Du tabac - Son influence sur l'homme

G.-A. Henrieck

DU TABAC ,
Hendrieck, docteur G.-A. Du tabac, Paris, Desloges, 1864
Son histoire — Sa culture — Sa fabrication — Son commerce — Ses propriétés médicinales et toxiques. Son influence sur l’homme.
Moyens d’en user selon son tempérament d’en retirer la plus grande somme de bien-être et de jouissance et d’éviter les maux qui résultent de son abus.

Préface

L'usage du Tabac étant devenu presque général, il a fallu qu'il présentât de grands avantages pour l'homme. En effet, lois, décrets, ordonnances, tout a été inutile pour en proscrire l'habitude. Interrogez l'amateur du tabac; il vous répondra que la poudre ou la fumée de cette plante lui procure une sensation agréable, laquelle, jointe à l'action d'aspirer et de rejeter la fumée, distrait, désennuie, dissipe les soucis, enfante la gaieté et même fait supporter la faim.

Demandez au soldat, au marin, à l'artisan, à l'homme du monde même, s'il consentirait à renoncer à une habitude qui lui procure les jouissances les plus douces et les plus vivement appréciées? Non, sans doute, car l'habitude dégénère en besoin, et tout besoin doit être satisfait pour rendre l'homme heureux.

Mais tout en proclamant nécessaire, dans beaucoup de circonstances, l'usage du tabac, nous ne nous dissimulons pas ses inconvénients; l'altération des dents, l'odeur de l'haleine, la perspective de tourments affreux dans le cas de privation du tabac.

Nous avons tout étudié dans ce livre et abordé toutes les questions qui se rattachent de près ou de loin à l'influence du tabac sur l'homme. Nous avons commencé notre ouvrage par la description botanique du tabac, sa culture, sa fabrication, son commerce, etc.

Nous n'avons point parlé cependant du monopole de cette plante, que l'État s'est attribué, car nous avons l'expérience qu'en Angleterre, où la vente du tabac est libre, il coûte bien plus cher, quoique fabriqué dans des conditions inférieures.

Sans doute, il serait plus agréable d'avoir le tabac à un prix de revient moins élevé; mais nous pensons qu'il est des objets d'une utilité plus pressante sur lesquels la sollicitude des gouvernements se concentrerait avant de songer au tabac qui, après tout, est moins nécessaire que les denrées alimentaires.

Botanique

Le Tabac, qui fait partie des infundibuliformes de Tournefort et de la pentandrie monogynie de Linné, est de la famille des solanées de Jussieu; famille dont toutes les plantes ont l'aspect triste, ce qui doit en faire suspecter l'emploi; et, en effet, il peut être dangereux.

C'est un fait d'observation curieux, intéressant, à considérations inépuisables, que le résultat des impressions produites par la vue d'une plante, serait-elle inconnue; un fait qui doit se prêter aux mêmes explications que la sympathie et l'antipathie pour certaines choses, pour certains êtres; dans lequel on doit trouver les mêmes raisons que dans le fait de l'appétition naturelle pour certains mets, qui, en état de santé, ne nuisent jamais, par ce motif que la vue en est flattée, et la répulsion pour d'autres qui nous seraient nuisibles, parce que la vue seule suffit pour inspirer du dégoût. Effet des sens et des perceptions intérieures semblable à celui qu'on éprouve au contact d'un homme avec lequel on désire tout d'abord se lier d'amitié, ou d'un homme dont l'aspect repousse, et qu'on commence à haïr la première fois qu'on le voit. Attractions et répulsions instinctives, spontanées, sans participation de la réflexion, mais le plus souvent aussi justes que si elles étaient raisonnées.

Si c'est par le mélange du rose pâle, du noir et du vert que la nicotine produit ces impressions; il serait curieux d'étudier les effets physiologiques des couleurs sur les sensations. Mais ces recherches dépendent de connaissances étrangères à notre sujet.

A part les résultats qu'a obtenus M. Kœlreuter, pour se procurer des hybrides, le genre nicotiana, qui se prête du reste extrêmement à ces essais, offre une grande quantité d'espèces 1; on pourrait, à la rigueur, en compter une vingtaine de remarquables, chaque pays peut en offrir. Nous ne citerons que la N. major, du Mexique; la N. paniculata, du Pérou; la N. pusilla ou minima, du Chili; la N. glutinosa, du Pérou; la N. rustica, d'Europe peut-être, pour sûr de toute l'Amérique; la N. fructicola, de la Chine; la N. quadrivalvis, du Missouri; la N. ures, ou tabac brûlant, plante vivace de l'Amérique méridionale, qui porte des feuilles hérissées de poils très fins et piquants, causant de vives démangeaisons lorsqu'on y touche; la N, undulata, de la Malmaison; la N. latifolia, etc. Nous ne distinguerons point toutes ces espèces, mais nous croyons indispensable de donner les caractères du genre:

Racine annuelle, d'où s'élève une tige dressée, rameuse, cylindrique, haute de 60 centim. à 1 m. 50, pubescente et visqueuse. Les feuilles sont alternes, très grandes, ovales, aiguës, rétrécies à la base, sessiles, pubescentes et légèrement visqueuses sur les deux faces, exhalant, ainsi que les autres parties de la plante, une odeur vireuse très désagréable (elles ne prennent une odeur forte, piquante et agréable, pour les personnes accoutumées, qu'après avoir subi la fermentation); elles sont longues de 30 centim. et plus, larges de 8 à 16 centim. Les fleurs sont grandes, roses (celles du rustique sont vertes; du quadrivalve, blanc-bleuâtre), disposées en une sorte de panicule aux extrémités des rameaux. Le calice est tubuleux, ventru, quinquefide, à divisions aiguës au sommet; la corolle est infundibuliforme, pubescente en dehors; son tube est cylindrique, deux fois plus long que le calice, évasé à son sommet; le limbe est étalé, comme étoilé, à cinq divisions peu profondes, larges et aiguës; les étamines sont au nombre de cinq, de la longueur du tube, insérées vers le milieu de sa hauteur; les filets sont tubulés, velus à leur partie inférieure; les anthères sont ovoïdes, obtuses, bifides inférieurement, à deux loges opposées, s'ouvrant par un sillon longitudinal. Le pistil se compose d'un ovaire ovoïde, aigu, tronqué à sa base, appliqué sur un disque hypogyne jaune, peu distinct, sinon par la couleur, de la partie inférieure de l'ovaire: celui-ci est à deux loges, renfermant chacune un très grand nombre de petites ovules, recouvrant toute la surface de deux trophospermes très saillants, convexes, attachés vers l'axe par un pédicule étroit. Le style est à peu près de la longueur des étamines; il est glabre et cylindrique, un peu élargi vers son sommet, qui supporte un stigmate aplati convexe, légèrement bilobé. Le fruit est une capsule ovoïde, un peu pointue, s'ouvrant naturellement en deux valves. Les graines sont très petites, irrégulièrement arrondies et rugueuses.

Le tabac, plante annuelle dans nos climats, est vivace dans certaines contrées d'Amérique, entre autres la Floride et le Brésil.

Avant de parler de la culture, de la fabrication, du commerce du tabac, faisons connaître l'historique de cette plante.

A l'époque où les Européens découvrirent l'Amérique (1492), les Indiens faisaient déjà usage du tabac, soit pour réveiller leur esprit ou se procurer une sorte d'ivresse, soit pour guérir une foule de maladies, contre lesquelles ils croyaient cette plante souveraine. Les prêtres, les devins américains, aspiraient la fumée du tabac à l'aide d'un long tube, lorsqu'ils voulaient prédire les événements ou lire dans l'avenir. C'est, dit-on, à l'Ile de Tabago, dans le golfe du Mexique, que les Espagnols connurent d'abord cette plante. On la désigna longtemps sous le nom de petun. En 1518, le navigateur Cortès envoya des grains de tabac à Charles Quint. Quarante-deux ans après, en 1560, Jean Nicot, ambassadeur de François II, roi de Portugal, en fit présent à la reine Catherine de Médicis et au grand prieur, ce qui fit donner au tabac le nom d'herbe à la reine, herbe au grand prieur, nicotiane. Mais le nom de tabac, substitué par les Espagnols à celui de petun, prit la place de toutes les dénominations dont cette plante avait été l'objet.

Ce ne fut gère qu'en 1600 que l'usage du tabac devint général. L'Angleterre l'avait reçu dès 1585 de Francis Drake. Plusieurs souverains tentèrent inutilement d'en proscrire l'usage à leurs sujets, parce qu'on le considérait comme une espèce de poison; la peine de mort fut même prononcée dans quelques contrées, mais tout fut inutile! le tabac triompha de ses ennemis.


CULTURE

Le tabac demande une terre riche, substantielle et meuble 2; la racine chevelue de la plante rend raison de ces exigences. Dans les départements de la Haute-Garonne, du Lot et de Lot-et-Garonne, on lui réserve ordinairement des terres d'alluvion; dans ceux du Nord et du Bas-Rhin, celles de première qualité, ou ordinairement réservées à la culture du lin ou du chanvre.

Les terres trop grasses, et qui sont à la fois humides, ne conviennent pourtant pas mieux que lorsqu'elles sont trop sèches; dans celles-ci, le tabac se trouve brûlé ou réduit à peu de chose; dans celles-là, il pousse vigoureusement, il est vrai, mais il se dessèche difficilement, fermente longtemps, et conserve une âcreté qui le rend peu propre à être consommé en fumée. Entre les deux extrêmes, se trouvent des qualités de terrains que connaissent bien les planteurs, et qui donnent des produits doux, délicats, faciles à préparer et à conserver.

Il faut, outre une température assez élevée qui favorise son accroissement, son élaboration et sa dessiccation, une terre à surface égale autant que possible, exposée méridionalement et protégée par des abris naturels ou artificiels, comme cela se pratique en Hollande, c'est-à-dire des haies d'aulnes et autres arbres, ou bien des brise-vent, contre les vents violents, les pluies froides, la grêle et les gelées blanches, si préjudiciables à la plante.

La semence de tabac est très fine; aussi, un faible volume peut en couvrir un très grand espace. On doit préférer celle nouvellement récoltée, quoique l'expérience montre qu'elle puisse conserver longtemps sa faculté germinative 3.

Lorsque le plant, muni de trois ou quatre feuilles, a atteint la hauteur de deux à trois pouces, on l'arrache avec le plus de chevelu possible en temps favorable, c'est-à-dire d'imminence de pluie qui évite l'arrosement, et on le transporte dans le champ qui doit le recevoir. La distance à établir entre les plants est relative à la fertilité du sol; pourtant, en général, il est favorable de les disposer en lignes parallèles séparées d'un mètre en longueur et en largeur 4.

A mesure que le champ se couvre de plantes nuisibles, il est essentiel de les détruire; on se sert pour cela de petites houes, ou mieux du sarcloir à cheval, ce qui économise beaucoup les frais.
Lorsque le plant a atteint la hauteur de un à deux pieds, et avant l'apparition de la fleur, il faut l'étêter avec une serpette, afin que, en diminuant le nombre des feuilles, le reflux de la sève donne à celles qui restent plus d'ampleur, de vigueur et de qualité; il n'est pas inutile non plus de retrancher les bourgeons axillaires à mesure qu'ils se forment.

La récolte commence environ quarante jours après la transplantation, dès que les feuilles prennent une nuance jaunâtre, penchent vers la terre, exhalent une odeur plus forte et perdent de leur mœlleux. On sépare d'abord les classes; on commence par le bas: ce sont les feuilles de troisième qualité, et que les cultivateurs appellent rouille, à cause des taches dont elles sont empreintes; les moyennes viennent ensuite. Les supérieures, qui fournissent la première qualité, ne se récoltent ordinairement qu'à l'approche des premières gelées blanches.

On transporte alors les feuilles aux séchoirs 5, qui doivent être couverts et très aérés; on les amoncelle, afin de faire développer un commencement de fermentation qui les prive d'une partie de leur eau de végétation, puis on procède au triage et à l'époulardage: le triage consiste à séparer en second lieu les diverses qualités; l'époulardage, à nettoyer les feuilles avariées qui pourraient communiquer aux autres une mauvaise odeur, puis on les enfile par liasses et on les suspend pour compléter leur dessiccation; après, on les détache par un temps humide qui les empêche de se réduire en poussière, et on les encaisse pour être livrées à la fabrication.

Les frais de culture varient selon les pays et les qualités du sol. En calculant toutes les dépenses qui s'y rattachent, c'est-à-dire loyer, labour, fumier, menue main-d'œuvre, dessiccation et préparation des produits, jusqu'au moment où ils sont livrés à la régie, on trouve dans le Nord que la dépense par hectare s'élève jusqu'à 1,904 fr., et dans le Lot, qu'elle descend jusqu'à 129 fr. La moyenne pour tous les départements paraît être de 600 fr. environ; la moyenne de la quantité en poids de feuilles desséchées et récoltées est de 1,500 kilogrammes par hectare 6.

La culture épuise le sol , mais elle lui est indirectement favorable, en ce sens qu'elle donne lieu à des travaux extraordinaires, à des engrais et des amendements continuels 7. Cette plante semble, en outre, faciliter la destruction de toutes celles qui nuiraient aux cultures qui lui succèdent. Donc, il est avantageux pour le cultivateur de faire alterner les semences dans une terre qui doit infailliblement lui donner des produits superbes après de profonds et multipliés labours, des sarclage et des houages rigoureux; l'alternage est encore, en raison des lois reconnues de la physiologie végétale, une condition de non appauvrissement 8; les terres du Pas-de-Calais et du Lot, consacrées à la culture du tabac, paraissent seules avoir le privilège de pouvoir indéfiniment en recevoir sans qu'elles soient sensiblement détériorées.

Il n'existe guère de différence entre la valeur vénale de deux terres de situation et de qualités analogues, dont une seule est cultivée en tabac. Pourtant, c'est un incontestable avantage pour la contrée et les particuliers qui sont admis à y participer; voilà ce qui diminue l'importance de cet avantage: d'une végétation fougueuse, le tabac est par cela même une plante extrêmement fragile; tant qu'il est sur pied, il reste exposé aux atteintes de toutes les intempéries de l'atmosphère; coupé, il est susceptible de s'échauffer dans le transport du champ au séchoir avant d'être mis à la pente; là, s'il reste trop longtemps humide, il pourrit; s'il sèche trop vite, il se pulvérise.

D'un autre côté, si nombre de planteurs y ont volontairement renoncé, ce n'est pas seulement par la raison des chances de perte 9, mais aussi à cause des bas prix auxquels on fixe leurs productions, de la répugnance qu'ils ont de se livrer à la fraude, de l'arbitraire et des vexations des employés du monopole, ainsi que des injustices multipliées faites lors des classements de la livraison.

La fraude sur lieu se réduit à peu de chose; les feuilles soustraites ne sont consacrées généralement qu'à la consommation de quelques planteurs ou de leurs pauvres gardiens priseurs ou fumeurs. Comment la fraude pourrait-elle être considérable lorsque, chaque année, les employés de la régie font une première vérification pour constater le nombre de pieds de tabac qu'a plantés chaque cultivateur, puis une seconde qui a pour but le comptage et l'inventaire des feuilles que celui-ci doit livrer à la régie, et dont il est responsable? S'il arrive que les employés se trompent et portent moins de feuilles à l'inventaire qu'il n'en existe réellement, ces excédants, qui pourraient être soustraits, sont presque constamment versés dans les magasins de la régie.

Quant aux cultures clandestines, quelque sévères que soient les mesures prises, il paraît impossible de les extirper 10, à moins d'une baisse considérable de prix; il est évident que le même moyen, outre la cessation de dommage fait au consommateur, rendrait facile l'exportation de nos tabacs à l'étranger. La liberté de culture peut seule, en améliorant le produit, amélioration causée par la concurrence, favoriser l'écoulement de l'excédant de consommation de la France, écoulement qui se ferait dans tous les États méridionaux d'Europe, et étendrait ainsi l'avantage de nos échanges avec eux 11.

L'administration des tabacs demande, au mois d'octobre de chaque année, l'approvisionnement qui lui est nécessaire sur la récolte suivante, à chacun des quinze départements 12 dans lesquels la culture est autorisée. Les préfets fixent en conseil de préfecture, et suivant le mode prescrit par la loi, le nombre d'hectares jugé nécessaire pour fournir l'approvisionnement demandé, la répartition de cette quantité de terre entre les arrondissement de chaque département, entre les communes de chaque arrondissement, et les interdictions à prononcer.

Les fixations arrêtées en ce qui concerne le nombre des pieds à planter par hectare, ne peuvent être obligatoires dans une limite trop étroite; la loi et les dispositions réglementaires laissent aux planteurs la latitude d'un cinquième tant au-dessus qu'au-dessous de la quantité de pieds portés dans leurs permis. Les planteurs sont obligés d'apporter tous les tabacs qu'ils ont récoltés aux magasins de la régie. Là, les experts prélèvent sur l'ensemble des récoltes, et pour chaque classe de tabacs marchands et non marchands, les qualités dont l'administration veut prendre livraison.
Les nominations d'experts sont faites par les préfets. Avant 1835, ces nominations se faisaient en conseil de préfecture, et en présence de deux des principaux planteurs; mais, à cette époque, l'administration pensa que des experts nommés ainsi pouvaient être influencés par les cultivateurs, et faire hausser les prix en remontant les qualités d'une classe à une autre. Depuis, les préfets nomment les experts d'office.


FABRICATION

Après avoir choisi les feuilles qui lui conviennent, brûlé celles qui ne lui conviennent pas, la régie paie au prix qu'elle veut à peu près, le tabac des planteurs, et le fait ensuite transporter dans les manufactures.

La régie a dix manufactures en France 13; les tabacs indigènes sont préalablement déposés dans des magasins situés autant que possible au centre des pays de production; là, ils reçoivent des manutentions indispensables à leur dessiccation et au développement de leurs qualités. Ces soins durent ordinairement six mois; les tabacs sont ensuite emballés et disposés de manière à pouvoir être expédiés suivant les besoins des fabrications, et d'après les ordres que donne l'administration. Les tabacs exotiques sont aussi, avant les demandes de l'administration, déposés dans des magasins annexés aux manufactures des ports du Havre et de Bordeaux.

Chaque manufacture approvisionne les départements qui l'avoisinent, délimités pour chacune d'elles, selon une circonscription établie. Toutes les manufactures fabriquent les tabacs ordinaires à priser et à fumer, excepté celle de Marseille, qui ne fabrique que des cigares; celles de Morlaix et de Tonneins ont seules le privilège de la fabrication des tabacs en carottes; celles de Lille et de Strasbourg fabricant aussi des tabacs à priser et à fumer d'un prix inférieur, connus sous le nom de tabac de cantine. Ces tabacs sont fabriqués avec des tables indigènes, en grande partie de qualité non marchande, et dont la différence de prix est assez considérable pour offrir à la contrebande des bénéfices supérieurs aux chances de saisie et de poursuites judiciaires, et lutter ainsi contre l'introduction du tabac étranger; mais loin de là ces produits mêmes de la régie deviennent l'objet et l'aliment d'une deuxième contrebande sur des lignes de l'intérieur situées près du grand cordon de la douane; lignes qui, sans défense et ouvertes de toutes parts, entretiennent la fraude, c'est-à-dire la démoralisation chez la trop considérable partie du peuple qu'un tel métier rend apte à tous les désordres 14.

Toutes les manufactures emploient les mêmes procédés; il entre de vingt-cinq à trente pour cent de feuilles exotiques 15 dans le mélange fait à la fabrication de notre tabac ordinaire français. Après avoir fait fermenter les feuilles en les imbibant avec une dissolution de sel marin (5 kilog, sur 25 d'eau), et les arrosant par intervalle avec du sirop de mélasse ou du suc de prune 16, elles sont livrées à une opération qu'on appelle écotage, et qui consiste à leur enlever, sans les déchirer, la côte moyenne. Nous ne pouvons déterminer les proportions des sauces (eau de chaux, eau saine eau-de-vie, etc.) employées par la régie. Nous ne connaissons point les dispositions réglementaires; à cet égard, l'ancienne forme générale n'a jamais suivi aucune règle, contre l'avis du célèbre et malheureux Lavoisier.

