisme survit, ou tout au moins certains sommets du romantisme – et c'est probable – Rodin survivra.

Il est romantique par les deux aspects essentiels de son œuvre : la puissance incroyable de la saillie expressive, traduction d'un sentiment tragique dont l'objet n'est que le symbole – j'allais dire l'occasion –, et l'impuissance également incroyable à construire une forme qui fasse architecture dans l'espace, dont on puisse faire le tour, dont les volumes et les plans s'engendrent et se pénètrent, qui soit une d'où qu'on la voie et reste une dans le souvenir. Écueil commun à tous les romantiques, Baudelaire et Daumier peut-être exceptés. Mais Daumier, n'est-ce pas, n'était qu'un caricaturiste, et Baudelaire un aliéné. Jamais, chez les plus grands d'entre les romantiques, la forme n'est établie de toutes pièces dans l'esprit avant de jaillir dans le verbe. On dirait qu'elle sort du verbe, par éclairs éblouissants qu'ils en tirent en le frappant, en le meurtrissant, en le tordant comme un métal. Pourtant Rodin disait vouloir ne construire que des ensembles. Lisez une ou deux pages de son œuvre «littéraire» (1). Vous y verrez, parmi un fatras regrettable de ficelles et de raccords, quelques aperçus admirables sur la nécessité de bâtir la forme par l'ensemble, d'y subordonner le détail, de la considérer d'abord par ses plans et ses profils. On dirait, après avoir lu ces lignes, qu'il ne comprend pas toujours les belles choses qu'il fait.

Il est le maître du morceau. Si on isole, dans l'œuvre entière de Rodin ou dans une quelconque des œuvres de Rodin, une face, un buste, une cuisse, un bras, tout de suite on pense à Rembrandt. Cela ne vit pas seulement. Cela est ravagé de vie. Cela roule, ondule, tressaille, gonflé de cris et de sang. Ce qui est dans la forme, l'influx nerveux qui la modèle, poussé du dedans par la faim, l'amour, la pensée, la brise et la meurtrit comme en voulant fuir d'elle. Et cela y reste, pourtant, parce que, dans l'élan passionnel échappé du cœur de l'artiste, le modelé, à cette seconde unique mais immortelle de sa vie, a la sûreté infaillible du plus tragique des instincts. Les Romantiques, et Rodin en particulier, m'apparaissent comme des femmes en amour. La maîtrise d'eux leur échappe, un dieu vit, qui est pour eux comme est l'homme pour elles, et en joue à cet instant là. Cet instant, c'est l'étreinte, il faut se comprendre. Hors de l'étreinte, c'est l'homme qui est le vaincu, et chez les artistes, le dieu. L'architecture de l'esprit chancelle, ou même s'écroule, le morceau seul reste vivant sur la route qu'il a suivie, et si vivant, il faut le dire, qu'il encombre l'horizon... Les portraits profonds de Rodin, ces faces bosselées, serrées, ces masques volcaniques qui avancent en projetant au devant d'eux les puissances agissantes et pressantes du dedans, sont les seuls monuments complets qu'il ait laissés derrière lui, parce qu'un visage est monument, parce qu'un visage ne vit pas si, de partout, les plans, les courbes, les bosses et les volumes du crâne n'accourent et ne s'accordent pour participer à le former. Mais dessous le cou ne tient pas, ou la poitrine est défoncée. Deux seins de femme qui ondulent, une main qui s'ouvre, deux pieds qui marchent sur le sol, sont des portraits de seins, des portraits de mains, des portraits de pieds. Seuls peut-être l'Age d'airain, le Saint-Jean-Baptiste, l'Eve, celui des Bourgeois de Calais qui tient la clé entre ses poings, sont des œuvres monumentales qui vivent du haut en bas. Encore est-il dangereux d'en faire le tour complet. Un plan s'effondre, un volume est vide en dessous, le corps parfois chancelle sur la jambe qui ne tient pas... Rodin s'en rendait compte. Il a construit des torses d'une admirable unité, mais où la tête, les bras, les jambes manquent. C’est une ruse, et on la lui a reprochée. Pour moi, je la crois innocente. Il ne dépassait pas les frontières de l'impression qu'il éprouvait. Et par éclairs, quand il parvenait à dresser un ensemble, ce n'était qu'un état d'équilibre très court et très instable entre deux phases de recherches trop éparpillées où son génie titubait.

