Manet aux Salons (1879-1880)

Joris-Karl Huysmans
Le Salon de 1879
M. Manet a eu, cette année, ses deux toiles reçues. L'une, intitulée Dans la serre, représente une femme assise sur un banc vert, écoutant un monsieur penché sur le dossier de ce banc. De tous côtés, des grandes plantes, et à gauche des fleurs rouges. La femme, un peu engoncée et rêvante, vêtue d'une robe qui semble faite à grands coups, au galop, — oui, allez-y voir ! — et qui est superbe d'exécution; l'homme, nu-tête, avec des coups de lumière se jouant sur le front, frisant çà et là, touchant aux mains enlevées en quelques traits et tenant un cigare. Ainsi posée, dans un abandon de causerie, cette figure est vraiment belle: elle flirte et vit. L'air circule, les figures se détachent merveilleusement de cette enveloppe verte qui les entoure. C'est là une œuvre moderne très attirante, une lutte entreprise et gagnée contre le poncif appris de la lumière solaire, jamais observée sur la nature.

Son autre toile, En bateau, est également curieuse. L'eau très bleue continue à exaspérer nombre de gens. L'eau n'a pas cette teinte-là ? Mais pardon, elle l'a, à certains moments, comme elle a des tons verts et gris, comme elle a des reflets de scabieuse, de chamois et d'ardoise, à d'autres. Il faudrait pourtant se décider à regarder autour de soi. Et c'est même là un des grands torts des paysagistes contemporains qui, arrivant devant une rivière avec une formule convenue d'avance, n'établissent pas entre elle, le ciel qui s'y mire, la situation des rives qui la bordent, l'heure et la saison qui existent au moment où ils peignent, l'accordance forcée que la nature établit toujours. M. Manet n'a, Dieu merci ! jamais connu ces préjugés stupidement entretenus dans les écoles ! Il peint, en abrégeant, la nature telle qu'elle est et telle qu'il la voit. Sa femme, vêtue de bleu, assise dans une barque coupée par le cadre comme dans certaines planches des Japonais, est bien posée, en pleine lumière, et elle se découpe énergiquement ainsi que le canotier habillé de blanc, sur le bleu cru de l'eau. Ce sont là des tableaux comme, hélas ! nous en trouvons peu dans ce fastidieux salon !



Salon officiel de 1880
Pour des motifs que j'ignore, M. Manet expose dans les dessertes officielles. Il a même généralement, et pour des motifs que j'ignore davantage encore, un tableau sur deux en sentinelle, au premier plan des salles. Il est bien étrange qu'on se soit décidé à placer convenablement un artiste dont l'œuvre prêchait l'insurrection et ne tendait à rien moins qu'à balayer les piteux emplâtres des gardes-malades du vieil art ! Seulement, le jury s'est arrangé, cette fois, de façon à mettre au troisième étage un très exquis tableau de ce peintre: Chez le père Lathuile, tandis qu'il descendait au rez-de-chaussée un moins exquis portrait du même artiste, le Portrait de M. Antonin Proust, curieusement exécuté, mais vide et plein de trous; je le constate à regret, la tête semble éclairée intérieurement comme une veilleuse, et le suède des gants a été soufflé, mais ne renferme aucune chair. En revanche, dans le père Lathuile, le jeune homme et la jeune femme sont superbes, et cette toile, si claire et si vive, surprend, car elle éclate au milieu de toutes les peintures officielles qui rancissent dès que les yeux se sont portés sur elle. Le moderne dont j'ai parlé, le voilà ! Dans une véritable lumière, en plein air, des gens déjeunent et il faut voir comme la femme, à la mine pincée, est vivante, comme le jeune homme, empressé près de cette bonne ou plutôt de cette mauvaise fortune, est d'attitude parlante et fidèle ! Ils causent, et nous savons fort bien quelles inévitables et quelles merveilleuses platitudes ils échangent dans ce tête-à-tête, devant ces coupes de champagne, regardés par le garçon qui s'apprête à lancer, du fond du jardin, le boum annonçant l'arrivée, dans une sale cafetière, d'une impure tisane noire. C'est la vie, rendue sans emphase, telle qu'elle est, en raison même de sa vérité, une œuvre crâne, unique au point de vue de la peinture moderne dans ce copieux salon. D'autres, égales en hardiesse, ont été aussi réunies par le peintre dans une exposition particulière. L'une, La toilette, représentant une femme décolletée, avançant sur la sortie de sa poitraille, un sommet de chignon et un bout de pif, tandis qu'elle attache une jarretière sur un bas bleu, fleure à plein nez la prostituée qui nous est chère. Envelopper ses personnages de la senteur du monde auquel ils appartiennent, telle a été l'une des plus constantes préoccupations de M. Manet.