On ne peut mettre en doute la nocuité de certains ingrédients que la cupidité des marchands peut y ajouter; entre autres, le sel ammoniac, les sels de soude et de potasse, et divers caustiques, pour rendre de la saveur et de la force aux tabacs usés ou de faible qualité; la couperose, la noix de galle, et autres teintures, pour les colorer; la terre d'ombre, l'ocre, et des poudres de matières végétales grossières, pour leur donner du poids. Ces substances peuvent occasionner, pour le tabac à priser, des ulcérations de la muqueuse nasale, pour celui à fumer ou chiquer, des engorgements de gencives. Le collège de médecine de Saint-Pétersbourg reconnut en 1803 un tabac vert falsifié avec de la cendre, et d'une telle causticité qu'il rongeait la lame osseuse qui sépare les narines, et y engendrait la carie; sur son rapport, la fabrication en fut défendue. Le Journal de Pharmacie (janvier 1815) donne comme empoisonnant infailliblement le tabac les substances suivantes: plomb ou oxyde de plomb, de cuivre, d'antimoine, nitrate de potasse, opium, gomme-gutte, ellébore noir, sulfate de fer, d'alumine, et de potasse, et muriate de mercure. Collenbucsh a trouvé des tabacs qui contenaient de l'opium; il a observé que la fumée de ceux qui étaient falsifiés par le sulfate de fer, le bois de campêche, la noix de galle, produisait des vomissements et l'enflure de la langue. La gomme-gutte donne une couleur jaune au tabac, la cévadille une conteur noire. Quelques fabricants ont pu mêler de la terre de Cologne pour colorer les côtes qu'ils employaient; introduire du bois de sureau, de l'ambre, de la civette, de la muscade, du girofle, de la vanille, de la cannelle, etc, pour donner un arôme au tabac, d'autres du bois de Brésil, du thé, du marc de café, des feuilles de noyer, etc., pour le colorer; colorations qui ne flattent sans doute pas l'œil des Espagnols, qui y mêlent au contraire une argile ferrugineuse d'un jaune pâle et d'une finesse extrême pour en affaiblir la couleur. Le cigare parait être moins sujet à la falsification.

Le tabac n'est pas la seule denrée dont la sophistication soit à craindre, et la police, dont la surveillance doit s'exercer avec exactitude et sévérité sur cette matière, a l'incontestable mission des inspections scrupuleuses, des visites fréquentes, de sévères vérifications par analyses chimiques 17.

Pour l'expédier, on met dix ou douze feuilles dans une grande, ce qui fait des manoques; lesquelles sont entassées ensuite dans des barils ou boucauts. Les manoques destinées à la râpe sont mises en carottes, pour la pipe en rôles, pour la chique en torquettes. On appelle rôle le tabac préalablement crispé au feu, roulé à la mécanique, de manière à en former une espèce de corde destinée à être coupée en lames minces; les carottes sont des rôles plus courts qu'on presse fortement dans des moules de fer, et qu'on réduit en poudre au moyen de la râpe ou du moulin. Les torquettes, tabac bitord ou tordu, sont des cordons en forme de pelotes fortement imbibés de mélasse ou de suc de pruneaux; les figues du Brésil appartiennent à cette catégorie, ce sont des chicotins soumis à l'action d'une forte presse.

Les départements du Lot, du Nord, de Lot-et-Garonne et d'Ile-et Vilaine fournissent des produits les plus favorables à la fabrication du tabac en poudre; ceux du Pas-de-Calais et du Bas-Rhin à celle du Scaferlaty. Le Lot donne notre meilleur tabac indigène, ses feuilles ont de la gomme, une jolie couleur et beaucoup de corps, la sève en est anisée, et son arôme pénétrant et agréable le rapproche le plus du Virginie; l'arrondissement de Saint-Omer fournit des produits qui conviennent le mieux à la fabrication du tabac à fumer, et sont, pour cette destination, ce que sont les tabacs du Lot pour la fabrication du tabac en poudre18.

Les frais de fabrication varient selon qu'on veut obtenir des Scaferlaty, rôles; cigares; poudres, Carottes, etc.


VENTE

Nous avons en France plus de 30,000 débitants répartis dans toutes les communes, selon l'importance de la population et de la consommation. Les cautionnements sont également fixés en raison de la population: ils sont au minimum de 50 fr. pour les plus petites localités, et au maximum de 4,200 fr. pour les plus grandes villes; à Paris, il sont de 1,500 fr. Leur montant total est de 7,500,000 fr. À Paris, la vente du tabac est considérée comme une propriété à part du titre; mais tout débitant qui veut cesser de l'être peut se démettre en faveur d'un acquéreur, pourvu que celui-ci apporte deux démissions; c'est ainsi que, sans augmenter le nombre des bureaux, on a, à chaque mutation, le moyen de disposer d'un bureau en faveur d'une personne honorable.

Il se consomme en France pour plus de 120 millions de tabac; en Angleterre, la consommation est à peu de chose près la même que chez nous; en Sardaigne, en Allemagne, en Prusse, elle s'élève à un kilogramme par habitant; la quantité est chaque jour croissante; Neker l'évaluait à un tiers de moins qu'elle n'est maintenant. Celle du tabac à fumer s’élève à un tiers en sus sur celle du tabac à priser.


HISTOIRE COMMERCIALE

Le tabac n'a été regardé comme un article de consommation qu'à dater du tarif de 1621 19, où elle fut imposée à 40 sous dit cent pesant. Ce droit fut porté à 7 livres en 1632, et subsista jusqu'en 1664, où le nouveau tarif général le porta à 4 livres pour le tabac de nos colonies françaises, et à 18 livres pour celui des pays étrangers.

La première ferme pour le privilège exclusif de sa vente et de sa distribution fut établie en 1674. Le prix du tabac des îles et du royaume fut à 20 sous en gros, et 25 sous en détail, celui de l'étranger au double. La faculté d'importation, restreinte en 1681 à certains ports, fut réservée au commerce, à charge d'acquitter les droits, et de vendre au fermier.

En 1697, la ferme du tabac fut distraite du bail général, et donnée à un particulier moyennant le prix de 150,000 livres, et à la charge de payer à la ferme générale une somme annuelle de 100,000 livres pour abonnement des droits d'entrée, de sortie et de circulation.

En 1714, le prix du bail, passé pour six années, fut fixé à deux millions de livres avec augmentation de 200,000 livres pour les 4 dernières années; mais en 1718, la compagnie d'Occident s'en chargea sur le pied de 4,020,000 livres par année, sous la condition en outre de tirer de nos colonies les tabacs à fumer et à râper, et d'y en favoriser la culture. En même temps le prix du tabac de première qualité fut fixé à 40 sous en gros, et 50 sous en détail; les autres qualités à proportion.

En 1719, la vente exclusive fut convertie en droits d'entrée considérables sur les tabacs de l'étranger, moindres sur ceux de nos colonies, et la culture et les plantations en furent interdites dans tout le royaume. Ces dispositions furent modifiées en 1720; mais les révolutions financières de 1721 firent rétablir la vente exclusive en faveur d'un fermier, qui s'engagea simplement à donner la préférence aux tabacs des colonies.

Le prix du bail pour 9 années fut fixé à 1,300,000 livres la première année; 1,800,000 la seconde; 2,000,000 pour la troisième, et 3,000,000 pour les six autres, en outre des 100,000 livres réservées à la ferme générale en compensation de ses droits. Le fermier n'ayant plus qu'une obligation morale, cessa d'acheter le tabac de nos colonies, où la culture ne tarda pas à se perdre. Cependant son bail fut résilié, et la compagnie des Indes lui fut subrogée en 1723, moyennant une avance considérable qu'elle fit au roi. Le prix du tabac fut fixé à 50 sous en gros, et à 60 sous en détail.

Enfin, en 1730, la vente exclusive des tabacs fut réunie à la ferme générale, moyennant 7,500,000 livres les quatre premières années, et 8,000,000 livres, pour les suivantes. Elle n'en a plus été séparée qu'à la révolution. Le tabac ayant été assujetti aux quatre anciens sous pour livre et à une nouvelle augmentation en 1781, le prix, en 1789, était de 3 liv. 6 sous la livre en rôles ou carottes, et de 3 liv. 12 sous râpé. Les débitants le vendaient au prix de 4 liv, la livre.

Toute la France était assujettie à l'impôt du tabac, excepté la Flandre, l'Artois, le Hainaut, le Cambresis, la Franche-Comté, l'Alsace, le pays de Gex, Bayonne et son territoire, et quelques parties du Messin. Le bail rendait à l'état 30,500,000 liv, tournois environ. La vente générale en1789 a été de7,366,760 kilogrammes, laissant à la ferme un produit net de 37,562,004 livres tournois. (D. L. RodeT, Dict. du commerce et des marchandises.)

Les achats de la ferme générale pouvaient être annuellement de 10 à 12 mille quintaux, au prix de 20 livres le quintal. La culture se trouvait concentrée dans la province d'Alsace, qui y employait au moins six mille arpents; Strasbourg qui en fabriquait les produits, tout en fournissant la Provence et la Franche-Comté exportait la plus grande partie de ses tabacs.

Les produits de la culture de la Flandre et de l'Artois étaient employés aux mélanges par les fabricants de Dunkerque, qui se livraient à la fabrication des tabacs de première qualité à priser.

Disons, en passant, que l'Allemagne, à cette époque, le cultivait dans le Palatinat et le pays de Nuremberg; la Suisse, dans quelques cantons, de Berne, de Fribourg et dans le pays de Vaud; que le Palatinat versait ses produits dans les manufactures de Cologne, Francfort et Offenback; que Nuremberg et la Suisse fabriquaient une partie de leur tabac à fumer; que les petits cultivateurs d'Allemagne, de Suisse et d'Alsace livraient leurs produits aux fabricants de Strasbourg, qui, tout en gagnant des sommes énormes pour frais de main-d’œuvre, fournissaient leur tabac à fumer au prix de 8 à 10 sous la livre; qu'Amsterdam, Hambourg et Hesse fournissaient du tabac fabriqué avec des feuilles de Varinas, Maryland et Virginie, qui passait pour la meilleure qualité à fumer, comme les manufactures de Dunkerque fournissaient la meilleure qualité à priser.

La régie et la ferme générale furent abolies en 1791, et le privilège de vente à prix fixe remplacé par la liberté uniforme de fabrication, de vente et de culture dans tout le royaume. Dunkerque et Strasbourg purent alors donner plus d'extension à leur commerce tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de la France; d'autres manufactures se multiplièrent pour établir une concurrence à celles nouvellement établies aussi on Hollande et en Allemagne.

Le droit d'importation de tabac étranger fut baissé à 12 livres en 1792; rétabli à 25 livres en germinal an V, et élevé en brumaire an VII à 66 fr. par 100 kilogrammes (seulement 44 fr. pour navire français). On créa à cette époque une taxe spéciale basée sur l'estimation, par les conseils municipaux, de la quantité à fabriquer par les manufactures dans le cours d'une année, et perçue par la régie de l'enregistrement. Il fut établi également, sous ce régime, des licences de fabricants, dont le minimum fut, en 1803, à 1,000 francs, en 1809 à 2,000 francs. et en 1810 à 3,000 francs; le maximum à 10,000 francs; et des licences de débitants, qui, selon la population, varièrent de 6 francs à 100 francs. Les impôts établis sur la fabrication et la vente, perçus depuis l'an VII (1798 et 1799), jusques et y compris 1809, ont donné pour ces onze années un produit moyen de 8,978,719 francs.


LÉGISLATION

Un décret du 24 février 1791 permit de cultiver, fabriquer et débiter librement le tabac sur toute la France; mais les décrets du 29 décembre 1810 et 11 janvier 1811 rendirent à l'État le monopole des tabacs. Ce monopole a été maintenu par diverses lois dont la dernière l'a prorogé jusqu'en 1873. Les tabacs fabriqués, en France, se répartissent aujourd'hui entre 357 entrepôts, et sont vendus par 30 mille débits.


INFLUENCES PHYSIOLOGIQUES EN GÉNÉAL

A quelque point de vue qu on se place pour faire des considérations sur le tabac, on ne peut révoquer en doute son action sur l'homme. À quelque nuance d'esprit de prévention qu’on appartienne pour juger du legs fait par les Caraïbes, legs précieux pour l'hygiène appliquée aux choses physiques, et remède préservatif et même curatif des mauvaises influences sur les choses morales, on ne peut nier l'importance majeure de cette action.

Nous avons donc à examiner l'influence physique et l'influence morale: prévenons d'abord qu'elles ne sont réellement sensibles qu'après une certaine habitude contractée. L'habitude est la répétition du même acte, d'où la formation d'une disposition particulière de l'organisme; la cessation de cet acte, le manquement à cette disposition, sont une lésion aux propriétés du besoin puisque le besoin est une sensation intérieure de l'organisation dont la satisfaction fait éprouver un plaisir et la non-satisfaction une peine. Dans le nombre varié et infini des dispositions acquises, il serait souvent difficile de reconnaître ce que l'homme doit à la nature, de ce qu'il a reçu de l'éducation, ou plutôt du genre de vie qu'il s'est fait avec l'âge. «Il existe dans les hommes, dit Hallé, une trame, première et individuelle sur laquelle se brode leur vie et leur existence.» L'homme est donc à la fois l'ouvrage de la nature, de l'éducation et de l'habitude.

Mais pourquoi la création d'un besoin par l'habitude? Si ce besoin s'est fait sentir chez quelques hommes, il y a 400 ans, pour un résultat nécessaire ou avantageux, nous qui sommes dans d'autres conditions, dans un autre lieu, dans un autre temps, nous serait-il aussi nécessaire? — Certes. — C'est donc un besoin acquis par l'imitation? — Non, ce n'est point effet de cette tendance à imiter; disposition inexplicable qui fait qu'on bâille, on rit, on pleure, en voyant bâiller, rire, pleurer; que nous sommes gais, tristes ou silencieux selon la disposition des personnes que nous fréquentons; mais c'est un phénomène tout instinctif qui répond aux exigences de notre siècle, et aux appétits qui sont la conséquence des conditions du milieu dans lequel nous vivons.

A la vérité, si le tabac était maintenant une plante oubliée, il s'est pas probable que son usage domestique fût jamais remis en vigueur, du moins avec les raisons qui nous le font accepter; mais, l'usage admis, ses effets médiats sont si favorables qu'il serait aussi difficile de le détruire que les exigeantes volontés du besoin.

Chamberet (Flore médicale) est peut-être celui qui ait fait, à ce sujet, les réflexions les plus judicieuses: Observons, dit-il, que l'homme, en vertu de son organisation, a sans cesse besoin de sentir; que presque toujours il est malheureux, soit par les fléaux que la nature lui envoie, soit par les tristes résultats de ses passions aveugles, de ses erreurs, de ses préjugés, de son ignorance, etc. Le tabac exerçant sur nos organes une impression vive et forte, susceptible d'être renouvelée fréquemment et à volonté, on s'est livré avec d'autant plus d'ardeur à l'usage d'un semblable stimulant, qu'on y a trouvé à la fois le moyen de satisfaire le besoin impérieux de sentir, qui caractérise la nature humaine, et celui d'être distrait momentanément des sensations pénibles ou douloureuses qui assiégent sans cesse notre espèce; que le tabac aide ainsi à supporter l'accablant fardeau de la vie. Avec le tabac, le sauvage endure plus courageusement la faim, la soif et toutes les vicissitudes atmosphériques; l'esclave endure plus patiemment la servitude, la misère, etc. Parmi les hommes qui se disent civilisés, son secours est souvent invoqué contre l'ennui, la tristesse; il soulage quelquefois momentanément les tourments de l'ambition déçue de ses espérances, et concourt à consoler, dans certains cas, les malheureuses victimes de l'injustice.

Quelques physiologistes, entre autres M. Forget sont contentés d'avancer que le tabac répondait à cet impérieux besoin de sensation chez l'homme, dans une position où celui-ci ne peut satisfaire ses sensations. Cela est vrai; mais, en prenant la contre-partie de l'assertion, nous trouverons que ce besoin crie aussi fort au milieu des sensations les plus variées. Le raisonnement et les faits l'affirment.

Les hommes ne se contentent pas de se livrer à une seule occupation qui les émeuve; beaucoup d'entre eux entretiennent le travail du corps en même temps que celui de l'esprit. Souvent même, lorsqu'il est nécessaire de satisfaire aux exigences du corps, l'esprit délaissé exige aussi une satisfaction; Pline le naturaliste ne se faisait-il pas faire la lecture au bain, au repas, etc.? Chez nous, le tabac, intermédiaire de la pensée et de la matière, du corps et de l'âme, est aussi bien le moteur des impressions de l'un que des impressions de l'autre. Chez celui dont l'intelligence travaille, il suffit souvent aux besoins sans cesse renaissants des satisfactions de l'organisme; chez celui dont les muscles travaillent, il se prête toujours, aux besoins de la pensée.

Le tabac modifie singulièrement les impressions morales gaies ou tristes des personnes habituées à son usage; par quels droits peut-il présider aux changements que doivent subir les phénomènes du plaisir ou de la douleur? N'expliquons rien, décrivons d'abord quels sont ces phénomènes? En dehors de considérations classiques et étrangères, nous nous contenterons de les désigner par l'idée de poids, de concentration, de constriction spasmodique dans un cas; d'allégement, de relâchement, de déconcentration à la région épigastrique dans l'autre; ce qui se traduit admirablement en langue vulgaire par cette expression: avoir le cœur serré, le cœur dilaté 20. L'excès de cette joie et de cette douleur est également funeste; l'histoire nous en fournit mille exemples, 21. Et quoiqu'il semble d'abord que l’une doive se guérir par l'Autre, les transitions rapides et subites de ces sensations sont également à craindre; la haine n'est point un remède de l'amour. Ce qu'on doit rechercher, c'est le passage doux et paisible à l'espérance ou à une joie plus modéré, selon le cas. Toutes les passions, la peur, la crainte, la colère, la sympathie, l'inimitié, l'ambition, etc. agissent comme le plaisir et la douleur; toutes ces affections sont nécessaires à la vie. Le cœur de l'homme, dit Juvénal, a le vide en horreur. Les actes qui radoucissent leur exaspération sont ceux qui ont pour objet l'agréable épanouissement de l'âme, c'est-à-dire, pour l'inquiétude, la déconcentration, la divergence des impressions dans toutes les parties sensibles de l'économie, le libre et égal renvoi des forces vitales, l'irradiation de ces forces d'une manière lente, graduelle; effets qui doivent disposer à cet état qu'on nomme calme d'esprit.

Un des puissants moteurs qui règlent la raison de ces mouvements de la nature est, sans contredit, le tabac, pour ceux qui en ont une grande habitude; il prête la force, le courage, la résignation, l'indifférence même au milieu des événements extraordinaires et inattendus de la vie; il n'est pas un de ses prosélytes qui n'ait éprouvé, au moins machinalement, cet effet. Ce n'est pas cette indifférence qui ferme le cœur aux douceurs de la tendresse et de l'amitié, qui paralyse l'exercice des passions, les devoirs sacrés de l'humanité, les désirs du bien, et fait d'un homme un véritable automate vivant; mais cette indifférence qui est le produit de la modération des impressions trop vives, ce semblant d'insensibilité qui voile la délicieuse jouissance de l'âme, ce partage muet des infortunes et des joies d'autrui; enfin cette discrète délectation d'un sentiment de bonheur cuirassé d'une impassible immobilité extérieure. Les sens de l'homme qui fume ou prise ne semblent-ils pas privés d'action en certains moments, par la production immédiate et passagère des effets décrits?

Admettre un inconvénient moral dans l'attrait de cette satisfaction, ce serait placer cet inconvénient au niveau d'un préjugé, de ces préjugés qui se mettent, par un froid et faux moralisme, en opposition aux lois de la physiologie, et arrêtent par de rigides exigences le développement des pensées consolantes chez l'homme.

Le tabac est encore un moyen factice de satisfaire aux besoins qui ne peuvent être naturellement satisfaits; c'est la substitution d'un besoin à d'autres. La société actuelle, qui multiplie sans cesse ses jouissances, qui se crée chaque jour un nouveau nécessaire, doit forcément donner appétition de ces jouissances et de ce nécessaires à tous ceux qu'elle en prive.

A la ville; le tabac supplée aux distractions, aux douceurs que procure la vie champêtre; à la campagne; il supplée aux distractions et aux plaisirs variés, qu'on aurait à la ville. Mais comme la multiplication des besoins entraîne l'augmentation des désirs, et par conséquent des privations, il ne faut donc pas s'étonner d'un progrès croissant de moyens factices.

Viennent les réflexions sur la force plus ou moins grande de l'habitude, sur l'âge, le sexe, le tempérament, le climat et les saisons.

Habitude. — L'intensité du désir se règle sur le degré de puissance de l'habitude: pour quelques-uns, qui n'ont que peu contracté celle-ci, la cessation produira à peine, le sentiment d'une privation: pour d'autres, outre l'ennui et le malaise d esprit, la privation peut avoir les suites nuisibles d'un dérangement de l'économie. Entre ces différences, on peut observer bien des nuances insensibles: chez les premiers, il n'y a jamais danger; chez les seconds,; il peut y avoir péril imminent. Le père de la médecine dit (Aph. 50, sec. 2): «Il y a moins de danger à craindre des choses auxquelles on est habitué depuis longtemps, et qui pourraient passer pour mauvaises en elles-mêmes, que des choses auxquelles on n'est pas habitué et cependant meilleures.»

L'habitude ne serait mauvaise qu'en tant que le tabac deviendrait nuisible à l'économie. Le tabac est bien véritablement un poison; mais, tournant dans le même cercle, nous trouvons que l'habitude en est l'antidote le plus puissant, le plus énergique et le plus sûr.

Le consommateur s'approprie le poison atome à atome, molécule à molécule, mais annihile au fur et à mesure en lui les propriétés nuisibles de la substance. Il faut bien l'admettre comme loi de l'organisme, puisque c'est un fait de l'observation. Lorsqu'on prend plusieurs jours de suite de la manne, celle-ci finit par ne plus agir comme purgatif, mais devient aliment; les Orientaux peuvent prendre sans inconvénient de fortes doses d'opium. Mithridate, roi de Pont, était tellement accoutumé à prendre de la ciguë, qu'il n’en éprouvait aucun mal Ne sait-on pas que le plus grand général des temps modernes pouvait avaler impunément certaine quantité d'acide arsénieux?