Ceci dit, c'est un statuaire formidable. La vie qu'il distribue aux surfaces bouleversées, on dirait qu'il l'arrache aux profondeurs de la matière où il a la puissance unique de faire battre son cœur. J'ai parlé de Rembrandt – architecte d'ailleurs, lui, et capable d'inspirer à une foule entière la vie d'un fragment quelconque du poème qui la décrit. C'est bien cette même boue enflammée qui traduit, dans les jeux profonds des clartés et des ombres, les drames silencieux qui donnent aux formes du peintre leur prodigieuse humanité. Il faut le remarquer. Dans ses entretiens, il insiste surtout, à propos de l'admirable organisme des cathédrales – un, cohérent, logique comme un squelette articulé –, sur les nuances qui animent les surfaces du monument. Rodin est un peintre, c'est en jouant de la lumière sur les surfaces qu'il leur inflige cette vie si mobile et si dramatique qu'elle fait penser à la houle de quelque lave primitive figée et maintenue vivante par la volonté d'un dieu. Regardez ses dessins. C'est comme une flaque de sang. Mais elle a la forme d'une âme, comme on reconnaîtrait dans le contour d'une tache rouge sur la terre ou sur un mur, l'empreinte d'un pied meurtri ou d'une main déchirée.

C'est là qu'il faut chercher le secret de sa gloire unique. Né sculpteur – car l'Age d'airain par exemple, où des soubresauts nerveux et des déformations involontaires font déjà pressentir le besoin qui tourmente l'artiste de briser la forme par l'expression qu'elle contient, est une statue suffisamment et même fortement équilibrée –, né sculpteur, il a cherché constamment à arracher aux profondeurs de la matière, pour le répandre sur les surfaces en mouvement, l'esprit qui était en lui-même et qui dort pour l'artiste dans tous les objets du chemin. De là une oscillation perpétuelle entre la conquête provisoire d'un langage qu'il aurait voulu assez stable et ferme pour maîtriser définitivement les orages qui l'agitaient, et la défaite momentanée d'une volonté toujours assaillie. Il est de la classe des grands chrétiens, ou des grands maudits, et c'est la même. La lutte est éternelle entre l'esprit qui veut monter et la chair qui l'étreint de partout, s'attache à lui et le retient et le submerge. Dans la Main de Dieu, des larves grouillent. Elles n'en sortiront plus, et la Porte de l'Enfer se refermera sur elles. Ses couples en amour ne se détacheront jamais. La peau est soudée à la peau. La poitrine de la femme, étendue, et que la matière ambiante accompagne, ondule comme la houle éternelle du large, l'homme soulevé sur les poings, aveugle, lève le front comme un noyé. Pour attiser leur feu, les chairs s'unissent. Et plus la brûlure est atroce, plus le contact se fait étroit. La luxure désespérée tord les muscles, érige les têtes, jette les corps vaincus hors des chemins de la volonté et du bonheur. Nul n'a écrit poème plus tragique de l'éternelle condition et de l'éternelle défaite de l'esprit. A moins que la victoire de l'esprit soit précisément d'exprimer avec une puissance monotone, d'Eschyle à Pascal, de Dante à Baudelaire et de Shakespeare à Rodin, la condition et la défaite de l'esprit, et que l'art tout entier soit la revanche inutile de l'âme toujours en révolte contre la chair toujours tapie dans son invincible cruauté. Au pessimisme de répondre si la vie supérieure du monde n'est pas précisément conditionnée par le sentiment dramatique de sa condamnation à tourner toujours dans ce cercle que l'amour forge et que ferme la mort.