Son œuvre claire, débarbouillée des terres de momie et des jus de pipes qui ont crassé si longtemps les toiles, a une touche souvent câline sous son apparence bravache, un dessin concis, mais titubant, un bouquet de taches vives dans une peinture argentine et blonde. Plusieurs portraits au pastel figurent également à cette exposition, très fins de ton pour la plupart, mais, il faut bien le dire aussi, inanimés et creux. Comme toujours, avec ses grandes qualités, cet artiste reste incomplet. Il a, parmi les impressionnistes, puissamment aidé au mouvement actuel, apportant au réalisme que Courbet implantait par le choix des sujets surtout, une révélation nouvelle, l'essai du plein air. Somme toute, Courbet se bornait à traiter avec des formules coutumières, agrémentées par l'abus du couteau à palette, des sujets moins conventionnels, moins approuvés et parfois même plus sots que ceux des autres, Manet bouleversait toutes les théories, tous les usages, poussait l'art moderne dans une voie neuve. Ici s'arrête le parallèle. Courbet était, malgré son vieux jeu et son ignorance des valeurs, un adroit ouvrier; Manet n'avait ni les poumons ni les reins assez solides pour imposer ses idées par une œuvre forte. Après s'être mal débarrassé des pastiches raccordés de Vélasquez, de Goya, de Théotocopuli et de bien d'autres, il a erré, tâtonné; il a indiqué la route à suivre et lui-même est demeuré stationnaire, en arrêt devant les albums du Japon, se débattant avec les balbuties de son dessin, luttant contre la fraîcheur de ses esquisses qu'il gâtait, en les travaillant. Somme toute, M. Manet est aujourd'hui distancé par la plupart des peintres qui ont pu le considérer jadis, et à bon droit, comme un maître.


Salon officiel de 1881
L'année est décidément mauvaise, car voilà M. Manet qui s'effondre, à son tour. Comme un vin vert et un peu rêche, mais d'un goût singulier et franc, la peinture de cet artiste était engageante et capiteuse. La voilà sophistiquée, chargée de fuschine, dépouillée de tout tanin, de toute fleur. Son Portrait de Rochefort, fabriqué d'après des pratiques semi-officielles, ne se tient pas. On dirait de ces chairs, du fromage à la pie, tiqueté de coups de bec, et de ces cheveux une fumée grise. Nul accent, nulle vie; la nerveuse finesse de cette originale physionomie n'a nullement été comprise par M. Manet. Quant à son Pertuiset à genoux, braquant son fusil dans la salle où il aperçoit sans doute des fauves, tandis que le jaunâtre mannequin d'un lion est étendu, derrière lui, sous des arbres, je ne sais vraiment pas quoi en dire. La pose de ce chasseur à favoris qui semble tuer du lapin, dans les bois de Cucufa, est enfantine et, comme exécution, cette toile n'est pas supérieure à celle des tristes rapins qui l'environnent. Pour se distinguer d'eux, M. Manet s'est complu à enduire sa terre de violet; c'est d'une nouveauté peu intéressante et par trop facile.

Je suis très sérieusement contrit d'être obligé de juger aussi durement M. Manet; mais étant donné l'absolue sincérité dont j'ai jusqu'à ce jour fait preuve dans cette série de salons, je me devais à moi-même de ne pas mentir et de ne pas cacher, par esprit de parti, mon opinion sur l'œuvre exposée de ce peintre.


Salon de 1882 – Appendice II
Le Bar des Folies-bergèresde M. Manet stupéfie les assistants qui se pressent, en échangeant des observations désorientées, sur le mirage de cette toile.

Devant nous, debout, une grande fille en robe bleue, décolletée, se tient, coupée au ventre par un comptoir sur lequel s'amassent des bouteilles de vin de Champagne, des fioles à liqueur, des oranges, des fleurs et des verres. Derrière elle s'étend une glace qui nous montre, en même temps que le dos réverbéré de la femme, un monsieur vu de face, en train de causer avec elle; plus loin, derrière ou plutôt à côté de ce couple, dont l'optique est d'une justesse relative, nous apercevons tout le pourtour des Folies, et, en un coin, en haut, les bottines vert raisin de l'acrobate debout sur son trapèze. Le sujet est bien moderne et l'idée de M. Manet de mettre ainsi sa figure de femme, dans son milieu, est ingénieuse; mais que signifie cet éclairage ? Ça, de la lumière de gaz et de la lumière électrique ? Allons donc, c'est un vague plein air, un bain de jour pâle ! — dès lors, tout s'écroule — les Folies-bergère ne peuvent exister et n'existent que le soir; ainsi comprises et sophistiquées, elles sont absurdes. C'est vraiment déplorable de voir un homme de la valeur de M. Manet sacrifier à de tels subterfuges et faire, en somme, des tableaux aussi conventionnels que ceux des autres !

Je le regrette d'autant plus qu'en dépit de ses tons plâtreux, son bar est plein de qualités, que sa femme est bien campée, que sa foule a d'intenses grouillements de vie. Malgré tout, ce bar est certainement le tableau le plus moderne, le plus intéressant que ce salon renferme. Je signalerai aussi un portrait de femme, tout charmant, où l'huile prend des douceurs de pastel, où la chair est d'un duveté, d'une fleur de coloris délicieuse.

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