Age. — Autant chez l'homme adulte ou mûr le tabac présente, en certains cas, des résultats avantageux, autant il est nuisible, non principalement en raison de ses actions détériorantes comme poison, sur une organisation encore faible et qui demande des développements, organisation qui n'a pas pris assez de vigueur pour lutter et détruire sans efforts les atteintes de la substance délétère; mais il est nuisible en ce qu'il détourne les appétits naturels et les besoins de leur voie directe. C'est une conséquence des principes que nous avons établis. L'enfant qui s'habitue au tabac, habitude que nous réprouvons de toutes nos forces, épuise toutes les jouissances sans en avoir goûté aucune; il étouffe d'avance, les pensées qui plus tard l'auraient entraîné aux vrais plaisirs, aux sentiments élevés, à la



1. Neumau assure que de son temps il y avait plus de 60 espèces de canastre: comme ce nom a été donné à des espèces préparées, les différences dépendaient sans doute des procédés de la préparation.
2. On peut voir les divers écrits sur la culture du tabac en Virginie et en Maryland, par Miller; en Hollande, par Janseu; en France, par Villeneuve, Decanddole (Dict. d’agr.), l’abbé Rozier et M. le baron de Morogues (Cours complet d’agr.), etc.
3. Nous ignorons le nom du patient qui, n’ayant rien de mieux à faire sans doute qu’à compter les graines d’une tige de tabac, en a trouvé 360,000. Pourtant de là, des mathématiciens ont calculé que, si chaque semence profitait ainsi que celles qui en proviendraient, la surface de la terre suffirait à peine pour contenir tous les plants de tabac en végétation à la quatrième année.
4. C’est la distance voulue du reste par les arrêtés réglementaires.
5. Il y a peu de séchoirs en France; les propriétaires se servent de greniers ou de hangars.
6. On comprend que les résultats de quantité et de qualité varient de département à départe ment, de commune à commune, de planteur à planteur, suivant que le terrain convient plus ou mains, suivant les accidents des saisons et les frais qui sont faits pour soigner la plante.
7. Dans la Caramanie déserte et vers le golfe Persique, le tabac n'exige pas d'autre fumier que la cendre des tiges qu'op brûle.
8. Deux plantes réussiront l'une à côté de l'autre, ou l'une après l'autre, si, pour se développer, elles n'exigent pas les mêmes principes, ou si les stades de leur accroissement, de la floraison et de la fructification sont assez éloignés.
Ainsi, dans un terroir riche en potasse, on peut cultiver avec avantage le froment après le tabac, car celui-ci n'exige pas de phosphate, comme le froment, mais seulement des alcalis et des substances azotées. D'après l'analyse de MM Possell et Reimann, 1,000 parties de feuilles de tabac renferment 16 p. de phosphate de chaux, 8,8 de silice et point de magnésie; tandis qu'une même quantité de paille de froment contient 17,5 p., et que la même quantité de froment renferme 69,15 de phosphate (Saussure). Si l'on admet que les graines de froment pèsent moitié autant que la paille, les phosphates qui seront enlevés au sol par des poids égaux de froment et de tabac seront somme 97,7: 16. C'est là une différence fort grande. Les racines du tabac s'emparent, tout aussi bien que celles du froment, des phosphates contenus dans le sol; cependant le tabac les lui rend, parce qu'ils ne sont pas indispensables à son développement (J Liebeg, Chimie organique appliquée à la physiologie végétale et à l'agriculture)
9. En prenant la moyenne de dix années de produit net de terre cultivée en tabac et d'une même quantité de terre cultivée en céréales, il n'y a pas de perte pour le tabac, il y a même balance en sa faveur; main cette balance ne peut compenser les chances de sécheresse et de grêle, d'incertitude du classement des plantes, et de tous les désagréments de cette culture sous le régime exclusif.
10. Il existe une continuelle tendance à planter frauduleusement; plusieurs fois le sang a coulé dans les rixes auxquelles la destruction de ces plantations a donné lieu, notamment à la suite des événements politiques de 1814, 1815 et 1830.
11. Nos planteurs ne peuvent pas descendre à un prix assez bas pour trouver le placement hors de France; si le Bas-Rhin seul vend à l'étranger une partie des tabacs qu'il récolte, c'est qu'il se trouve dans une position exceptionnelle, et que les prix de ses tabacs sont en général plus modiques que ceux des autres départements.
12. La culture de cette plante n'est autorisée qu'en Algérie et dans les 15 départements suivants: Alpes-Maritimes, Bouches-du-Rhône, Dordogne, Gironde, Ille-et-Vilaine, Lot, Lot-et-Garonne, Meurthe, Moselle, Nord, Pas-de-Calais, Bas-Rhin, Haut-Rhin, Haute-Saône, Var. Ce nombre, du reste, peut être augmenté. Dans ces départements, celui qui veut cultiver du tabac doit faire une déclaration préalable et demander nue permission au préfet; les déclarations pour moins de 20 hectares en une seule pièce ce sont pas admises; les permissions sont données dans chaque arrondissement par une commission de cinq membres, présidée par le préfet ou par son délégué, Chaque année le ministre des finances fixe le nombre d'hectares à cultiver et les quantité de tabac à demander aux départements, de manière à assurer aux tabacs indigènes environ les 4/5 des approvisionnements nécessaires.
13. Elles sont placées dans les villes de Paris, Strasbourg, Lille, Le Havre Morlaix, Bordeaux, Tonneins, Toulouse, Lyon et Marseille.
14. On évalue, à près de trois millions de kilogrammes le tabac étranger entré en France par la contrebande; certaines contrées limitrophes n'usent, à proprement parler que de celui-ci; dans l'arrondissement d'Abbeville, cette introduction équivaut aux dit onzièmes de la consommation; on sait que cette introduction se fait par de bons marcheurs ou des chiens dressés à cela; les fraudeurs s'échelonnent et font ensuite filtrer le table dans l'intérieur, même jusqu'à Paris,où ils ont des agents intéressés. Une ordonnance royale du 2 février, 1826 a fixé la délimitation des différentes lignes où doivent être vendus les tabacs à prix réduits. Cette délimitation a été modifiée par deux autres ordonnances en date du 24 août 1830 et 17 janvier 1834. Les lignes s'étendent sur les départements ci-après; Nord, Pas-de-Calais, Moselle, Bas-Rhin, Haut-Rhin, Ardennes, Doubs, Aisne, Meuse, Meurthe, Vosges, Haute-Saône, Jura, Somme, Ain et Alpes-Maritimes.
15. Virginie, Maryland, Kentucky, James-Rivers, Werwick Amersfort (Hollande), Canastre, Cuba, Porto-Rico, etc. Ces diverses espèces sont en général d'un goût plus délicat, plus fin, plus aromatisé, plus favorable à l'usage des classes opulentes; nos tabacs indigènes présentent une saveur plus stimulante, plus active et plus recherchée, de la masse des consommateurs.
16. Le mouillage rachète à peu prés le déchet produit par la dessication; le mouillage élève le poids des feuilles à 30 et 40 pour cent.
17. Lorsqu'on jette du tabac sur des charbons ardents, il se dilate; la présence du chlorate de potasse le fait décrépiter et détonner; la flamme de la combustion est bleue, s'il y a du souffre; verte s'il y a un sel de cuivre; blanche, s'il y a du camphre. En brûlant, il perd de son odeur dans la flamme. Pour faire l'analyse des tabacs sophistiqués,
Prenez . tabac suspect, 32 grammes, acide azotique, 8 grammes, eau, 16 grammes
Filtrez après avoir battu le magma; jetez le résidu; mettez un vingtième de la liqueur dans à peu près sept fois son poids d'eau distillée, en traitant par le carbonate de potasse ou de soude, vous aurez un précipité de la couleur du sel qui aura servi à la sophistication; le plus léger nuage est un indice de culpabilité. Cette première expérimentation n'indique point les sels solubles; on peut, dans le doute, traiter encore par le sulfate de baryte ou de strontiane, faire le lavage et continuer les expériences si familières aux manipulateurs pour reconnaître enfin les sels qu'on recherche.
18. La régie destines, dans ses mélanges, certains tabacs étrangers à des emplois spéciaux; elle prend des tabacs de Havane pour la fabrication des cigares, de Varrinas et de Levant pour celle de tabac à fumer, de Hollande pour celle de carotte, ete...
19. Le gouvernement français sentit le premier le parti qu'il pouvait tirer de cette consommation; C'est à Richelieu que nous devons l'utile intention fiscale.
20. Les anciens attribuaient ces effets, qui a l'estomac, qui au duodunum, qui au foie (colère), qui à la rate (joie), qui à la veine porte, porta malorum. La plupart des modernes l'attribuent au grand sympathique,
21. Diagore expira de joie en voyant revenir ses trois fils vainqueurs des jeux olympiques. Sophocle mourut de plaisir en recevant une couronne à laquelle il était loin de prétendre. Polycrate, Chilouide le Lacédémonien, Philippe, Denys, périrent d'un excès de joie. Le médecin Fernel périt, dans un espace de temps très court du regret d'avoir perdu sou épouse. Le pape Clément VII mourut de même à la réception d'une lettre vive que lui avait adressée d'Université de Paris. Racine et le marquis de Louvois ne vécurent pas longtemps après être tombés dans la disgrâce de Louis XIV. — Quelques physiologistes ont expliqué ce genre de mort prompte comme la foudre, en supposant la production d'un spasme qui intercepte toute irradiation vitale.



prospérité même; il eût été peut-être un citoyen remarquable, il ne sera sans doute qu'un crétin crapuleux. Expliquons-nous: Dans l'adolescence, lorsque le passage des contemplations indécises à des peintures positives, sources d'affections, est trop brusque, ces peintures prennent un nouvel aspect, de nouvelles couleurs, une signification vraie ou erronée, dans tous les cas dangereuse; le rideau a été levé trop tôt aux yeux étonnés des néophytes pour juger la destinée; alors il arrive que l'imagination prend une fausse route, celle d'un précoce libertinage, et de l'usure prématurée des jouissances mondaines. Cette modification opérée par le pouvoir d'impressions pressenties de trop bonne heure et d'exemples funestes, a pour résultat de faire de trop bonne heure aussi un homme d'un enfant. Et ne doutons pas qu'alors, sous ce titre présomptueux, il ne fasse jactance d'un superbe épicurisme; car, pour lui, un droit entraîne nécessairement tous ceux qui en découlent. '

C'est à la sollicitude paternelle à veiller sur les précoces tendances des enfants, et à régler certaine tolérance chez eux lorsqu'ils auront acquis un développement suffisant de corps et d'esprit, «La jeunesse est la fleur d'une nation; c'est dans la fleur qu'il faut cultiver le fruit, (Fénélon).»

Par les raisons contraires, il est éminemment utile au vieillard; c'est par lui qu'il répète les joies passées, les douleurs passées; tout un drame qui s'est déroulé jadis; c'est par lui donc qu'il soutient son existence morale, Mais il y a bien des précautions à prendre: autrefois, dans la force de l'âge, le tabac n'avait point d'effet matériel sur lui; maintenant l'organisme, qui peu à peu se détériore, perd chaque jour de sa puissance à émousser les armes de la matière toxique. Aussi, en dépit de l'opinion do Schrader (Dissert. de senectute), nous pensons que l'abus chez le vieillard est bien plus dangereux que la cessation complète de l'usage.

Sexe. — La coutume reçue jusqu'à ce jour semble avoir permis aux hommes l'usage du tabac sous toutes formes, et ne l'avoir souffert aux femmes qu'en poudre; elles ont pourtant secoué les joug dans certains pays. En Afrique, cette question n’a jamais été une question de convenance; en Amérique, beaucoup de dames de maison se font moins prier de fumer les si bons cigares de Virginie ou de Havane, que nos mijaurées d'accepter un petit verre de bordeaux. ou de champagne. En Asie où depuis Amurat IV et Schach-Abas, le jugement a été plutôt levé pour le tabac que pour le vin, les Indouses du Guzarate, ne sont pas plus damnées en fumant leur zerda-tambakou, que les sultanes et les odalisques leur ienidgé-kara-sou En France, beaucoup de femmes du Nord fument, surtout sur les marchés. Nous ne pouvons hasarder aucune réflexion à ce sujet; la raison publique est seule juge arbitraire. Nous dirons seulement que Keylius, en 1715, ne le trouvait contraire au décorum ni pour les hommes, ni pour les femmes: non herbœ nicotianœ usus levis notœ maculam contrahat; et que Beintema, de Francfort-sur-le-Mein, prétendait qu'il n'était pas plus nuisible à un sexe qu'à l'autre 22.

Faute d'observations, les actions de la fumée sur la femme nous échappent; mais il est présumable qu'elles seraient les mêmes que sur l'homme.

Tempéraments. — A quels caractères physionomiques devons-nous d'abord reconnaître un tempérament? à des symptômes physiques d'organisation, ou aux signes variés de la disposition des facultés instinctives et intellectuelles? — Aux uns et aux autres, puisqu’il y a fusion, ou plutôt concordance physiologique dans le développement des organes et des agents qui semblent y présider.

Tout d'abord, l'importance des effets du tabac sur les différents tempéraments réside dans la nocuité ou l'innocuité; car s'il ne nuit pas à certains individus, les conditions de tempérament n'entreront pour rien dans les avantages qu'on peut en retirer. Eh bien! posons en principe que le tabac convient autant aux individus qui présentent un développement du foie ou des glandes, qu'à ceux qui sont sujets à la pléthore ou sanguine ou aux accidents nerveux. Ceux, qui usent du tabac pour se procurer une évacuation de mucosités, opèrent par là une dérivation qui agit comme l'application constante d'un exutoire quelconque. Combien de personnes ont porté vésicatoire ou cautère une bonne partie de leur vie! Ce sont des sécrétions thérapeutiques qui ont pris l'importance de sécrétions physiologiques. Cette médication, puisque ce moyen deviendrait une médication, serait tout au plus favorable aux individus non habitués offrant une plénitude de fluides blancs. Mais, en dehors de cette conséquence théorique, voit-on fréquemment des suites graves survenir pendant cette évacuation chez les habitués, quelles que soient leurs organisations particulières? Non. Pouvons-nous avancer, avec les anciens, que c'est, une voie par laquelle les habitués se débarrassent de la bile, des humeurs? Non, car alors les conséquences seraient immédiatement très fâcheuses, ce qui n'est pas. Soutenons donc que, pour tous les tempéraments, pour toutes les idiosyncrasies, pour tous les individus, l'observation générale dément aussi bien les prétendus avantages qu'en retire un lymphatique ou un bilieux, que les atteintes supposées qu'en reçoivent les sanguins et les nerveux, en tant toutefois que l'usage en est solidement établi. Qui ne sait qu'alors un manquement à ces habitudes comme à ces évacuations peut devenir funeste?

Encore les gens moroses et aux passions tristes peuvent en retirer des effets aussi immédiatement favorables que les gens naturellement gais, en raison des influences morales; en effet, le tabac pourra au besoin et selon les circonstances, dérider le visage du mélancolique, ce visage presque toujours creux et allongé, au teint pâle et livide, au regard sombre, aux yeux enfoncés, à la mine voilée; aussi bien qu'il attristera le sanguin, à la face épanouie et joviale, à la bouche et à l'œil riants, aux joues pleines et colorées, au teint fleuri et aux cheveux blonds; aussi bien, il donnera vie ou âme au lymphatique qui se reconnaît si facilement à sa lourde et grosse figure, ses joues flasques, son teint fade et blanchâtre, sa pesante mâchoire et ses yeux indifférents dans leurs mornes orbites; aussi bien qu'il apaisera le feu du bilieux ordinairement si ardent, avec ses yeux étincelants et audacieux, son front intrépide, ses traits mâles et tendus, sa barbe brune et touffue.

De plus, il faut admettre des variétés infinies d'espèces de tempérament, car les dispositions privées, innées ou acquises, présentent des modifications à l'infini; mais ces nuances sont si insaisissables que, pour donner des règles à ce sujet, il faudrait compter d'abord presque tous les individus; tot capita, tot sensus. Nous tenons à la masse.

Climats, saisons. — Nous réunissons ces questions. Le père de la médecine, Hippocrate, avait déjà remarqué que les saisons n'étaient que des climats transitoires. Tous dans leur pays, hommes du Nord et du Midi, à quelques variétés de conditions habituelles de vie et de constitutions organiques près, ressentent, proportion gardée, les mêmes effets d'une intempérie. Et ne perdons pas de vue qu'ils modifient leur nature en raison des latitudes sous lesquelles ils vivent. Si au Nord ils voilent sous un silence énergique leur puisssante activité, au Midi, ils ne cessent de répandre au-dehors les feux de leur vive intelligence; si le tabac prête des pensées profondes aux uns, il prête aux autres de brûlantes rêveries.

Pourtant, disons en thèse générale, que, sous le point de vue hygiénique, l'usage du tabac est plus immédiatement favorable sous les latitudes froides et humides que sous les latitudes chaudes et arides; en hiver qu'en été; par les temps froids ou chauds mais humides, que par les temps chauds ou froids mais secs.

Au point de vue de l'action sur les organes, la salivation et l'évacuation de mucosités nasales peuvent, jusqu'à un certain point, dériver les liquides provenant de l'absorption de vapeur aqueuse souvent chargée de particules invisibles et délétères. C'est par cette raison qu'il est conseillé aux marins, aux soldats, aux pêcheurs, aux chasseurs, aux gardiens de nuit, à tous ceux enfin qui voyagent dans un air nébuleux ou pluvieux. Tenez, voilà encore une raison que chaque fumeur va comprendre On dit que dans les fortes chaleurs de l'été, la pipe sèche la gorge; personne n'a pensé que c'était par la température de la fumée; mais il est de toute évidence que l'appel de fluides vers la bouche s'ajoutant aux pertes subies par la sueur et la perspiration insensible de la membrane pulmonaire et de la peau, pertes qui épuisent lorsqu'elles sont portées trop loin, l'économie refuse, en certains temps, à cet appel, de nouveaux fluides à la bouche et à l'arrière-bouche.

Ceux qui ne crachent plus en fumant ou en chiquant, ceux qui ne mouchent plus en prisant, sont soustraits par là aux bienfaits d'une évacuation que peuvent rendre nécessaire les dispositions anormales de certains individus, une surabondance de liquides ou les conditions défavorables du milieu atmosphérique. C'est un point que les individus et surtout leur médecin ne doivent point perdre de vue; car cet état se trouve quelquefois le passage de l'état de santé à l'état de maladie. Ce sont des observations d'hygiène et de thérapeutique qui peuvent expliquer à l'homme de l'art, d'un jugement sévère et droit, les tendances à acquérir certaines maladies.

Au point de vue de l'action sur le moral, les climats et les saisons concourent pour quelques titres à la satisfaction plus ou moins grande que le tabac procure. L'Anglais, le Hollandais, l'Allemand sont enclins à penser, parce que leur ciel sombre et brumeux dispose à une triste et morne, mais profonde rêverie; le tabac est un précieux adjuvant. L'Italien, l'Espagnol, le Turc sont portés aux passions vives, parce que leur vaste ciel bleu, qui le jour semble en feu, la nuit couvert d'un voile transparent à mille nuances, dispose aux folles et passagères rêveries; le tabac semble là un moins puissant auxiliaire. Son besoin est, chez nous comme chez eux, mesuré aux variations de la température, à l'aspect du ciel, à l'influence idiosyncrasique par rapport à la densité, la couleur et l'électricité de l'air, à la constitution médicale, et ses bienfaits sont compassés sur les capacités des surcharges de l'atmosphère.

L'acte de priser ou de fumer est un acte de soulagement. Dites, vous, qui vous êtes recueilli dans cette concentration, qui y avez absorbé tous vos sens, laissant un libre cours à vos poétiques élévations; dites s'il n'y a pas quelque chose des divines impressions d'une muette prière de l'âme croyante qui s'agenouille devant Dieu et se console au milieu des gracieuses spirales d'une fumée de benjoin qui brûle dans la cassolette du desservant; quelque chose de la parole intime d'un défenseur à un accusé; ou dites les choses plus certaines que la pipe de décharger le poids d'un terrible regret; dites s'il n'y a pas quelque chose de la joie forte, réelle et sublime qui accompagne un pardon de mère; s'il n'y a pas avec cela un peu de ce courage qui naît dans l'homme, pour soutenir l'homme; de cet oubli d'un passé sombre pour faire place à l'espoir d'un riant avenir; de la résignation, dans ce moment si passager où on va puiser dans cette autre boîte de Pandore, puisqu'elle ne laisse jamais échapper l'espérance, moment qui fait traverser dans le cœur et dans la tête de l'homme toute la pensée de l'expression d'Horace, nil desperandum? Mais qui n'a pas ressenti quelques-unes de ces impressions, douces comme le sourire, grandes comme l'étonnement du beau, ignorant la participation du tabac? Lui, que la destinée a fait confident de toutes les infortunes, dépositaire des secrètes confessions du cœur, prêtre sans voix et sans parole, livre pour faire méditer; et toujours conseiller, toujours généreux, toujours prêt à donner la récompense des bonnes actions; miséricordieux comme le plus pur de l'âme, comme la miséricorde de Dieu; et pourtant sans ostentation, timide, et donnant le bien sans montrer que c'est lui qui le donne; car on ne pourrait douter que la pipe ou la tabatière pousse souvent à une action machinale et fasse par là machinalement réfléchir, c'est-à-dire, demander la force de lutter contre les douleurs.