Je n'aurais pas voulu. connaître Rodin. Je n'aurais pas aperçu, en l'écoutant, les trous de son œuvre, que je prenais auparavant pour des abîmes de mystère. Maintenant je comprends trop. Il ne parlait guère que de métier. Et il ne semblait pas s'apercevoir du drame qu'exprimait son oeuvre. Ou alors il le compliquait, le surchargeait d'explications littéraires et d'inutiles intentions. Que lui a-t-il manqué pour être Eschyle ou Villon, Dante ou Pascal, Shakespeare ou Baudelaire ? L'intelligence ? L'unité de culture ? Une forme d'introspection capable de lui faire apparaître la signification de la lutte qui l'habitait ? La volonté d'eu sortir victorieux ? Je ne sais. À coup sûr, il a laissé la plus puissante expression plastique qui soit du drame sexuel. Mais n'est-elle pas trop fragmentée, trop tourmentée, pas assez débarrassée de la préoccupation d'étonner et de la manie de penser ? À tout instant, elle donne l'impression qu'elle dépasse le but qu'il veut atteindre et que l'esprit, si profondément présent quand la matière l'accable, ne s'échappe trop souvent d'elle que par des procédés extérieurs qui l'essoufflent, l'y font retomber et s'y noyer tout à fait. J'aurais voulu que ce grand sensuel fût plus certainement un grand esprit. J'aurais voulu que ce grand artiste fût plus constamment un grand homme. Cet équilibre, qu'il poursuit, ou plutôt qu'il appelle, si l'on en croit tous ceux qui l'ont écouté parler, jamais il ne l'atteint que par éclairs... Les lambeaux de l'esprit tournent en désarroi autour d'un centre fixe où il ne parvient pas à s'établir tout à fait. Ces corps renversés, ces bras qui se lèvent, ces jambes flottant à la dérive comme des branches mortes sur un fleuve déchaîné, sont le symbole de son œuvre entière, altérée par un sentiment éperdu de l'architecture plastique qu'il ne réalise jamais.

Malgré tout un très grand artiste – un monstre – a quitté notre chemin où il laisse, je le crois, quelques bornes éternelles. Tout ensanglantés que nous sommes, il convient de saluer en lui l'un de ces tyrans de l'esprit qui règnent dans la durée plus despotiquement et longuement que les chefs de guerre dans l'étendue, et imposent à notre curiosité des siècles de drame pour alimenter notre effort. On l'a accusé d'amorcer une décadence. Evidemment. Michel-Ange aussi. De l'autre côté d'une cime, on descend. Cela ne fait rien. Il a imposé à la pierre une animation violente, sans doute inconnue avant lui. Qu'on regarde ses contemporains, ses prédécesseurs, et qu'on juge. La vie de Rude est extérieure, gesticulante, toute réfugiée dans le mouvement oratoire. Celle de Barye, saisie entre des plans sévères, arrêtée comme un théorème, est d'un accent grandiose, certes, mais appliquée, peut-être, à un objet trop défini. Carpeaux est un mondain, ses femmes et ses fleurs tournent dans les bals et les fêtes, une époque trop limitée s'y exprime, la noce, le bon mot, la verve, une ombre de blague y paraît. Chez Rodin on s'insurge, mais on regarde, et si l'on tombe dans des trous, des saillies prodigieuses restent, où l'on s'accroche à coup sûr. Je songe à l'Eve, à la Heaulmière, à l'Ugolin, à presque tous les Bustes, aux Bourgeois de Calais, au Claude Lorrain de Nancy... Les visages de dieu s'y montrent dans leur épouvantable cruauté. L'œuvre pessimiste des grands inspirés s'y affirme avec une monotonie terrible, les gestes de la faim, l'étreinte inutile, les yeux des héros qui s'éteindront, tout y avoue, par les formes vivantes, l'empire de la mort.

Ces volumes mouvementés sont repoussés du dedans au dehors par la puissance passionnelle même qui maintient l'univers moral dans un cercle dramatique et le pousse à chercher la consolation de sa destinée dérisoire dans la force de l'expérience. Qu'avons-nous fait, nous tous, pour être punis d'exister ? C'est parce qu'une femme a des flancs qu'elle cache entre ses bras sa honte. Celui qui a faim mange ses fils pour retarder d'un quart d'heure sa mort. Ces peaux qui pendent sur ce squelette décharné ont eu l'éclat, la saveur, la tension profonde des fruits. L'homme qui s'offre en sacrifice va mourir pour que vivent des milliers d'hommes qui ne le valent pas. Ce peintre est ébloui par la lumière, mais ses bottes éculées trébuchent sur les cailloux... Tout ce qui doit mourir souffre, et même meurt pour vivre. Le volume de l'expression bosselle seul la face de la terre, la trace d'une âme grandiose est la seule chose aussi permanente que l'homme qui demeure sur son chemin. Un grand artiste est mort. Mais on entendra quelques-uns de ses cris dans le silence unanime. Le sphinx et les pyramides affirment, dans la solitude éternelle, la présence de l'esprit.

(1) Notamment l'Auguste Rodin, de Mme Judith Cladel.

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