En effet, une partie du mouvement qui a pour résultat l'accomplissement d'un besoin du corps ou de l'esprit est soumise en certains temps, aux déterminations raisonnées de l'individu; une autre partie, en d'autres temps, est exécutée sans sa participation. Le fumeur sait bien qu'il allume sa pire mais après, il fume quelquefois sans avoir la conscience de fumer.

Et ce n'est pas seulement dans le recueillement; mais dans toutes les situations de l'âme; sa puissance même se gradue à l'exaltation de l'esprit. Viennent les moments de jouissance, viennent ces instants où la joie éclate par tous les pores, où le cœur rit à se briser; cette exaspération; ce délire qui résume aussi bien une caresse des sens qu'une satisfaction d'amour-propre; voilà un remède dont le malade pèse seul les doses. Comme nous l'avons dit, l'excès du plaisir fait souffrir comme l'excès de peine, c'est la sensation poussée à un degré insupportable; c'est le détraquement des barrières qui limitent l'espace de la tranquillité du cœur; c'est une maladie dans l'état de joie, une maladie que le tabac peut encore pallier. Pourra-t-on douter des vertus d'une plante qui adoucit et rend plus supportables le bonheur et le malheur?

Une réflexion Le tabac, a-t-on dit, est, de toutes les plantes modifiant par leur emploi usuel les fonctions de l'économie, celle qui a le plus d'action sur les facultés du cœur et de l'esprit. Ainsi le thé, comme excitant diffusible et en raison de son action diaphorétique, procure aux fonctions de l'économie un jeu facile et bienfaiteur, mais n'agit, par sa propriété légèrement antispasmodique, que comme simple calmant de l’éréthisme viscéral et cérébral, le café, comme excitant des fonctions de l'encéphale, agit sur l'esprit d'une manière marquée, mais exagérée quelquefois; tandis que le tabac a une action lente, obscure, mais sensible sur les fonctions sensoriales et affectives, et, de plus, puissante quoique calme et modérée, mais évidemment appréciée par ses prosélytes, sur les facultés de l'esprit.

Chez l'homme isolé et livré à lui-même, c'est un délassement qui aide à rêver seul, aimer seul, vivre seul.

Rêver seul: eh oui! car c'est se procurer un sommeil factice du corps pendant que l'esprit crée, s'impressionne et grandit, que l'imagination voyage pour passer d'une terre à l'autre, d'une rive à l'autre, d'une mer à l'autre, pour voir là des vieillards et des enfants qui souffrent, des femmes qui sourient en dansant au milieu d'hommes qui les prostituent de leurs regards; là des Gérontes avides, là des jeunes et nobles cœur, des hommes qui ne vivent plus qu'avec l'air du passé, des hommes qui ne respirent que l'air de l'avenir; au-dehors, des vaisseaux qui bombardent des villes; au-dedans, des ouvriers qui usent leurs bras et leur intelligence pour nourrir une femme qui allaite et caresse des enfants qui crient, on plutôt enrichir encore de riches fainéants; voir une foule de tableaux qui font mal en passant à des tableaux qui réjouissent; une main inconnue qui soulage la faim et la misère; un père et une mère qui embrassent leur enfant qu'une longue absence avait séparé d'eux; les travaux des champs, le bruit des villes; une jeune femme qui chante en berçant un nouveau-né; un innocent libéré; un peuple qui renverse ses oppresseurs et se gouverne seul; tous les spectacles enfin qui remuent dans l'âme les sentiments d'amitié, de douce compassion, de nationalité et de gloire.

Rêver seul, c'est refaire la nature et façonner à son caprice les dons qu'on en a reçus; c'est encore arranger son existence dans l'avenir, lui faire traverser tous les malheurs pour la garder heureuse; pressentir la joie et la douleur, jouir de l'une et triompher de l'autre; un rêve,c'est la contemplation, l'agitation et la vie de l'esprit, son action sur lui-même dans la paralysie du corps; c'est l'usure de la vie par l'oubli du temps; c'est la perte de l'instant qui s'échappe du présent pour se perdre dans le passé sans écouter le temps; car sinon ce serait l'inquiétude, et l'inquiétude est l'aride et âpre gustation de l’attente, l'absence d'une satisfaction espérée, la curiosité de savoir le résultat d'un calcul du hasard, la faim avide de l'avenir, donc la consommation d'un temps d'aspiration riante; voilà le moyen, l'insouciante rêverie, voilà le but. Étonnant prestige! Quand l'âme se fatigue de cette insouciance, le tabac crée alors des émotions par le songe d'un drame, dont l'illusion trouve encore un gracieux dénouement, puis anéantit les terreurs pour donner de nouvelle place à l'indifférence.

Ou bien encore, c'est l'hallucination des sens de la vue ou de l'ouïe, pour revoir une patrie qui n a pas été la vôtre, des amis que vous n'avez jamais vus et des femmes que vous n'avez jamais aimées; entendre le bêlement des chèvres sauvages dans des jardins anglais, des musiques suaves et harmonieuses dans la voix des bergères limousines, pour retomber ensuite au milieu de la foule bruyante de Paris.

Si ce n'est une hallucination, ce sera pour l'exilé, pour le prisonnier, pour le paria, le transport de la pensée dans une patrie, une famille, vers des amis qui compatissent aux peines; pour l'exilé, la saveur douce, l'odeur suave de son tabac rappellent celui dont il usait au milieu des siens; moments heureux qui prophétisaient sans doute le bonheur, mais dont il retrouve les impressions variées, presque les mêmes délices renaissant à chaque bouffée, à chaque prise; ne sont-ce pas des moyens de dévorer l'espace et le temps? Pour le prisonnier, c'est un muet accord au grand concert de la société qui se divertit, danse ou pleure autour de lui; une diversion aux regrets d'un effroyable passé pour lui faire écouter derrière les barreau de fer la foule qui s'agite, murmure, souffre, jouit, ne l'attend pas, ou oublie de l'attendre, et enfin lui donne l'espoir de s'unir bientôt à elle; pour le malheureux rejeté et proscrit, au milieu de ce monde, c'est encore une consolation dans la privation des jouissances que ce monde eût pu lui faire goûter, si ce n'est la gustation fatice de ces jouissances.

Les rêves tiennent à eux seuls tous les bonheurs; ce sont des images en beau qui adoucissent le rude des affections. L'illusion adoucit mieux le cœur que la réalité; car l'illusion, les facultés de l'esprit étant saines, vaut mieux que la réalité; car l'illusion avec la réalité ne vaut guère mieux que la seule illusion: c'est la voie la plus sûre pour arriver à remuer l'homme dans ce qu'il a de meilleur. Cabanis a dit: «On adore les puissances invisibles comme sa maîtresse, peut-être uniquement, parce qu'on adore, ou qu'on a besoin d'adorer une maîtresse: parce que cet insatiable besoin de sentir, dont on est tourmenté, ne peut toujours se satisfaire suffisamment sur des objets réels. De là non seulement résultent beaucoup de jouissances et de bonheur pour le moment, mais naissent et se développent la plupart de ces dispositions sympathiques et bienveillantes qui seules assurent le bonheur futur et des individus qui les éprouvent, et de ceux qui, dans la vie, doivent faire route commune avec eux.»

Aimer seul: c'est le mot et l'idée sublime du dévouement; ce n'est pas seulement une restriction de volupté, de crainte ou de jalousie, c'est le passage de l'humanité entière dans le cœur de l'homme; c'est toute la charité de l'Évangile; c'est la bonté instinctive, spontanée, calme, silencieuse, et pourtant ardente, qui porte à l'allégement de toutes les souffrances nobles ou vulgaires; c’est la participation par le désir à l'intérêt commun de la société; c'est la bienveillance infinie pour toutes les passions tristes, décourageantes, mauvaises par leur rage et leur désespoir; c'est la pitié pour la flétrissure, l'enthousiasme pour le désintéressement -





22. In untersuchung der Frage: Ob galanten Frauenzimmer nich eben so wohl, als Manns-personen taback zu rauchen er laub und ihrer gesundheit nuzlich sey?



c'est une mystérieuse sympathie pour le bonheur d'autrui; ce sont encore toutes les jouissances d'un amour de famille; la sollicitude d'un père qui se consulte sur l'avenir de ses enfants.

Vivre seul: Pour l'homme isolé qui travaille de la tête ou des bras, tout est néant autour de lui; loin de l’agitation et du bruit, il n'a d'image ou de souvenir de la vie que son tabac qui brûle; il ne songe plus au luxe, à l'or, aux inutiles profusions des unes, à la tristesse, aux besoins et aux privations des autres: il occupe son esprit et son corps aux exigences d'une nécessité actuelle, Là, c'est le poète qui traîne son imagination dans les champs du mysticisme: pauvre occupation, quant à son utilité, lorsqu'elle n'a pour but qu'une jouissance privée, une volupté égoïste, mais sublime, lorsqu'elle est une consécration au bien d'autrui, à l'instruction et au développement de l'intelligence des autres, c'est-à-dire lorsqu'elle tend à montrer la vue par laquelle doit arriver le messie du bonheur dans l'avenir des peuples. Là, c'est l'écrivain qui a observé et se souvient; il amuse ou attriste, mais il impressionne toujours plus ou moins, selon son talent; c'est une forge continuelle des instruments ou des jouets de nos occupations d'esprit: avec lui le monde se repose ou travaille; il remplit aussi bien le vide des récréations des uns, qu'il est aux autres un sujet de labeur. Là, c'est l'homme de la science; soit le chimiste qui manipule, soit le chirurgien qui nécropsie, soit le physiologiste qui expérimente, soit le mathématicien qui rumine un problème, soit le médecin qui consulte. Là, c'est le peintre qui dispose les personnages d'un tableau pour le musée, le musicien qui compose un opéra, l'acteur qui répète un rôle tous, enfin, ces personnages qui se concentrent dans leur imagination, leur science, leur art, pour faire surgir des traits d'esprit, de génie ou de vérité. Dans cette continuelle laboratien du cerveau, dans cette réaction incessante des impressions extérieures vers le centre des facultés, dans cette expression continue qui doit faire jaillir la création ou les rayons de bonne vue, comme l'eau jaillit d'une éponge, dans cette concentration et cet épanouissement de l'intelligence, disons que, pour beaucoup, la pipe si souvent reprise, si souvent abandonnée, la prise qui succède si souvent à la prise, sont des armes puissantes de cette concentration et de cet épanouissement, de cette action incidente et anacamptique de l'esprit.

Là, c'est l'homme qui n'est ni artiste ni machine, ou plutôt qui est l'un et l'autre; qui polit de ses mains ce que son esprit a trouvé d'ardu dans son travail; qui est l'architecte et le maçon d'un meuble ou d'un instrument; qui arrange avec son goût ce qu'a échafaudé la force de ses poignets; qui enfin est l'auteur et l'éditeur de ses objets d'industrie.

A vous, priseurs et fumeurs, plus de tabac; alors poète, plus de poésie ni d'amour, peintre, plus d'imagination et du coloris; compositeur, plus d'inspiration savant, plus de science; mécanicien, plus d'art, ouvrier, plus de courage et de résignation; vous êtes presque tous des corps malades et flétris, non de fièvre, mais de langueur vous avez le sang glacé, parce que votre âme, qui n'a plus ni force ni feu, est dans l'abattement sous le poids de la privation.

Dans ces nuages de fumée qui ondoient çà et là, il y a des images, des peintures, des problèmes, tout un musée, toute une géométrie; il y a des anges, des démons, des caractères étranges, des cercles microscopiques, des cercles gigantesques, des globules, des montagnes, tout un monde écrit en signes inconnus, en lettres cabalistiques.

Parcourons les tabagies hollandaises, flamandes et anglaises, les brasseries allemandes. Là, chacun, accoudé sur une table de bois jaunie par la bière, fume et boit; car la bière fait aimer la pipe, la pipe donne du goût à la bière. Les sourcils rabattus, causant et se comprenant du regard, chacun est absorbé par l'étude des physionomies et la gustation prolongée de la fumée narcotique. Arrêtons-nous un instant sur ces types, qui sembleraient perdus dans les siècles, sur ces figures statuées d'une expression morne et pourtant passionnée; d'un flegme empreint d'une grande et riche beauté d' intelligence. Otez à toutes ces têtes; poétiques, rêveuses et profondes, qui frappent à leur aspect, ôtez la longue pipe d'écume ou de porcelaine, et il ne restera que des têtes graves et mystérieuses, qui sembleront plutôt conspirer que méditer; au lieu de ce regard pénétrant, de ce sourire sombre, de ce front pâle et réfléchi, au lieu de cette contemplative philosophie, de cette morne attention, de cette attitude aisée et insouciante, il ne restera ni enthousiasme, ni activité d'esprit, ni stoïcisme; il ne restera à ces pâles et froids visages que l'expression d'un bien aise guindé; au lieu d'une pensée généreuse, d'un travail politique, ou plutôt d'une inquiétude charitable, il ne restera qu'une immorale empreinte d’égoïsme 23.

Jetons un coup d'œil sur l'Espagne. Dans les cabarets, dans les maisons particulières, dans les rues, sur les places, voyez, surtout à une époque comme celle-ci de tourmentes civiles, sous la toque, la veste de peau de bête et le petit manteau de rigueur, ces hommes en groupe qui, tous debout, la cigarette de papier de Barcelone à la bouche, se serrent, se rapprochent, mais avec défiance; ces hommes, qui portent l'orgueil et l'amour bien haut, souvent inactifs des bras, si ce n'est pour obéir à leurs passions; ces hommes bruns et bilieux à l’excès; ces hommes dont le feu du cigare n'efface jamais le feu des yeux, yeux fixes ou sauvages, doux ou terribles, amis ou menaçants, qui portent si bien l'empreinte de tous les sentiments qui impressionnent et émeuvent; ces hommes, que deviendraient-ils sans tabac?

Cherchons en Orient: Qui peut remplir les jours d'inertie dans laquelle sont plongés les hommes? Couchés sur de mœlleux divans, au milieu de femmes languissantes d'inactivité, ils ont une vie bien triste à force d'être indolente, bien fatigante à force, d'être monotone; il faut, pour ces êtres, qui n'ont de l'espèce humaine que le corps, qui n'ont des jouissances de l'espèce que le sommeil, la table et les voluptés d'amour trop grandes pourtant pour qu'ils en connaissent l’énigme, la mort d'un temps qui les épuise et les énerve; mais, chez eux, le tabac est plutôt un moyen d'enivrement physique qu'un moyen d'activité morale, une satisfaction à un besoin de sensualité qu'une satisfaction à un besoin de méditation.

Enfin pour prendre une contrée qui, par rapport à nous, forme le quatrième point de la croix du voyage de notre pensée, passons en Amérique pour admirer l'irréfléchie expression de figure des naturels qui, assis en rond, fument le calumet, dans une posture d'oisiveté, et d'un air presque sérieux.

Mais où le tabac tient la plus grande place réservée, c'est dans nos estaminets silencieux comme les brasseries du Nord, ou bruyants comme un tripot de filous. Nos estaminets, où la conversation est tantôt froidement polie, tantôt animée, pourtant presque toujours intime, liante, communicative, indiscrète même, tant la fumée est capricieuse par la disposition des lieux et des esprits; tant elle donne un plaisir morose quelquefois, follement irréservé souvent, mais du plaisir et de la tranquille satisfaction toujours. Dans nos réunions publiques, se font toujours les assistances communes à un plaisir commun, quel que soit l'effet du plaisir sur chacun en particulier.

Le tabac s'agence encore admirablement dans une barque pleine de joyeux amis, qui chantent quand ils ne fument pas, qui fument quand ils ne font pas de la musique; chant qui se mêle au murmure cadencé et plaintif de l'eau battue par la rame; musique qui se mêle au claquement faible et mystérieux des lames qui se brisent sur le flanc du bateau; chant et musique qui se prolongent sur la surface polie des eaux, pour aller se heurter et se perdre sur le rivage, et faire place à des nuages d'une fumée qui ondule, vacille et tremble comme les réponses de l'écho.

Ou il assiste, mais sans âme pour faire rêver, n'ayant que des palais insensibles à chatouiller, et un sang épais à émouvoir, c'est au milieu de l'orgie, entre des hommes ivres de vin et d'amour, brutes et dégoûtés, et des femmes belles de figure, mais horribles de gaieté, assoupies par une atmosphère de volupté et les crises hideuses de leurs convulsions. — Fil c'est là où il assiste souvent, mais où il est affreux, où il s'endort d'un sommeil de brute, aussi bien qu'il se réveille avec le remords: alios hic fumus dormientes facit, vigilesque alios 24 où il énerve au lieu de fortifier, où il se fait ordure, après s'être fait encens; c'est là que, puant, il se mêle si dégoûtamment à l'haleine liquoreuse et infecte, pour se faire, à juste titre, proscrire, fouler aux pieds, et jeter dans l'égout, lui qui s'est fait une renommée immense de gloire et de poésie!

Car il trouve place aussi bien dans la bouche de nos dandys que dans la bouche de nos chiffonniers; il est aussi bien à l'aise dans la tabatière d'écorce de nos portières que dans la tabatière d'or de nos routiers du Marais; il a autant de mérite entre les doigts délicats et effilés de la jeune femme qui le goûte en cachette, qu'entre les doigts énormes et serrés d'un vieux mari qui le savoure avidement. A part quelques, censeurs arriérés et ridiculement rigides, quelques filles de bonnes maisons et quelques bégueules, chacun prise ou fume; les boutiques de débit sont déjà un point de contact de toutes les classes de la société, en attendant la multiplication de ces points.

Ne doit-i1 pas en être ainsi? lui qui sourit à tous, et satisfait les exigences de tous, dans les tranquilles occupations comme dans celles qui remuent fortement le cœur, celles qui, passant par l`esprit, émeuvent profondément l'organisation.

L'homme, pris en fâcheuse circonstance, tire sa tabatière, pour trouver dans sa tabatière le conseil dont il a subitement besoin.

L'homme, à la nouvelle d'un malheur, prend sa pipa, et trouve dans sa pipe la consolation que bien des raisonnements, bien de douces paroles ne pourraient lui donner. Et ce n'est pas en agissant sur une partie sensible du cœur, que s'opère ce phénomène; mais en pressant le temps qui, dans ce cas, est le meilleur remède. Et la douleur s'échappe peu à peu; ce n'est point un baume qui guérit par une seule application, mais adoucit le mal, avant de l'aider à disparaître. Ce n'est pas l'horloge qui sonne l'heure décisive, mais le sablier qui filtre grain à grain l'espérance.

L'homme du peuple, combien de souffrances n'a-t-il pas à alléger! Pour expliquer le support de ces souffrances, n'allez jamais nier les compensations; car ce serait faire une brèche pour laisser passer le doute; et la croyance est encore un moyen de consolation pour bien des gens. Faisant sans cesse abnégation de lui-même pour s'enchaîner à de dures professions; heureux, quand il n'y use pas sa patience; quelle résignation il lui faut! sans espoir d'amélioration, au milieu d'une incessante perspective de privations, de labeurs; de combien de courage ne le faut-il pas pourvu! un instant de repos, une minute de réflexion pour laisser raisonner son stoïcisme ou sa pitié; et sa pipe qui ne l'abandonne jamais, s'offre en ce moment pour lui faire retrouver la philosophie qui s'échappait.

Et puis, ce penchant irrésistible à renouveler les ressources de satisfaction, par le moyen d'un confident qui le suit partout, est bien naturel. Ce confident attaché, comme la vie au corps, invite souvent. Le moindre mouvement rappelle qu'un ami est là, dans la poche; trahit sua quemque voluptas; la tentation vient; on est si heureux de consolations, même sans qu'on en ait besoin. Et bourrant sa pipe, le travailleur chasse sa mauvaise pensée, s'il avait une mauvaise pensée; oublie le travail qui lui meurtrit les doigts et les rend calleux, prêt à continuer ou recommencer ce travail avec ardeur. Une puissance tout imaginaire est venue lui prêter aide dans ses occupations mécaniques; c'est une nouvelle force d'esprit ajoutée à la force des bras.

Ce ne sont pas les seuls prodiges qu'enfante chaque jour le tabac. Ce serait abuser de la permission de douter, que de douter de sa part de lauriers dans les hauts faits de notre armée.

Sans doute, nos soldats sont braves, même sans pain, même sans souliers; mais, comme tous les autres hommes, l'idée de patrie n'entre pas seule dans leur cœur. Ils ont besoin, du reste, de pensées riantes, pour les distraire de pénibles actualités; ils ont besoin de secrets confesseurs pour éloigner les regrets, et leur voiler de douloureux tableaux; ils ont besoin d'un chant villageois, comme les Suisses du Rantz des Vaches; ils ont besoin de tout un livre de souvenirs. Partout, le tabac leur fait lire dans ce livre; et ils y lisent le calcul de leur situation passée, présente et future, proportion mathématique dont l'inconnue se trouve au fond d'une pipe, comme Napoléon y lisait la situation de l'Europe par rapport à la France et à lui, proportion dont l'inconnue se trouvait au profit de son ambition dans la dernière prise de sa poche de cuir.

Willis disait: «Le tabac en fumée n'est pas seulement utile aux soldats et aux matelots, mais il est même absolument nécessaire, en ce qu'il les rend moins susceptibles de la crainte que le danger pourrait leur inspirer, et de la peine que leur causent les incommodités qui sont inséparables de leur état.»

Donc, ce fut un compagnon de notre gloire; suivez partout les défenseurs de nos frontières du Rhin et du Piémont, en devoir de repousser la coalition qui nous cernait et voulait nous envahir; suivez-les en Italie, en Egypte, en Autriche, en Espagne, en Russie, suivez ces vieilles murailles de chair faites de jeunes et de vieux soldats avides de triomphes et imbus de principes humanitaires, tant et si glorieusement combattus à la Convention! Ils attendent l'heure du combat, c'est-à-dire de la victoire, ils s'expliquent, chacun selon sa conception, les combinaisons stratégiques des généraux de la république, ou de l'empire; sinon, ils rêvent, mais en rêvant, ils fument, ne semble-t-il pas que la douceur d'une de ces occupations s'encadre admirablement avec la douceur de l'autre? s'y lie même indispensablement? Sans pipe, savoir si beaucoup penseraient à autre chose qu'aux exigences matérielles de leur condition, qu'aux détails indispensables d'un service de guerre, savoir si quelque chose viendrait les délasser des rudes fatigues d'une campagne, si les amers regrets d'une joie tranquille viendraient faire diversion à l'enthousiasme du triomphe.

Ne faut-il pas que la vie soit remplie de toutes les émotions possibles du cœur; si elles ne sont pas .présentes, palpables, l'imagination les crée, rêvant tour à tour une forme qui émeut ou qui charme.

Il fallait donc aux yeux de nos enfants de France, loin de la patrie, autre chose que la vue des habits rouges et les bonnets de Cosaques au milieu de la fumée, au milieu des campagnes de la vieille Germanie la vue des larges eaux da Danube; il fallait la jolie figure d'une sœur ou d'une fiancée; elles sont toujours jolies quand on les aime; l'expression de joie, l'épanouissement d'un père et d'une mère au retour.

Il fallait aux oreilles autre chose que la; voix de l'officier qui hurle son commandement, autre chose que, le chant du brutal; il fallait la voix des vendeurs ambulants ou des orgues fausses de Paris, ou le chant joyeux d'une paysanne.

Avec l'odeur de la poudre, il fallait aussi le parfum des fleurs arrosée par une main chérie, Eh bien, de tout cela, nécessaire à une vie si agitée, à une vie si aventureuse, si remplie de tumulte, si avide de repos, le soldat trouvait, encore le temps de s'en réjouir; car on trouve toujours plus de moments à se replier en soi-même, quand l'existence est active que lorsqu'elle est complètement oisive et inoccupée. Cette joie passée, ce triomphe présent le suivaient partout, parce que la pipe portait avec elle une partie de cette joie et de ce triomphe. C'était aussi bien un moyen de rappeler les impressions passées, que de ménager les terribles émotions présentes. Et ces émotions se mesuraient encore à la grandeur péripétique des circonstances. En effet, autre satisfaction était de fumer la veille d'une bataille ou le lendemain d'une victoire; et la solution de toutes ces questions de la vie privée se trouvait là, comme le résultat des plus hauts faits d'armes, et des démarches les plus gigantesques de notre politique.

Dans la pipe du grognard, prenaient place une humble chaumière d'un village de France, un vieillard rêvant à son fils, une maîtresse infidèle oubliant son premier serment, une cloche de chapelle dont le tintement ne se faisait plus entendre même aux décades, un troupeau bêlant; aussi bien que la parole d'un président de la Convention décidant que l'armée de Sambre-et-Meuse ou l'armée d'Italie avait bien mérité de la patrie.

Ainsi donc, loin de ses pénates, le soldat, dans sa pipe, retrouve ses pénates; sa pipe qui soutient son énergie, aide à sa résignation; c'est son existence passée, son existence à venir; c'est sa consolation dans la peine, sa joie dans la douleur, c'est son grade, sa maîtresse à lui.

Pourquoi faut-il que cette pipe, qui a été pour lui un bonheur, une fortune, un bien de corps et d'âme, de l'or, un jouet, un rêve, une fête, toute une poésie enfin, cette pipe, qui a partagé ses chances, ses aventures, qui l'a aidé à vaincre à Lodi, Marengo, Iéna, Friedland, Austerlitz, cette pipe, qu'il bourrait si gravement de caporal, se soit remplie de boue a Waterloo, trompé qu'il fut par le hasard, ou plutôt trahi par des séides de l'étranger?

Et notre nouvelle armée a les même affections; l'habitude du tabac commence avec le noviciat de la vie militaire. Que fait pour le conscrit le ridicule d'un malaise qu'entraîne les premiers essais de cette pratique? Il veut fumer aussi, lui; il fume dans nos villes autant pour remplir l'oisiveté d'une caserne que pour chasser la nostalgie qui le tuerait; il fume, parce qu'il sait que la Révolution a envoyé devant l'ennemi quatorze armées, chantant la Marseillaise d'un coin de la bouche et fumant de l'autre; il fume, parce que les braves qu'il remplace fumaient, et que si ces braves ont jadis subjugué l'Europe avec leur ardeur, leur enthousiasme, leur résignation et leur courage, c'est en compagnie d'une pipe bourrée et allumée; il fume au corps de garde en attendant qu'il fume au bivouac; il fume à la barbe de ses chefs en attendant qu'il fume à la barbe des Russes et des Anglais, et il n'est pas déchu, car, attendant le premier coup de fusil avec autant d'impatience que le grognard attendait la décision d'une affaire, il fume avec autant d'avidité une pipe neuve et pleine, que le grognard fumait une pipe brûlée et à moitié vide, faute de quoi la remplir. Hélas! pourquoi n'a-t-il que 5 centimes par jour pour acheter son tabac, ou pourquoi le tabac coûte-t-il 25 centimes les 25 grammes?

Nous parlons du soldat de terre, comme nous pourrions parler du soldat de mer. Durant ces longues traversées, ces croisières monotones; durant ces quarts paisibles et solitaires de la nuit, l'âme du marin calcule l'espace qui le sépare de ce qu'il a de plus cher, pour trouver le plus souvent un abîme entre lui et le bonheur, se perd dans des rêves d'Hoffmann, parmi les fantômes, les anges, avec toutes les chimères riantes et terribles, jusqu'à ce qu'une perception désolante de réalité la réveille et la replonge dans une solitude insipide. Mais, avec du tabac, le marin, à moins qu'il ne soit complètement brute, ce qui devient de plus en plus rare, n'est jamais seul: «Que ferait une âme isolée dans le ciel même 25? Car l'âme même réellement isolée a besoin de fréquentations, seraient•elles imaginaires.

Nous reproduisons en entier un tableau des effets du tabac sur le marin, par M. Forget (Médecine navale), d'abord parce que ce tableau nous paraît profondément senti, ensuite parce que M. Forget fait partie du nombre des écrivains charitables qui font entrer beaucoup de leur sensibilité dans ce qu'ils écrivent, même quand ils écrivent la science: «Il répond (le tabac) à cet impérieux besoin de sensation dont l'homme est tourmenté, et qu'il cherche à satisfaire en nourrissant des appétits grossiers au défaut des impressions plus délicates qu'il rencontre au sein d'une société dont il est actuellement privé. C'est une vieille absurdité que de déclamer sans cesse contre les écarts de l'imagination et les goûts prétendus contraires à la nature; tous les actes de l'humanité trouvent leur raison dans l'humanité même, et l'homme, en se livrant ces écarts, ne fait qu'user du privilège de son organisation s'exerçant dans les limites de sa puissance; donnez à son imagination, à ses sens, un aliment conforme à vos institutions ou à vos préjugés sociaux, et l'homme sera ce que vous voulez qu'il soit: là bisent les avantages de l'éducation mais qu'avec des sens et des idées avides agissantes, vous le placiez dans des conditions autres, vous aurez aussi d'autres déterminations, d'autres penchants; en un mot, le marin use de tabac comme vous usez de café, de bals, de spectacles; comme le littérateur se repaît de voltaire, le savant d'un problème abstrait: tout vient se résoudre dans ce grand mobile de l'humanité, la sensation. Chez les uns, et c'est le plus grand nombre, cette sensation est instinctive, irréfléchie; ils en recueillent les bienfaits comme ils



23. Paris possède quelques-uns de ces types dans certaines brasseries fondées a l'instar de celles de Strasbourg.
24. C. L Beck.
25. Dernière paroles de Bernardin-de-St-Pierre.


jouissent de l'air qu'ils respirent, c'est-à-dire qu'ils n'ont qu'un sentiment négatif dont la conscience n'est éveillée que par la privation. D'autres, plus heureux, se replient sur les impressions senties...

Il porte au recueillement, ramène les idées au passé ou les lance dans l'avenir, et, comme l'opium des Orientaux, répand sur les créations imaginaires un voile de béatitude qui masque les couleurs sombres et reflète les doux rayons de l'espérance.

Voyez ce matelot fumant sur la Drôme; son recueillement ressemble au sommeil; pour lui, le bonheur, c'est l'oubli. Voyez actuellement ce jeune officier mesurant à pas pressés la longueur des passavants, et lâchant sa bouffée à chaque évolution sur lui-même: celui-ci nage dans les espaces de l'avenir, il commande un vaisseau, bat les Turcs à Navarin, que sais-je! Le premier dort sans rêver, le second rêve sans dormir; tous deux sont heureux à leur manière. Le réveil pour eux sera pénible peut-être; mais ils ont fait provision de quiétude pour toute la nuit, et demain ils recommenceront. En attendant, les jours s'écoulent, le navire fait route, et bientôt nous serons au port.

Quelques objections qu'on puisse émettre, ce n'est plus un besoin factice adopté par une société compacte et fournie d'impressions aussi nombreuses que variées; ce n'est plus un besoin pour en remplacer d'autres, c'est un besoin créé, grandi et impatronisé parmi nos autres besoins. Il faut donc l'accepter sans restriction; les efforts pour le détruire étant, du reste, inutiles, et vice ou vertu, selon les vieilles ou les nouvelles têtes, on ne peut rien faire contre son autorité. Le petit nombre de pédants qui braillent encore pourrait-il arrêter les tendances de tout un peuple, ou mieux, des habitudes qu'il n'est plus lui-même en son pouvoir de détruire?

Après avoir parlé des effets de l'usage du tabac sur l'homme à l'état de santé, nous ne pouvons clore ce chapitre sans citer une observation remarquable de ces effets dans l'état de maladie; nous n'avons qu'un mot à dire.

Généralement les malades ne peuvent supporter le tabac, quelque habitude qu'ils en aient eue; et c'est une coutume bien établie dans le monde de ne faire dater la convalescence que de l'époque où le goût de la pipe et de la tabatière revient. Il y a des considérations bien intéressantes à faire sur cette observation; mais elles nous conduiraient trop loin. Contentons-nous de signaler aux physiologistes que ce phénomène de connaissance occulte des maladies semble reposer sur les mêmes lois que la connaissance raisonnée des fonctions; que ces faits, dont le principe échappe, mais fait admirer un ordre physique obscur et sublime, tiennent sans doute aux phénomènes de spontanéité que nous avons déjà signalés à l'article botanique, phénomène d'intuition, de perception intérieure, qui a pour cause à peu près saisissable, à peu près certaine la répulsion, nous voudrions dire magnétique, pour certaines substances qui seraient nuisibles à l'économie. A l'état de maladie, le raisonnement ne dit-il pas que les forces de l'organisation étant employées à l'élimination d'un principe morbifique, c'est vouloir débiliter davantage, abuser, désarmer ces forces, que de leur opposer une autre matière étrangère aux matières naturellement assimilables?



ACTIONS SPÉCIALES

L'intempérant est plus animal, le tempérant plus homme.
VIREY.


On prend du tabac sous trois formes: 1° par la bouche, en fumée; 2° par le nez, en poudre; 3° par la bouche, en feuille.

Avant de décrire spécialement ses actions sur nos organes et leurs fonctions, il serait assez urgent d'exprimer l'opération qui a pour résultat les actions.

Nous n’avons pas de mot en français qui rende l’idée simple de l'opération ayant pour objet la présence de la fumée dans la bouche: nous avons bien le mot fumer; mais les lois rationnelles qui régissent le langage ne sauraient réellement exprimer une semblable idée par un tel mot, ou plutôt un tel mot semblerait vouloir exprimer le contraire de l'idée. Est-ce le tabac qui fume l'individu, ou l'individu qui fume le tabac? Évidemment, c'est le tabac qui fume l'individu, par la même raison linguistique que le laurier et le genièvre fument le jambon, à moins toutefois qu'on ne fasse du tabac qui fume et de l'instrument où il brûle des parties intégrantes de l'individu.

Nous proposerons le mot FUMEMBUCCATION (fumus in bucca); s'il a un défaut d'euphonie, rejetons un peu ce défaut sur son inusitalion; s'il est long, il n'exprime que mieux l'idée à exprimer. Pourtant, pour ne pas blesser les usages admis, nous continuerons à nous servir du mot fumer, en attendant que l'opinion publique juge favorablement ou défavorablement celui de fumembucquer.

Nous avons pour les deux autres opérations des expressions reçues dans le langage; ainsi, pour l'opération de priser, errhinnation; celle de chiquer, machication 26.



FUMEMBUCCATION.

On sait que, dans les pays à peine habités, et où l'agriculture est pour ainsi dire abandonnée aux seuls caprices de la nature, les insectes ailés et non ailés se multiplient au delà de l'imagination. Au printemps surtout, ils en obscurcissent le ciel, et la terre est couverte de mouches, de taons, de moustiques, de cousins, de maringouins, de pucerons, de fourmis, etc., qui persécutent les hommes. Le climat d'Amérique semble favoriser cette singulière propagation (propagation bien plus manifeste à l'époque des voyages de Colomb que de nos jours), comme l'Ukraine favorise celle des sauterelles.

Les sauvages du Nouveau Monde avaient découvert le moyen de s'oindre et de se vernir la peau de raucou et de drogues odorantes pour repousser les insectes 27; ils avaient trouvé bon aussi de s'entourer continuellement de fumée, précaution qu'on retrouve chez les Lapons, qui brûlent autour de leurs cases des espèces d'agarics, et chez les Tunguses, qui ne marchent jamais sans avoir une espèce d'encensoir ou de cassolette suspendue au bras, et dans laquelle brûlent sans cesse des herbes sèches.

Les Américains, qu'ils aient ou non commencé par user des procédés des Lapons et des Tunguses, en ont inventé un bien plus ingénieux. Armés de tabacos, de pyciets, ou, si l'on préfère, de mousquetons, de sarbacanes, de roseaux, de joncs, dont la mœlle avait été rongée par de certaines fourmis, et qu'ils bourraient de feuilles sèches de tabac 28, ils pouvaient, en humant la fumée produite par la combustion d'une des extrémités, diriger une quantité voulue et limitée de cette fumée sur presque toutes les parties du corps, doués qu'ils étaient, comme on sait, d'une faculté de souplesse excessive. On comprend ainsi qu'un moustique venant à se placer sur leur cuisse, ceux-ci, par le moyen de leurs tabacos, s'emplissaient la bouche de fumée, et, en se courbant vers le point occupé par l'animal, l'inondaient d'un nuage narcotique qui devait, sans contredit, le faire lâcher prise, l'étourdir ou le tuer. Cet usage avait l'avantage sur les autres d'éviter la gène continuelle d'un tourbillon de fumée, ce qui occasionne chez les Lapons de fréquentes et terribles maladies des yeux.

Ainsi donc, l'art de fumer a été, à son origine, un moyen d'assainissement. Ce serait mentir à notre conscience, aux crédules lecteurs et aux renseignements dont nous nous sommes entouré, que de ne pas avouer qu'il entre dans cette description un peu de supposition de notre part; mais tant de circonstances viennent corroborer le fait, qu'on peut l'avouer très probable; pour notre part, nous y croyons sincèrement.

Il y a trois manières de fumer le tabac: 1° en cigare, 2° en cigarette, 3° en pipe; c'est-à-dire le tabac brûlant seul, le tabac enveloppé d'une substance combustible et qui brûle en même temps que lui, et le tabac dans un godet incombustible. Le cigare est une petite quantité de débris de tabac ou tripes enroulés dans un fragment de feuille nommé chemise, liés par la torsion d'une des extrémités; la cigarette est tout simplement du tabac haché, enveloppé et roulé dans du papier sans colle ou de la paille de maïs; la pipe est un instrument de substance variée, composé d'un bassin ou vase qu'on nomme fourneau, duquel s’échappe un tuyau plus ou moins long.

Nous ne passerons point en revue toutes les espèces de cigares; nous ne ferons que citer ceux de Havane, dits de la Vuelta de Abajo; ceux de Saint-Vincent; les Chirontes, cigares monstres, qui font beaucoup de fumée, très longs à fumer, et que les commandeurs et majordomes des habitations d'Amérique quittent et reprennent successivement; enfin les bouts de nègre, détestables cigares longs et grêles, que les esclaves fument avec passion, et qu'on retrouva quelquefois dans la bouche de nos promeneurs qui sans doute ne les trouvent excellents que parce qu'ils viennent des Antilles; les bouts français dont l'extrémité n'est pas tordue; les petits cigares de Belgique, etc.

A propos de cigarette, nous dirons qu'en France nous avons beaucoup de fabriques de papier de Barcelone; qu'il se fait aussi, d'après une invention récente, des cigarettes enroulées de papier coloré en brun, et imitant le cigare à s'y méprendre. Nous dirons encore que les Indiens de la mer du Sud enroulent leur tabac dans des feuilles de platane, qu'ils arrangent en forme de pipe après les avoir fait sécher au soleil.

Le mot pipe, suivant le Dictionnaire de Trévoux, vient de pipeau, chalumeau à l'aide duquel on hume toutes sortes de liqueurs, ou plutôt du latin pipa, qui signifiait un chalumeau servant à humer le sang de Jésus-Christ dans la communion, comme on le voit dans le testament de Saint-Évrard, rapporté par Lemire: in calice piarum donatium, où ce chalumeau est appelé pipa aurea (Pelouze, père).

C'est encore à l'Amérique que nous devons l'invention de la pipe; au rapport de Mundia, les Anglais, ayant découvert la Virginie, en 1595, s'aperçurent que les habitants se servaient pour fumer de tubes d'argile.

De là, perfectionnement dans la forme, variété de choix dans la matière. Il serait fastidieux de faire une peinture des milliers de formes; quant à la composition, on y a introduit des substances diverses, des terres blanches ou colorées, la porcelaine, les métaux, le zinc, l'argent, l'étain, l'antimoine, le bois (celui d'Ulm est très estimé), l'ivoire, la corne, l'écaille, l'agate, la cornaline, le succin, le talc, etc. La pipe la plus chère, même par comparaison avec celle en or, est la pipe d'ambre jaune, d'un grand volume, exempte d'imperfection. Vient ensuite cette espèce de talc, qualifié d'écume de mer, variété de la craie de Briançon, très voisine de la pierre ollaire.

Pour les pipes de luxe, l'écume de mer est la matière la plus généralement employée. Au sortir du bloc, ces pipes qui ont pu être taillées avec une grande facilité, conservent une certaine mollesse; on les fait cuire alors à une chaleur très douce, et pendant longtemps, après les avoir imbibées d'huile de sésame parfumée. Au sortir du four, elles ont acquis une moyenne dureté, et c'est alors qu'on s'occupe de leur donner le beau poli qui les distingue. On compose une écume de mer artificielle; mais celle-ci, qui consiste en une pâte terreuse liée avec de l'huile de lin rendue siccative, et colorée par des oxydes métalliques, ne donne que des pipes qui infectent quand elles sont échauffées. Du reste, ces pipes, comme celles d'ambre jaune, sont sujettes au grand inconvénient d'éclater par l'impression subite du froid après qu'on y a fumé: aussi les possesseurs les tiennent-ils toujours entourées d'une espèce de turban plus ou moins élégant, afin de les garantir d'une subite transition de température (P. p.)

Vient l'oukas des mahométans de la Turquie, du Mogol et de la Perse; cette riche pipe, dont la fumée traverse une sorte de bain-marie, parcourt un tuyau de dix à douze pieds et à double courant, ou gargoulis, avant d'arriver à la bouche, perd dans son trajet une partie de son calorique, et de sa mordicité, c'est-à-dire de ses principes actifs solubles:

Et le calumet des nations sauvages du Sud et de l'Ouest de l'Amérique Septentrionale, qui est d’un usage commun, comme moyen de rapport dans les relations des diverses tribus, dans les cérémonies, dans les communications de famille, et les négociations internationales de paix ou de guerre 29. Le calumet, pipe dont la tuyau est fort long et dont la tête a la forme de nos anciens marteaux d'armes, tête composée d'une sorte de marbre rougeâtre fort aisé a travailler, tuyau d'un bois léger, peint de différentes couleurs, tête et tuyau ornés de plumes d'oiseaux, passe aux yeux des naturels pour un présent du soleil. Ainsi en y faisant fumer ceux dont ils recherchent l'alliance, ils prennent le soleil pour témoin et garant de leurs traités, persuadés que le grand esprit les punirait en cas d'infraction 30. En passant, nous flétrirons la mémoire des maîtres colons qui, au rapport de Simon Paul, rejetaient l'esclave fumeur, l'abandonnaient ainsi à la misère, ou le frappaient de verges et de bâton lorsqu'ils le surprenaient fumant, lui qui, sans nous, heureux et tranquille dans sa famille et sa patrie, eût sans obstacle porté à son cou le calumet bariolé, son instrument de fortune et de joie, comme l'Arabe à la ceinture porte son chibouke, sa pipe fidèle.

Nous passons légèrement sur les pipes de Turquie faites avec des terres d'argile colorée, celles soi-disant faites avec le limon du Nil, nos imitations d'une certaine pâte terreuse, colore à l'aide de manganèse, mélangé avec du peroxyde de fer, etc.; nos tuyaux, odorants de cerisier et de merisier, ceux de jasmin, de lilas et d'érable dont usent les Polonais et les Prussiens.. Ces bois, communiquent leur arôme à la fumée, qui s'entasse autour de leurs parois et en imprègne leurs tissus, mais, par cette raison, perdent avec le temps l'odeur pénétrante qui leur était particulière; toutes pipes de luxe qu'on enrichit encore le plus souvent par l'addition d'un bout d'ambre; addition qui du reste n'est pas sans quelque avantage hygiénique.

Et nous arrivons aux petites pipes de terre blanche. Remarquons d'abord que la fabrication de ces pipes emploie, en France, plus de 6,000 individus; que dans les seules villes de Saint-Omer et d'Arras, il y a en activité cinq grandes fabriques, dans lesquelles plus de 3,500 individus (principalement femmes et enfants) trouvent un travail assez lucratif; et pourtant que le fabricant, en les livrant à la grosse, ne les vend pas plus de trois centimes pièce.

Ces pipes, chez nous, datent des guerres de la Fronde. Les Hollandais ne s'en servent jamais qu'une fois, à moins qu'ils ne se donnent la peine de les repasser au feu. Elles sont incontestablement les meilleures pour nos véritables fumeurs prolétaires, surtout celles dites pipes belges et qui sortent des fabriques de Givet. Nous n'entrerons point dans le détail minutieux des précautions à prendre pour le culottage; mais nous dirons que la fumée laissant dans le fond du godet une partie de son huile empyreumatique, forme une couche plus ou moins élevée, selon la manière de fumer et le temps que la pipe a été fumée; couche circulaire dans sa partie supérieure et qui s'épand peu à peu dans la longueur du tuyau. Cette huile empyreumatique filtre à travers le tissu de la terre, en y déposant une crasse noire qui participe des principes actifs et des substances extractives du tabac, substances que la combustion peut faire volatiliser; elle en imprègne tellement la terre qu'elle apparaît souvent à l'extérieur sous forme de gouttelettes. Ce liquide jaune noirâtre, qui se forme en grande abondance par les aspirations trop fortes et trop souvent répétées des jeunes fumeurs, se présente quelquefois à l'extrémité caudale du tuyau, et vient irriter par ses propriétés âcres les lèvres et la langue. Aussi certaines pipes de porcelaine ou de bois sont-elles pourvues d'un réservoir appelé pompe, destiné à recevoir, en grande partie, le liquide.

Léonard Beck exigeait du tabac à fumer quatre qualités: bonne odeur, bon goût, s'allumant bien, et faisant des cendres blanches. Ce sont certes des conditions indispensables de bonté. Mais l'odeur n'est-elle pas soumise aux caprices des idiosyncrasies, le goût à certaines conditions de l'organisme, du climat, du lieu, et du degré d'usage!

Nous n'étabirons point des préceptes pour les moments propices à fumier, rejetant toute crainte des prétendus dangers de la proximité des heures de repas; pourtant nous croyons qu'il est plus propice pour la digestion de fumer après qu'avant. Et il est à considérer que certains individus feraient difficilement leur digestion, s'ils ne couronnaient leur dîner d'une ou de plusieurs pipes. Nous disons qu'on a supposé à tort des dangers, parce que la quantité de salive à réparer se mesure chez les individus à la quantité sécrétée; et cette sécrétion se répare, sans inconvénients, par l'absorption plus considérable de liquides et de boissons, tout ménagement des forces observé.

Quant à la question de lieu, certes l'exécution du conseil de Becher ne laisse pas que d'être quelquefois agréable quand elle est possible; conseil qui consiste à fumer à l'air libre, par une atmosphère tempérée, dans une forêt, un jardin où l'odeur des fleurs se mêle à l'odeur du tabac.

L'aspirant qui tente pour la première fois l'usage de la pipe ou du cigare ressent presque aussitôt des symptômes d'empoisonnement; accidents qui disparaissent au bout de quelques heures, ou même plus tôt, par le retour à la santé: malaise, faiblesse, troubles de la vue, vertiges, mal de tête, décoloration complète de la face, sueur froide, impossibilité de se tenir sur les jambes, anéantissement complet, envies de vomir, vomissement et quelquefois évacuations alvines.

Napoléon eut une fois fantaisie de fumer pour faire essai d'une fort belle pipe à l'orientale dont lui avait fait présent l'ambassadeur persan ou turc; tout fut préparé pour cela. «Le feu ayant été appliqué au récipient, i1 ne s'agissait plus que de le faire communiquer au tabac, mais, à la manière dont sa majesté s'y prenait, elle n'en serait jamais venue à bout. Elle se contentait d'ouvrir et de fermer alternativement la bouche sans aspirer le moins du monde. Comment diable! s'écria-t elle enfin, cela n'en finit pas.» Je lui fis observer qu'elle s'y prenait mal, et lui montrai comment il fallait faire. Mais l'empereur en revenait toujours à son espèce de bâillement. Ennuyé de ses vains efforts, il finit par me dire d'allumer la pipe. J'obéis, et je la lui rendis en train. Mais à peine eut-il aspiré une bouffée, que la fumée, qu'il ne sut point chasser de sa bouche, tournoyant autour du palais, lui pénétra dans le gosier, et ressortit par les narines Dès qu'il put reprendre haleine. «Otez-moi cela! quelle infection! oh! les c…..! le cœur me tourne.» Il se sentit en effet comme incommodé pendant au moins une heure, et renonça pour toujours à un plaisir «dont l'habitude, disait-il, n'était bonne qu'à désennuyer les fainéants.» CONSTANT, t. II.) Que de fainéants elle désennuie!

Néanmoins, ce qui nous a dégoûté d'abord n'est pas sans nous tenter souvent encore; et peu à peu l'adepte se familiarise, jusqu'à ce qu'enfin arrive l’habitude, quelquefois même l'insatiabilité.

Thoner raconte qu'un certain électeur nommé Archiater, était tellement habitué à la pipe, que sa femme l'ayant prié d'en cesser l'usage, il avait répondu qu'il aimerait mieux- perdre sa place, et les mille écus de l'empire qu'elle lui rapportait; Lentilius, rapporte également qu'un médecin du nom de Fleck, qui exerçait avec succès dans la Curlande, fumait quatre-vingts pipes par jour; qu’à la prière de sa jeune épouse, il quitta la pipe, mais mourut au bout de six mois de ménage.

L'individu qui se soumet volontairement à l'habitude de fumer en ressent des effets immédiats et médiats, locaux et sympathiques. Les effets immédiats et locaux sont un chatouillement, une sensation de goût, indéfinissable faute de mot, et qui a quelque chose de l'impression que produit l'application légère de la ouate chaude sur une partie froide et sensible. Une bouffée de tabac tient encore de la sensation que fait éprouver une profonde et subite inspiration au grand air, quand on sort d'un endroit clos, ou bien de la sensation que fait éprouver la déglutition ménagée et prolongée d'un mets agréable et désiré; plaisir de satisfaction qui se rapproche, par là, de celui de la satisfaction de la faim ou de la soif.

Les effets médiats et sympathiques sont: un semblant d'enivrement, une extase des sens, un agréable narcotisme, une presque suspension des sensibilités physiques et matérielles; tant une partie de ces sensibilités est exaltée avec celles de l'esprit. Ces effets ont été diversement interprétés: Beck, et après lui M. Gery, pensent que, se faisant sentir sur le système nerveux, ils se communiquent au cœur pour activer la circulation, et agir à la manière des excitants diffusibles 31. Cette assertion n'est admissible qu'avec certaines conditions données; on ne peut être exclusif; nous pensons qu'agissant sur l'innervation, le tabac réveille en certains cas la vie intellectuelle, comme il ranime en d'autres la vie instinctive; rarement les deux ensemble.

Nous parlerons plus bas (effets toxiques) d'une expérience que nous avons faite, tendant à donner approximativement, une quantité de tabac étant désignée, la valeur de substances toxiques qu'un fumeur peut absorber par la fumée qui lui passe dans la bouche.

Ce n'est point par l'astriction de la muqueuse, comme quelques-uns l'ont avancé, que la salive s'accumule dans la bouche, parce que la fumée n'est point astringente; mais par l'irritation des follicules de cette muqueuse et des glandes salivaires.

La fumée a la propriété de désagacer les dents. Voici comment: La sensation désagréable qu'on appelle ainsi résulte de l'action d'un acide sur la dent. Les deux principes alcalins (nicotine, nicotianine) qui se trouvent naturellement dans l'huile empyreumatique du tabac en fumée, saturent peu à peu cet acide et en détruisent ainsi l'action; il va sans dire que le produit nouveau, uni à la salive, est rejeté avec elle. Cette considération pourrait expliquer pourquoi certains fumeurs, qui ne salivent pas, ont les dents plus tôt détériorées que les autres, par le fait de la présence de ce produit, qu'il soit le résultat de l'action des alcalis de la fumée sur des acides étrangers, ou des acides dont la salive est le véhicule en certains cas pathologiques.

De même on détruit les taches noires des dents, taches produites par l'usage de la pipe, en les frottant avec une substance mouillée d'un acide, le jus d'oseille ou de citron par exemple; mais toutes les préparations dentifrices acides ne sont pas sans inconvénient. Si elles dépassent, en certains points, l’ellet à obtenir sur le limon jaune ou noir, elles agissent sur le tissu des dents par une espèce de combinaison chimique, en attaquant leur émail et en compromettant leur brillant et leur solidité. Généralement il vaut mieux se servir de poudre de charbon bien fine, bien tamisée, ou de pierre ponce lavée, porphyrisée et teinte en rouge par une pincée de laque ou de carmin. Ce dentifrice, qui n'agit que par le frottement, est innocent, lorsqu'il est assez fin pour ne pas rayer les dents.

La cendre de tabac fumé est encore excellente, dans le cas où le dents sont altérées par le contact des sécrétions acide de la bouche; elle est employée, dans ce cas, comme agent chimique et comme agent mécanique, en raison des substances alcalines et de la matière charbonneuse qu'elle contient.

La fumée, comme substance étrangère autant que par sa propriété intrinsèque, excite les gencives; de là, formation de tartre qui s'accumule autour des dents; lequel tartre, par une odeur fétide qui lui est propre, unie à celle du tabac, conséquence d'absorption par voie organique et par inhibition directe, donne un aspect dégoûtant à la bouche des fumeurs négligents; ce qui les fait repousser par les personnes délicates qui les fréquentent.

Évidemment le contact long et souvent répété d'un tuyau de terre use les dents. Aussi la plupart des fumeurs ont-ils aux angles de la mâchoire une petite ouverture, de la grandeur du tuyau, produite aux dépens d'une partie externe des incisives et d'une partie interne des premières molaires, tant à l'arcade supérieur qu'à l'arcade inférieure. Le moyen de remédier à cet inconvénient est d'entourer, comme plusieurs le font, l'extrémité de la pipe qui entre dans la bouche d'un brin de fil, ou d'y ajouter un fragment de tuyau de plume.

Nous n'avons jamais observé que la proximité d'un fourneau (brûle-gueule) fît fendre l'émail des dents, ainsi que quelques hygiénistes l'ont avancé; mais nous ne doutons pas qu'elle puisse causer des engorgements de gencives, et que, de cet état morbide, résultent des sécrétions, ou formations anormales de sécrétions dont le moindre des dangers serait l'ébranlement subséquent des dents.

Cullerier n'hésite pas à avancer que la syphilis (chancre dans la bouche) puisse se communiquer d'un individu à un autre par l’usage de la même pipe. Bertholet,

dans son Histoire médicale de l'armée d'Orient, dit que la peste peut avoir pour véhicule l'humeur salivaire.

On trouve dans les auteurs des observations nombreuses de résultats funestes, obtenus non seulement par l'excès, mais par le simple usage de la pipe. Les observations que chacun est à même de faire tous les jours suffiront pour rendre fortement suspectes celles des auteurs. D'abord Mellenbroc a fait, au commencement du siècle dernier, une peinture des passions, des goûts sordides des fumeurs, auxquels il a fait, comme complément de coloris du tableau, de furibondes menaces 32.

Joseph Lanzoni rapporte avoir connu un soldat qui fumait trois onces de tabac par jour: à l'âge de trente-deux ans, celui-ci commença à être attaqué de vertiges qui furent bientôt suivis d'une apoplexie violente qui l'emporta. Le même auteur connut encore un homme qui devint paralytique et aveugle. — Helwigi cite l'exemple de deux frères, l'un âgé de 17 ans, l'autre de 18, dont l'un mourut apoplectique, l'autre de misère. — Murray rapporte aussi que deux frères périrent d'apoplexie, l'un pour avoir fumé de suite dix-sept pipes, et l'autre dix-huit. — Morgagni attribue une apoplexie mortelle à l'usage de la pipe. — Borelli eut à traiter un ictère survenu à la suite d'un excès de pipe. — Kerling prétendit que la fumée causait de l'anorexie, de la dispepsie; des fièvres intermittentes, hectiques, rachitiques; différentes obstructions et vices du corps; qu'entrant dans les poumons, elle y déposait une matière fuligineuse, les séchait, et les poussait ainsi à la phthisie, l'hémoptysie, l'asthme, et la peripneumonie. — Tulpius, Helwigi, Decker, lui attribuèrent des céphatalgies, des pertes de mémoire, des paralysies, des apoplexies, etc., — Francknarve, des hémorroïdes. — M. Arvers a connu un jeune homme qui, ayant parié fumer vingt-cinq cigares de suite, devint stupide, perdit l'usage des sens, et ne les recouvra qu'après de violents vomissements. — M. Gory soutient qu'à la longue, la fumée affaiblit le système nerveux, occasionne des tremblements; mais il prétend aussi que l'évacuation de la salive occasionne l'amaigrissement (pour être d'accord avec une bonne physiologie, il eût au moins du dire: excite le système nerveux: sanguis est moderator nervorum.Hip.).

M. Mérat parle d'un soldat ivre qui avala de la salive imprégnée de tabac; qui évacua, s'assoupit, et bientôt réveillé par de fortes convulsions, se mit à rire à gorge déployée, perdit la vue pour quelque temps et parut atteint de folie. — Percy attribue à l'habitude de fumer, la diminution de l'appétit, l'imperfection de la digestion, causée par l'émission plus ou moins abondante de la salive, l'hydropisie, l'anarsaque, le dessèchement, la consomption, les excoriations de la commissure des lèvres, le carcinome de la lèvre inférieure, et assez ordinairement, l'endurcissement squirreux et le cancer de l'estomac. — Beck cite nombre d'auteurs qui prétendirent qu'elle rendait impuissant 33. — Tissot assure qu'il n'a connu aucun fumeur passionné parvenir à la vieillesse. — Enfin pour caractères anatomiques: Van Helmont affirme avoir vu un estomac teint en jaune par la vapeur du tabac. — Richard Morton dit que la fumée rend les poumons flasques, dessèche les viscères et produit un véritable marasme. — Pansi assure qu'elle rendit tout noir le cerveau d'un individu. — Murray dit que le canal de stenon est plus dilaté que chez les sujets qui ne fument pas. — M. Gory a trouvé la muqueuse buccale d'un brun particulier, et les glandas salivaires très prononcées — mais il est impossible de trouver une description aussi risible que celle que fait Kerckeling, d'après les altérations organiques qu'il a découvertes chez un fumeur 34.

D'un autre côté, Beck a vu des hommes fumer vingt pipes de suite sans en être incommodés. — Thoner dit qu'un individu, pour le prix de deux cents écus de l'empire, fuma trente pipes pleines. — M. Gory a vu un Hollandais avaler le suc d'une éponge logée dans le tuyau de la pipe sans en avoir ressenti d'accident. — Les orientaux peuvent fumer, dit Percy, plus de dix énormes pipes, sans en être affaiblis. — B. D. nous apprend qu'un fumeur anglais, qui usait pour 8 schellingrs (10 fr.) de cigares, a été condamné au paiement de 40 livres sterling pour consommation excessive. — Pourquoi aller si loin? nous pouvons voir tous les jours des fumeurs qui ne quittent guère la pipe qu'au moment des repas. — Et si réellement les cadavres des fumeurs présentent des altérations pathologiques particulières, il est à présumer que nos anatomistes prennent ces altérations pour des dispositions normales, ou tout au plus des nuances anomaliques; car ils dissèquent le plus souvent des tabacomaniaques.

Un véritable inconvénient de l'habitude de fumer, c'est qu'elle ne peut être cachée: les habits, les cheveux, les meubles, s'imprègnent de l'odeur du tabac; et en raison de l'absorption continue par la bouche (phénomène commun au tabac tordu ou en poudre) des substances immédiatement extraites, substances qui retiennent avec elle le principe volatil odorant (nicotianine), tout l'individu se trouve imprégné de l'odeur du tabac; un nez fin pourra la reconnaître facilement dans la sueur.

Quelques fumeurs possèdent la faculté de pouvoir faire sortir la fumée par les narines, les points lacrimaux, le conduit auditif; mais, dans ce dernier cas, il faut forcément admettre une perforation du tympan. Quelques-uns peuvent encore, après l'ingurgitation d'une bouffée, parler, cracher, boire. Les deux premiers cas s'expliquent par l'absence de fumée dans les bronches et dans la bouche; le second, par ce fait que la fumée, séjournant partie dans la bouche, partie dans l'œsophage, surnage les liquides qui se rendent dans l'estomac.

En terminant cet article, nous devons mentionner un argument qu'on a opposé à l'usage de la pipe ou du cigare: il ne s'agit rien moins que d'un raisonnement à la Federowitz. Pour fumer, il faut brûler le tabac; pour faire brûler le tabac, il faut l'allumer; mais le feu qui sert à l'allumer peut occasionner des incendies; témoin, l'incendie de 1,200 balles de coton d'une valeur de 360,000 fr., arrivé à Liverpool par l'imprudence d'un ouvrier qui avait laissé tomber sa pille sur une balle de coton; témoin, l'incendie de la bouillère La Vieille Espérance, à Seraing; témoins, les accidents arrivés à deux jeunes gens, l'un de Kimbolton, l'autre d'Aubusson, qui eurent la maladresse de mettre dans la même poche de la poudre et une pipe; témoin, le malheur arrivé à Duhaut, menuisier, qui brûla à moitié dans son lit; témoin, l'incendie du Vaudeville; témoin, le récent sinistre du bourg do Creuilly, où quatre-vingt-treize maisons furent brûlées, etc., etc.


ERRHINNATION

On nomme errhins (er dans, rinos nez) les remèdes qu'on introduit dans les narines pour agir sur la membrane pituitaire. En pharmacologie, le mot prise (prehensio) exprime la quantité de poudre médicamenteuse saisissable entre l'index et le pouce. Par extension, cette expression est devenue tabacologique; et, en ce sens, elle s'applique aussi, à l'égard de certains priseurs gourmands, à la préhension d'une quantité de poudre que peuvent contenir trois ou quatre doigts, fait qui s'exprime en médecine par le mot pincée.

Que le tabac en poudre ait été primitivement employé, hygiéniquement, pour faciliter un écoulement de mucosité, dans un but de distraction, ou, comme le prétend l'auteur des recherches philosophiques sur les Américains, et comme nous ne le croyons pas, pour réveiller les esprits assoupis des Indiens, nous ne chercherons pas à débrouiller le fil entortillé de l'origine de son usage.

Nous passerons aussi son histoire qui, chez nous, remonte à l'introduction de la plante; pour laisser à de plus patients le devoir d'éclairer cet amas fastidieux et fatratique d'aventures médicales, depuis que cette poudre «guéri, par le conseil de ses médecins, Charles IX de maux de tête auxquels il était sujet; depuis que, sous Louis XIV, il était de bon ton d'en abuser au point d'en être barbouille; depuis que dans notre époque, elle est devenue le partage de presque toutes les femmes qui se font déjà vieilles à trente ou quarante ans, et de presque tous les hommes raisonnables, ou qui se posent comme tels, à quarante.

Pour ce qui est des tabatières, maintenant que les priseurs ne râpent plus eux-mêmes leurs carottes, la mode en fait, dans la classe élevée de la société, un objet de luxe. Il faut dire que l'industrie, qui en a créé un objet d'importance majeure, s’y prête admirablement. On en fait de toutes formes et d'une variété infinie de matières. Quant aux matières, l'or, l'argent, le platine, l'ivoire l’écaille, les bois les plus précieux, principalement le buis, le carton moulé, la corne, etc., sont les plus généralement employés. Quant à la forme des boîtes, les unes sont carrées, longues, larges, épaisses, aplaties, ornées de dessins, guillochées, sculptées, incrustées do portraits. Celles de carton moulé et rondes, qui ne sont réellement commodes que toujours ouvertes sur un bureau de travail, semblent bannies de la société depuis l'apparition de Robert Macaire; mais celles d'écorce et à queue de rat, dont l'invention valut, soit dit en passant, le bagne à son autour, font, par leur bas prix, leur commodité, leur faculté précieuse de garder la poudre fraîche, les délices de nos femmes du peuple et de nos grisettes, qui en font aussi, en les vidant sur la figure des hardis libertins qui les accostent le soir, une arme défensive contre la séduction.

On s'est servi de mille expédients pour donner du montant, du bouquet au tabac en poudre; pour le conserver fraîchement, des personnes le mettent dans une bouteille bouchée et couverte de parchemin, et l'exposent ainsi aux vicissitudes de l'atmosphère; d'autres enveloppent le rouleau qui le contient dans une serviette mouillée d'eaux ou de bière. Pour l'épurer, il y en a qui le mettent tremper dans l'eau et qui le font ensuite sécher sur des claies. Pour le parfumer, on y a mélangé nombre de substances telles que fleurs d'oranger pulvérisées, roses communes ou leur eau; distillée, jasmin, tubéreuses, roses muscades, romarin, hysope, fève tonka (semences du coumarouna odorata, Aublet ) 35. On a disposé par couches un lit de tabac et un lit de fleurs odorantes; on a laissé les paquets le contenant dans la cheminée; on a fait du tabac de Malte en y mélangeant de la poudre de racines de rosier et de la réglisse; on l'a mis au karabé; on l'a suspendu dans les retraits; mais nous ne croyons pas qu'imprégné de cette odeur, son goût soit généralement répandu 36.

Les anciens avaient remarqué que les errhins, sternutatoires ouptarmiques (Ptarmos, éternuement) avaient deux effets; de produire l'éternuement et de solliciter subséquemment une sécrétion muqueuse; c'était une indication qu'ils jugeaient, en quelques cas, précieuse sous le rapport thérapeutique. Ces effets sont évidents et dépendent, dans le premier temps, de l'action subite et inaccoutumée d'une poudre irritante sur la membrane de Schneider, en tant que sensible, dans le second, en tant que folliculeuse

En effet, à peine introduit dans les narines, le tabac cause, pour les personnes non habituées, un éternuement plus ou moins violent et plus ou moins répété, selon la susceptibilité de cette membrane; phénomène curieux, en raison de sympathies sur les organes éloignés, et qui semble, dans l'intervalle des crises, mettre tout l'individu en suspension, dans un état de contention et d'attente de ce qui va se passer; phénomène dont les conséquences peuvent être, très rarement il est vrai, avantageuses ou terribles, suivant certaines dispositions pathologiques de l'individu.

Hâtons-nous de dire que, pour ces personnes encore, une sur sécrétion pituitaire a des résultats tellement limités, tellement peu importants, que ce serait une subtilité mal placée que de s'y arrêter.

Au sujet de l'action du tabac, chez les gens habitués, il y a deux considérations à faire; elles ont trait aux individualités. Chez les uns, il ne s'opère qu'une légère titillation, par le seul fait de l'aspiration de matière odorante; ceux-là usent beaucoup de tabac et n'en retiennent presque jamais dans les fosses nasales. Ainsi prisaient Napoléon, Ampère, de Lamennais. Chez les autres, outre la sensation particulière de chatouillement produite par l'odeur, il y a un sentiment de chaleur, d'astriction qui n'est pas dû à une action astringente, puisque le tabac n'est pas astringent, mais à une action directe.

Or, ceux-ci mouchent évidemment; mais ils ne mouchent pas à beaucoup près comme on pourrait le croire. (Nous avons vu une femme prisant énormément, être des mois entiers sans remarquer la plus légère production de mucosités.) Ils mouchent, et leur mucus est noirci par la matière colorante du tabac, parce que


26. Nous prions l'Académie de nous passer l'alliance de ces trois mots dont le premier a des ascendants latins, le second grecs, le troisième français.
27. Tout le monde connaît l'habitude dégoûtante qu'avaient les Indiens de croquer leurs poux, prétendant ainsi qu'il ne peut y avoir de honte à dévorer des animaux qui les dévoraient eux-mêmes. Singulière peine du talion.
28. Nous avons eu à Paris, en 1834, la mode des pipes de roseau; c'est une tige longue, étroite et vide de sa mœlle, enchâssée dans un fragment court et gros, de la même plante, qui servait de fourneau. Ces pipes peuvent, jusqu'à un certain point, donner une idée de celles des Caraïbes.
29. C’est aux Panis, nation établie sur les bords du Missouri, et qui s'étend assez loin vers le nouveau Mexique,que le soleil, suivant la tradition des sauvages, a donné le calumet (Hist. gén. des roy de La Harpe).
30. Chez les Indiens de l'isthme de Darien, lorsque les anciens s’assemblent pour traiter quelque affaire, un jeune homme se présente avec un gros bout de tabac à la bouche, dont il souffle la fumée sur le visage des assistants les uns après les antres, et ils reçoivent ce parfum avec tant de plaisir, que pour n'en perdre que le moins possible, ils font de leurs mains une espèce d'entonnoir pour conduire cette fumée dans leurs narines, (Nouveau voyage aux îles de l’Amérique, par le père P.)
31. Sanguinem;eorum vehementer commovet, eumque ad ebullitiones organicas magis magisque stimulat et impellit. (Beck.)
32. Hodié multi, non solum plepleii homines, sed et studiosi, imô seniores et honoratiores viri inveniuntur, qui quasi incantait de die ac nocte, prœprimis autom mox a prandio vel cænd hunc atrum, fœtidum, saporisque ingralissimi fumum, instar nectaris deorum haurire summd trahuntur libidine, simulque plurium cerevissiæ, et non nulli non sine maximo et inevitabili sanitatis detrimento, vini, imo spiritus vini non parum ingurgitant
33. Specialim vero nicotianœ fumum genitalibus partibus seminique adversari et conjugium sterile efficere auctores nonnulli tradunt.
34. Quid viderim quœris? domum mihi intrare visus sum veré Plutonicam: ecce tibi in foribus atro colore linota et quasi venato succo imbuta intrumerat lingua. Quid trachea? camoni similis nigrà fuligine undiqué obducta. Pulmones aridi, exsucci, et pené friabiles; hepar, tanquàm prœ cœteris traxisset incendium, totum erat inflammatum, à cujus flammâ ne bilis quidem in cyrlide immunis erat: colorem traxeral expureo viridentem. Ad intestina vero ut sunt corporis saburra, confluxerant totius adustionis carbones: plena enim erant nigricante materià quœ non mitiorem ipso averno spirabat odorem.
35. Une ordonnance récente défend aux débitants de tabac de mettre des fèves dans le tabac en poudre.
36. Le chevalier Jaucourt pense que l’analogie était bien trouvée.


c'est le propre des organes de rejeter toute matière alibite avec les matières excrémentielles qu'ils éliminent et charrient au dehors.

Il y a un parallèle à établir entre l'absorption buccale et l'absorption nasale; la bouche présente à la fumée une vaste surface absorbante et la fumée elle-même sous forme de vapeur, est facilement absorbable; aussi la fumée (envisagée au point de vue du degré d'habitude) a des effets plus immédiatement inquiétants que la prise, parce que celle-ci, en raison de la forme grossière du tabac, quelque ténu qu'il soit, pénètre moins les tissus. Nous supposons les parties qui s’écoulent avec les mucosités, en égale quantité dans l'un et l'autre cas.

Après un mûr examen, pouvons-nous avancer que cette titillation nasale, cette impression passagère et agréable comme celle d'un parfum aimé, comme celle d'une brise embaumée de l'odeur suave des fleurs, et, dans le second cas, cette irritation habituelle, matériellement essentielle, peut avoir un retentissement marqué, une conséquence physiquement appréciable sur les fonctions? Sûrement non, parce que les organes de l'odorat y sont habitués, et que l'expérience de tous les jours démentirait toute fausse théorie à cet égard.

Nous avons vu à l'article des influences générales, quelle était son action sur les facultés mentales. Il reste une observation spéciale à faire: les plaisirs les plus passagers, de moins de durée, sont les plus vifs; c'est une conséquence de notre organisation. La pratique trop longtemps prolongée d'un acte, fait naître la monotonie, l'abus fait naître le dégoût, tandis que la gustation ménagée d'un plaisir, qui a pour but la satisfaction d'un besoin, est un délice. Qui ne sait, au contraire, les désagréments d'une privation. Tous les priseurs diront, comme les fumeurs, que la prise comme la pipe, est un moyen de dérivation aux contrariétés étrangères, aussi bien qu'un moyen de cessation des contrariétés propres à la privation, le moyen d'amortir graduellement, partiellement, un excès de joie ou de plaisir. Et l'on peut dire que vraiment le tabac en poudre tue l'ennui comme à coups d'épingle, mort toujours plus certaine que celle qu'on veut obtenir par un coup de hache.

Un mot sur le dégoût que peuvent inspirer des narines étoupées d'une croûte noire, une lèvre supérieure sillonné par une, gouttelette de mucus pénétré de la couleur du tabac et mélangé avec un reste de poudre. Sans doute, la prise n'inspirerait que de la répugnance, et ferait de ses partisans des êtres repoussants et dégradés, si, outre cette vue et l'odeur qui leur est particulière, les sales priseurs étaient assez nombreux pour faire planche, et si, dans leur intérieur, le sentiment de répulsion n'était pas étouffé par des sentiments solides d'affection de famille; mais ces inconvénients, à part celui de l'odeur, qui dépend des phénomènes d'absorption dont nous avons parlé à l'article fumembuccatio, phénomènes qui sont en raison directe de l'action plus ou moins constante de la poudre en contact avec la membrane olfactive, ces inconvénients, disons-nous, ne se rencontrent que chez les vieillards, comme si, aux âges extrêmes de la vie, le don de plaire, propre à l'âge moyen, devait nécessairement être remplacé par le don de dégoûter. Avec des manières décentes, une tenue convenable, on peut, sans jamais incommoder personne, priser partout, excepté à table, et, dans ce sens, il y a loin de ces priseurs qui mettent de l'esprit jusque dans les mouvements que nécessite l'opération, qui mettent de la propreté même à se moucher et qui portent toujours la face, la cravate, le gilet et l'habit chastes de la poudre de Nicot, à ces intrépides priseurs qui, dans une sorte d'abattement continuel, ne savent que fouiller sans cesse dans leur tabatière, et conservent tout juste assez d'instinct pour cette action machinale.

Nous n'avons rien à dire aux femmes qui prisent sans ménagement, sinon qu'elles ne tiennent pas assez leur beauté.

Fr. Hoffmann, Fabricius, Glater, Luther, pensent que de fréquents éternuements peuvent donner la mort; c'est sans doute de là que vient le souhait: Dieu vous bénisse! Magnen, Albrech, Bonnet, Lancisi et Morgagni font mention de faits tendant à appuyer l'opinion d'Hoffmann, etc. On conçoit que l’éternuement puisse produire un changement de direction dans le globe de l'œil, comme Haller en cite un cas, une rupture d'anévrisme, une hémorragie cérébrale, un étranglement herniaire; par suite encore de l'ébranlement et du mouvement convulsif de tout le corps, que l'éternuement produise l'avortement, et, à ce propos, on sait que c'est une pratique qui date d'Hippocrate de faire éternuer la femme en couche pour faciliter l'expulsion du fœtus; on concevrait même le cas de cécité dont fait mention Fabrice de Hilden. Mais on ne conçoit pas comment des auteurs recommandables ont attribué ces effets au tabac; bien qu'il en soit la cause occasionnelle; ne faut-il pas admettre que toute autre cause connue ou cachée, provoquant l'éternuement, pourrait amener ces effets chez des individus prédisposés. Et d'ailleurs les personnes habituées aux ptarmiques n'éternuent pas plus souvent que celles qui n'y sont pas habituées, ou éternuent tout autant que si elles n'avaient jamais ouvert de tabatière.

Et de même, il faut admettre toutes les hypothèses physiologistes du si célèbre praticien Hoffmann, cet autre Hippocrate de l'Angleterre, pour comprendre que, par le fait de l’éternuement, les larmes, la salive, le sac gastrique, la bile, le suc pancréatique, le sperme toutes les humeurs, umo tolius corporis tabi, étant refoulés dans leurs conduits, disposent aux spasmes, aux obstructions, aux rhinorragies, à la perte de la mémoire, de la vue, aux défauts de digestion, à l'impuissance, l'hystérie, l'hypocondrie. Il eût pu dire à tous les états morbides.

Luther, et après lui presque tous les médecins, ont recommandé de ne pas trop priser avant de se mettre au lit, de crainte que, la nuit, il ne leur tombe du tabac dans les bronches et l'estomac. Tout le monde doit trouver juste cette recommandation et pour notre compte, nous n'approuvons point les enragés priseurs qui se réveillent mécaniquement la nuit pour puiser dans leur boîte.

Que doit-on penser des conséquences terribles de l’usage de la prise, telles que des affections ulcéreuses des narines, du durcissement et racornissement de la pituitaire, comme y croit M. Mérat, des polypes fréquents; de celui si énorme dont parle Hill, et qui, bouchant l'estomac d'un individu, l'empêchait d'avaler aucune nourriture; de celui encore dont parle Fourcroy, des épilepsies, des paralysies, des apoplexies, dont chaque auteur ancien fournit son contingent d'observations; de celle de Lanzoni, dont le sujet, tombé d'abord en léthargie, est mort le septième jour; de celle d'Andry, dont le sujet eût certainement péri d'apoplexie s'il n’avait renoncé à son habitude; de celle de Greding, dont le sujet tombait en fureur et avait ensuite des attaques d'épilepsie; de celles de Lorry, qui connut une femme qui avait des accès d'hystérie à chaque fois qu’elle faisait abus de la prise; du cas d'hypocondrie cité dans la Bibliothèque médicale? On doit penser que les auteurs prévenus étaient bien aises de trouver une cause morbifique dans des cas, où même à l'état actuel de la science, il serait difficile d'en trouver.

Barbier a prétendu que la congestion pouvait survenir par ce fait que le cerveau, étant d'abord irrité, tombait subséquemment dans un état d'assoupissement. Mais on a aussi prétendu que les savants et les fous, prisaient beaucoup pour dériver l'action cérébrale. Si ce fait était vrai, ce résultat, bizarre aux yeux du monde, assez raisonnable aux yeux des gens de l’art, étant affirmativement conclu dans le sens des idées de Broussais, que deviendrait l'explication de Barbier? A ce propos, nous ne nous chargeons point d'expliquer le privilège qu'ont certains maniaques d'absorber des doses énormes de tabac en poudre.

Nous jugerons des altérations organiques découvertes à l'autopsie des priseurs, comme nous avons jugé des altérations à l'état vivant. Ainsi, Simon Paul a trouvé des crânes en poussière; Borrichius, dans une lettre écrite à Bartholin, raconte qu'un individu s'était tellement desséché le cerveau à force de prendre du tabac, qu’après sa mort on lui trouva dans le crâne, au lieu d'encéphale, un petit grumeau noir; M Gory a trouvé des membres flasques et des chairs molles, des muqueuses pituitaires souvent desséchés, noirâtres et amincies, parce que, dit-il, les glandes qui se trouvaient dans leur structure étaient indurées; Frages dans son Traité d'opérations, dit qu'un médecin français ayant fait sur un Anglais l'ablation d'une partie du maxillaire supérieur, à l'aide du trépan, trouva dans le sinus maxillaire deux concrétions de la grosseur d'une fève; M. Fumey, à son tour, trouva en disséquant, une fois dans le sinus maxillaire, deux fois dans les sinus frontaux, des concrétions assez dures, de couleur jaune, tirant sur le brun, ayant été formées, pense-t-il, par l'introduction de quelques grains de tabac dans les sinus; nous sommes fâché qu'il ne nous ait pas au moins donné l'analyse de ces corps, et c'est ce qu'il eût dû faire avant de conclure.

Nous demanderons aux médecins qui raisonnent, si cette opinion de Lorry, que les maladies nerveuses sont d'autant plus communes que l'usage du tabac en poudre est plus répandu, peut être soutenue?

Peu de praticiens pensent que la cessation de cet usage mette fin à certains malaises, qui, dans le fait, ne sont point causés par le tabac; de ce nombre, on peut compter Luther et Bichat (Man. de mat. méd.), qui prétendent qu'on voit, avec la cessation de la prise, s'évanouir la lassitude, les céphalalgies obtuses et gravatives, la torpeur de l'esprit, les vertiges, le sommeil inquiet, etc. Mais le plus grand nombre pensent qu'on ne peut quelquefois abandonner cette habitude sans danger; et pour preuve, M. Gory cite, dans sa thèse, le cas d'un jeune homme de vingt-cinq ans qui ayant, par quelques observations, cessé l'usage de la tabatière, devint rêveur, inquiet au bout de huit jours; puis apparurent des céphalalgies violentes; tous les accidents disparurent lorsque par le conseil du docteur, il eut repris du tabac, auquel il attribua depuis la plus grande vertu palliative de sa maladie. M. Mérat raconte qu'herborisant un jour dans la forêt de Fontainebleau, il rencontra un homme étendu à terre, presque sans connaissance; que, s'étant approché, le défaillant lui demanda d'une voix plaintive s'il avait du tabac et retomba dans le même état sur une réponse négative. Enfin un bûcheron priseur arriva, et le pauvre malheureux étendu, qui n'avait pas prisé pendant presque tout le jour, par oubli de tabatière, se releva en remerciant ses libérateurs, comme s'ils lui avaient sauvé la vie; conclusion qui prouve, ajoute naïvement M. Mérat, la privation extrême qu'il ressentait.


MACHICATION

Machication vient de mâcher; chiquer, qui a à peu près la même signification, est un vieux mot français.

Ce qui n'empêche pas que les chiqueurs ne mâchent ou ne chiquent presque jamais. A cela près, de quelques évolutions de la chique par certaines manœuvres de la langue, des lèvres et des parties latérales de la bouche, de quelques légères compressions masticatoires, le tabac en cordes ou en ficelles; — le tabac haché ou en feuilles ne sert que dans les moments de pénurie, — séjourne dans le fond de la bouche, ou plutôt entre les parois internes des joues et la face externe des arcades dentaires inférieures, et n'a d'action que par l'effet de son séjour ou par une succion extrêmement faible.

Il paraîtrait, au rapport de plusieurs auteurs anciens, que cet usage fut primitivement contracté en Europe par des marins anglais qui l'auraient pris à des Virginiens ou des Caroliniens. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'à une époque il fut de bon ton, à Londres, de chiquer; pratique qui n'eut des sectaires dans le monde élégant que dans quelques parties de la Hollande et de l'Allemagne, S. G. Schulze nous assure que la princesse Caroline d'Angleterre, la patronne des arts et des sciences, avait pris la coutume de mâcher quelques feuilles de virginie, pendant une demi-heure, le matin, en sortant du lit.

On ne peut pas dire, d'une manière absolue, que la chique soit le partage des gens abrutis, comme l'avancent MM. Mérat et Delens; l'abrutissement dans lequel sont plongés les gens qui usent ainsi du tabac, ne dépend pas de l'usage en lui-même, mais de l'ivrognerie et de la débauche qui l'accompagnent quelquefois. Or, quand les chiqueurs ne sont ni ivrognes, ni débauchés, ils ne sont pas plus abrutis que le commun des hommes du peuple; ils chiquent, parce que cela est de leur goût, quand ce n'est pas en raison du prix élevé du tabac à fumer, qu'on met moins de temps à brûler que te tabac tordu à sucer.

L'usage du bitord ne dépend pas seulement des habitudes de la vie sociale et de la position de fortune, elle dépend encore des conditions d'existence dans lesquelles l'homme se trouve. Ainsi les marins et même presque tous les officiers de marine qui, pour l'éducation et l'instruction, ne le cèdent en rien à nos officiers de terre et à nos traîneurs de sabre d'antichambre, chiquent à bord, comme dans les villes où ils relâchent. «Cette prédilection, dit M. Forget, tire son principe: 1° de la facilité qu'elle donne de pouvoir vaquer à toutes les occupations, sans interrompre l'acte sensuel; 2° de la commodité, exempte qu'elle est d'attirail; 3° de là facilité avec laquelle on la dissimule, n'altérant que l'haleine et même assez légèrement, lorsqu'on n'en abuse pas: nous avons vu des officiers chiquer en plein bal, sans que personne s'en aperçût; 4° enfin, de son innocuité, n'exposant pas aux accidents d'incendie, comme la pipe, qui, de plus, est fragile, difficile par conséquent à remplacer dans beaucoup de cas, et avec laquelle il n'est pas permis de paraître sur le gaillard d'arrière ou de pénétrer dans l'intérieur du vaisseau.» Il est d'usage que le marin, en parlant à un officier, mette, par respect, sa chique derrière son oreille, comme le soldat porte le revers de la main à son bonnet de police.

Si Louvois s'occupait avec instance de l'approvisionnement de tabac, pendant la conquête de la Hollande, M. Forget ne recommande pas moins de s'en pourvoir pendant les voyages de mer: «Tel individu, dit-il, ne peut digérer le plus maigre repas s'il ne mâche une chique ou brûle une pipe immédiatement après. Cette voix impérieuse (le besoin) dicte des expédients les plus bizarres: je n'oublierai jamais ce matelot de l'Antigone qui vint me trouver pour un mal de gorge. Voyant à la saillie de la joue qu'il mâchait quelque chose: Comment, lui dis-je, vous avez mal à la gorge et vous chiquez! — Major, me répondit-il, depuis trois jours je n'ai plus de tabac! et en même temps il tire de sa bouche un peloton d'étoupe goudronnée... Les larmes qui roulaient dans ses yeux humectèrent mes paupières, et je partageai avec lui un peu de tabac qui me restait (nous étions depuis près de trois mois à la mer). Il me remercia dans des termes que je ne puis reproduire, et je ne l'ai plus revu. J'ai la conviction que, si la privation du tabac n'a pas causé son mal de gorge, c'est du moins le tabac qui l'a guéri.»

Voici un fait, rapporté par M. Morin, ex-chirurgien de marine, à M. Gory, qui a la même portée en tant qu'observation: Deux bâtiments ayant manqué de tabac au bout de deux mois de mer, tous les marins eurent le scorbut, sauf ceux qui, sur le bâtiment de M. Morin mâchèrent des ficelles servant à raccommoder les cordages. A ce propos, nous croyons fort peu intéressante une dissertation ayant pour but de décider si le tabac est, ainsi que l'avance Rouppe, une cause de scorbut, ou un préservatif de cette maladie, ainsi que le soutient Ramazzini: du reste nous examinerons à l'article emploi médical, quelles sont les affections que le tabac peut guérir, sous, les diverses formes qu'on l'emploie.

L'usage de la chique a les mêmes effets immédiats et consécutifs que celui de la pipe sur la muqueuse buccale et les glandes salivaires; c'est-à-dire stimulation et sécrétion de salive; il faut dire en même temps que celle-ci est imprégnée d'une plus grande quantité de jus de tabac auquel s'adjoint la mélasse et le jus de pruneaux employés à la fabrication; nous ne saurions déterminer au juste si l'absorption est plus considérable chez les fumeurs que chez les chiqueurs; mais à quoi servirait une réponse en présence de l'habitude; ce que nous croyons, c'est que le contact plus prolongé, plus continu, a, par les raisons émises plus haut, une action plus sensible sur le tissu des dents; aussi les chiqueurs les ont-ils souvent plus détériorées que les fumeurs.

L'Allemand Schulze disait, il y a cent ans, dans un langage hyperbolique: «Les Anglais aiment beaucoup les fruits verts: ils risquent donc de carier leurs dents; car cet acide stimule la substance nerveuse des dents et cause par là des douleurs; la chique, par sa force nervine anodine et balsamique, apaise les douleurs, blanchit les dents, les solidifie, et les empêche de tomber.» S'il ne nous trompe pas dans les résultats de ses observations, ce n'est pas parce que le tabac est anodin, nervin, et balsamique; mais parce que son principe alcalin entre en combinaison avec l'acide des fruits, et neutralise l'action chimique sur les dents, tout en conservant intégralement ses vertus narcotiques et stupéfiantes. Du reste, ce médecin, qui portait bien haut les vertus de la chique, — ce fut son sujet de thèse présentée au collège de Magdebourg; dissertation inaugurale; qui lui valut une ode pompeuse d'un certain Gotthilf, — attribua aux phénomènes de sécrétion de singulières conséquences thérapeutiques.

On a pensé que la gravité des accidents qui pouvaient survenir après la cessation de l'habitude de la chique ou de la pipe ne dépendait que de la cessation de la salivation. Nous ne mettons pas en doute cette proposition, mais nous ne croyons pas que ces accidents dépendent seulement de cette non évacuation d'humeur salivaire; car, s'il en était ainsi, nous serions obligé de mettre à néant tout notre échafaudage d'impressions diverses produites par le tabac. Ce n'est pas seulement d'après les résultats de l'impression que l'économie éprouve des modifications, mais aussi d'après le mode de cette impression. Faites mâcher de la racine de pyrèthre à des chiqueurs, et dites-moi s'ils éprouvent les mêmes effets de sensation que s'ils mâchaient du tabac; pourtant ils saliveront dans l'un et l'autre cas. Non, le tabac porte avec lui un élément excitateur qui lui est particulier; l'habitude fait de cet élément un principe que les surfaces buccales, comme les parties éloignées, sympathiques et également percevantes, si l'on veut nous passer l'expression en faveur de l’idée, s'approprient peu à peu; habitude qu'un élément excitateur autre, pouvant produire les mêmes effets physiques, mais n'entraînant pas les mêmes résultats de sensation, ne pourra jamais remplacer.

La déglutition involontaire du jus de la chique ou de la chique elle-même peut occasionner des vomissements; Barbier a vu, pour cette cause, un individu malade pendant trois jours. Mais combien aussi n'en voit-on pas tous les jours avaler impunément leur chique; et cela se conçoit, quand on pense à leur très grande habitude d'absorber les matières dont est composé le tabac.

Les aphtes, auxquels sont sujets certains individus, dépendent presque toujours d'une cause étrangère à l'habitude du tabac. Il nous est arrivé bien des fois de ne pas voir survenir de guérison après l'abandon plus ou moins prolongé de la pipe ou de la chique. Nous attendons, pour n'être plus sceptique en pareille matière, des observations cliniques bien raisonnées sur le dessèchement de la muqueuse, ses excoriations, ses ulcérations carcinomateuses, ses indurations squirreuses, etc. causées par le tabac.

Une question curieuse qui nous reste à examiner, c'est à savoir comment le tabac peut diminuer la faim: «Monardès rapporte que les Indiens se servent de la préparation suivante pour se préserver de la faim et de la soif pendant un certain temps (5 ou 6 jours): ils prennent parties égales de tabac et d'écailles d’huîtres calcinées; ils en font des bols de la grosseur d'un pois; et ils ont soin d'en conserver constamment un dans la bouche, et de le remplacer par un autre dès qu'il est entièrement dissous.» (Etmuller).«Ramazzini dit que beaucoup de voyageurs assurent que le tabac mâché ou fumé ôte l'appétit, et qu'on peut faire alors beaucoup de chemin sans être pressé de la faim. Guill. Pison, voyageant dans des lieux déserts, ne ressentait ni lassitude, ni faim après avoir mâché du tabac. Van-Helmont dit la même chose; il prétend que le tabac apaise la faim, non en la satisfaisant, mais en détruisant cette sensation, et en diminuant l'activité des autres fonctions. Ramazzini ajoute avoir souvent observé que les fumeurs et mâcheurs de tabac sont sans appétit, ainsi que les grands buveurs de vin, parce que son usage énerve l'action de l'estomac et détruit l'énergie du suc salivaire. Plempius a remarqué également que le tabac diminuait le sentiment de la faim; mais il donne une autre cause à ce phénomène: il croit que c'est par l'abondance de sérosité ou de salive qui s'écoule dans l'estomac, et qui remplit plus ou moins ce viscère, que cette sensation se trouve apaisée par suite de l'absorption qu'il en fait, et non par son énervation ou son engourdissement; peut-être ces deux causes contribuent-elles concurremment à diminuer le sentiment de la faim.» (M. MERAT.)

Nous ne pouvons nous établir juge de semblables explications pourtant s'il fallait donner notre opinion, nous dirions, à peu près comme Van-Helmont, que le tabac endort l'appétit, c'est-à-dire la sensibilité nerveuse qui préside et accompagne le phénomène de la faim.



CHAPITRE V

Le tabac considéré comme agent toxique et comme agent thérapeutique

En modifiant les fonctions animales, le tabac a deux modes d'action. À vrai dire, il n'y a réellement qu'une seule action; mais les résultats sont opposés en raison des doses, des dispositions constitutionnelles, des degrés d’habitude acquis par une absorption ménagée, des divers états de maladie et des conditions hygiéniques.

En général, administré comme médicament, il imprime aux centres ou aux conducteurs nerveux une modification en vertu de laquelle les fonctions du système sont abolies ou notablement diminuées. Comme poison, il agit sur le cerveau en déterminant des phénomènes d'excitation et de narcotisme auxquels les animaux succombent; s'il produit en outre une irritation locale plus ou moins intense, celle-ci ne doit pas être regardée comme cause de ces effets. Ainsi, comme médicament, il diminue par sa vertu stupéfiante les fonctions de l'intelligence, de la sensibilité et du mouvement; comme poison, il les abolit, après les avoirs fortement excitées et perturbées. En un mot, ce sont deux périodes d'action ayant des résultats divers.

Dans le premier cas, le tabac, agissant sur le système nerveux de manière à diminuer la douleur, ne pouvait pas manquer de prendre de l'importance en thérapeutique. «Le: rôle que joue la douleur dans les maladies est plus important que beaucoup de pathologistes ne le pensent. A lui tout seul, l'élément douleur est une cause puissante de maladie; en combattant, en détruisant cet élément, on fait souvent cesser les accidents les plus graves.

Calmer la douleur est donc toujours la première indication, et c'est par les stupéfiants qu'on y réussit le mieux.

Or, il est trois moyens principaux d'employer les stupéfiants: l'application locale ou directe, l'administration indirecte et l'administration mixte.

«Par la première méthode, l'agent stupéfiant est mis en contact immédiat avec les nerfs de la partie dont il émousse ou éteint la sensibilité; par la seconde, le médicament absorbé va frapper de stupéfaction les centres nerveux qui ne perçoivent plus alors l'impression douloureuse locale; par la troisième, on agit en même temps et sur les nerfs mobiles et sur les centres nerveux.» (MM. Trousseau et Pidoux.)

La dernière méthode n'est plus employée; c'était par elle qu'agissait le tabac mis en contact avec des plaies suivies d'accidents tétaniques. La première est la meilleure, parce que le tabac, bornant son action à la partie douloureuse, on n'a pas à craindre les accidents qui peuvent résulter de son impression sur le système nerveux; c'est ainsi que la fumée agit dans l'odontalgie. Dans la seconde, le tabac, par les voies d'absorption, est introduit dans le torrent de la circulation, et va impressionner le cerveau, la mœlle, le trisplanchnique et tous les nerfs qui en dépendent; c'est ainsi qu'administré à l'intérieur, il a été conseillé dans l'épilepsie.

Nous ne devons pas perdre de vue pourtant que, par l'irritation qu'il produit sur les parties avec lesquelles il est en contact, irritation immédiate et indépendante des influences sur le système nerveux, il a été mis à profit par des médecins comme moyen dérivatif.

Dans la seconde méthode, le tabac, agissant sur le système nerveux de manière à y apporter un trouble violent et à en suspendre complètement les fonctions, produit la série de symptômes suivants: «Agitation, douleur, cris aigus, quelquefois stupeur, insensibilité, mouvements convulsifs des muscles de la face, des mâchoires et des extrémités, tête souvent renversée sur le dos, vertiges, chute, quelquefois raideur extrême des membres, accompagnée d'une contraction générale des muscles du thorax qui détermine l'immobilité de ses parois, yeux rouges, saillants, hors des orbites, insensibles aux impressions extérieures, pupilles souvent dilatées, organe de l'ouïe peu ou point impressionnable, bouche écumeuse, langue et gencives livides, nausées, vomissements, déjections alvines, pouls fort, fréquent, régulier ou petit, lent et irrégulier, enfin la mort, qui est très prompte dans le cas où le poison a été injecté dans les veines; elle arrive plus tard lorsqu'il a été appliqué sur le tissu cellulaire, et plus encore, en général, quand il a été introduit dans l'estomac.» (M. ORFILA.)

Ces effets sont produits par l'action de certains principes du tabac: disons d'abord que le tabac du commerce ne peut pas être employé comme relui qui n'a point subi les diverses préparations de fabrique. Vauquelin, ayant cherché à s'assurer, par l'analyse, de la différence, a trouvé dans celui des débitants les mêmes substances que dans la plante verte; de plus, du carbonate d'ammoniaque et de l'hydrochlorate de chaux, provenant sans doute de la décomposition mutuelle de l'hydrochlorate d'ammoniaque et de la chaux qu'on y ajoute. Ce savant et modeste professeur avait trouvé dans la plante verte une grande quantité d'albumine, une matière rouge plus connue qui se boursouffle quand on la chauffe, et qui se dissout dans l'eau et dans l'alcool, un principe âcre, volatil, incolore, bien soluble dans l'alcool, beaucoup moins dans l'eau, et auquel le tabac doit ses propriétés vénéneuses, de la résine verte semblable à celle qui existe dans les feuilles (chlorophille, PELLETIER), du ligneux, de l'acide acétique, du nitrate et de l'hydrochlorate de potasse, de l'hydrochlorate d'ammoniaque, du malate acide de chaux, de l'oxalate et du phosphate de chaux, de l'oxyde de fer et de la silice.

Des analyses plus récentes ont fait découvrir à Posselt et Reimann: nicotine, nicotianine, gomme, albumine végétale, gluten, amidon, acide malique, sels.

La nicotine est une base alcaline végétale qui paraît exister en même temps dans les feuilles et dans les graines du tabac. Elle est liquide, incolore; son odeur rappelle celle du tabac; sa saveur est âcre et brûlante. Elle ramène au bleu le papier rougi de tournesol; elle se volatilise à chaud. Mais à la température où elle entre en fusion, elle se décompose en grande partie; l'air la colore et la décompose peu a peu à la température ordinaire. Elle est soluble dans l'eau, dans l'alcool et dans l'éther; elle se dissout aussi dans les huiles fixes; elle se combine aux acides, et forme avec plusieurs d'entre eux des sels cristallisables. La nicotine est un poison très violent. La nicotine, suivant Reimann et Posselt, n'entre que pour 1,000 dans la composition des feuilles de tabac; Buchner n'en a retiré que 15,000 des graines de la même plante 37.

La nicotianine est une espèce d'huile volatile à laquelle le tabac doit son odeur caractéristique, et qui probablement existe à peu près identique dans beaucoup d'autres solanées.

«La nicotianine est solide, d'une odeur de tabac, d'une saveur amère; elle est volatile, elle est insoluble dans l'eau, mais elle se dissout très bien dans l'alcool et l'éther. On l'obtient en distillant à plusieurs reprises de l'eau avec du tabac. La nicotianine vient nager à la surface de la liqueur distillée.» (M. Soubeiran.)

En versant de l'acide chlorhydrique dans un liquide contenant de la nicotine et de la nicotianine, il se dégage une odeur de tabac tellement forte, tellement pénétrante, que nous en avons éprouvé des vertiges; en ajoutant de l'ammoniaque à l a liqueur immédiatement, il ne se fait sentir ni odeur d'ammoniaque, ni odeur de nicotianine. Quelle que soit la formation d'un sel à double base que nous supposions, nous ne pouvons expliquer les lois qui président à ce résultat des compositions chimiques.

Nous engageons les praticiens qui ne veulent pas renoncer à l'emploi du tabac comme agent thérapeutique, à faire de nombreuses expériences avec la nicotine seule, parce que, pourvu des connaissances exactes, mathématiques, de son action à diverses doses, on évitera toujours des méprises qu'on ne saurait que trop déplorer.


EMPLOI MÉDICAL

Le tabac semble un peu abandonné en médecine; il n'entre nullement dans nos vues de nous en plaindre, mais il est au moins de notre devoir de tracer une esquisse de ses hauts faits thérapeutiques.

D'abord, outre les formes sous lesquelles on en use domestiquement, on s'est servi des feuilles fraîches, de leur suc aqueux; on a fait des décoctions, des extraits, des sirops, et une foule de préparations officinales.

Ainsi il entre dans le sirop de Quercetan, la baume tranquille, l'onguent de nicotiane de Joubert, le modificatif d’ache, l'onguent splénique Bauderon, l'emplâtre opodeldoch, etc.

La dose est facultative selon les maladies et surtout selon les sujets: en poudre, on ne peut guère se permettre de dépasser un décigramme; on décoction dans 500 grammes d'eau, on ne peut en mettre plus de 30 grammes.

Le tabac ayant été employé dans presque toutes les maladies, voici celles dans lesquelles il a eu les succès les moins douteux.

Maladies de l'appareil des sens. Journellement le tabac en poudre est conseillé, non pas par les médecins, mais par des gens du monde, qui, éprouvent du plaisir à priser, et qui se figurent que ce moyen éloigne certains maux: névralgies orbitaires, otiques, céphalalgiques, etc. Il a été conseillé dans l'enchifrènement causé par l'endurcissement des mucosités nasales, endurcissement que produit l'évaporation des parties fluides dans le passage continuel des colonnes d'air qui traversent les fosses nasales; et cela se conçoit, par la raison qu'une sécrétion de nouvelles mucosités ramollit celles desséchées; de là, facilité de respiration et remède au nasonnement. «Le larmoiement, qui tient à l'endurcissement du mucus de la partie inférieure du canal nasal peut encore être avantageusement combattu par le tabac à priser: c'est de cette manière qu'il faut entendre ce proverbe, que le tabac éclaircit la vue. Le médecin doit encore conseiller cette médication comme moyen révulsif, utile dans certaines ophtalmies chroniques.» (MM, Trousseau et Pidoux.) Longius dit en avoir retiré d'excellents effets dans les maladies des yeux.

Les anciens auteurs disaient aussi que le tabac avait le pouvoir de déboucher les conduits du cerveau et de chasser les mucosités causées par l'épaississement des fluides nerveux; ce qui peut se traduire ainsi: La prise donne des idée.

Maladies des centres et des conducteurs nerveux, Bœrhaave, dans certaines céphalalgies, conseillait l'application de feuilles fraîches de tabac sur le front et les tempes.

Riverius, Fonseca, Rechius l'ont employé à l'intérieur et à l'extérieur dans la dyspnée. Nous croyons que l'usage de la fumée peut ne pas être inutile dans l'asthme non accompagné de lésions organiques, surtout si les feuilles de tabac qu'on fume sont mélangées avec des feuilles de stramonium ou de belladone.

On ne peut nombrer les succès obtenus par l'emploi topique de cataplasmes faits avec des feuilles fraîche de tabac, l'application de compresses imbibées de leur décoction, les frictions avec des pommades faites avec l'extrait de nicotiane, dans les douleurs rhumatismales superficielles, et même la sciatique et la goutte, Beaudri va jusqu'à citer un individu qui s'est guéri d'un rhumatisme avec la pipe.

Riverius, Zacutus Lusitanus, Rivierre et Kanneman assurent avoir guéri l'épilepsie, l'hystérie, l'éclampsie, etc. Luther dit que, de son temps, certains médecins faisaient des frictions d'un onguent de tabac jusque sur le col de l'utérus, dans les accès hystériques; moyen inconvenant qu'employait Forestus avec le musc: Vix digito imposito in vulvam cumn confricatione ad miraculum ad se rediit, et ab orci faucibus, quasi erepta est. J. Rai voulait, ainsi que Pison, qu'on soufflât de la fumée de tabac dans la vulve: Eumdem tabaci fumun utero inspiratum hystericismomentaneum;af fere auxilium testatur.

Les hystériques, qui conservent encore un peu l'usage des sens, sont plutôt saisies et réveillées par un sentiment de pudeur que par l'effet du médicament; du reste celui-ci est inutile. Ainsi on doit en éloigner l'emploi, parce qu'il répugne nos mœurs, et qu'il est inopportun.

En Italie, la semence du tabac est vantée contre le priapisme.

Sydenham conseillait la fumée dans l'iléus. Mertens et Schœffer ajoutèrent leur témoignage à l'autorité de Sydenham. D'après les conseils de Bayle, on a traité la colique des peintres par l'administration du tabac, mais aujourd'hui la méthode de la charité ne tente plus personne, excepté le docteur Gravel, de Dublin, qui vante toujours la décoction de tabac appliquée sur le ventre dans les coliques métalliques, comme le faisaient jadis Monardès et Neandri dans toutes les coliques possibles, hépathiques, mésentériques, néphrétiques, vésicales, hystériques, etc., etc. Le docteur Shaw, de Philadelphie, se sert de bougies enduites de l'extrait de nicotiane dans le resserrement spasmodique du canal de l'urètre; Henri Larle se sert du même procédé.

Si l'on s'en rapporte au témoignage de Thomas, confirmé par Anderson, le tétanos aurait quelquefois cédé à l'emploi du tabac, Thomas ne conseillait que des lavements de fumée. Anderson appliquait les feuilles fraîches du tabac sur les muscles qui étaient plus particulièrement convulsés, faisait sur les plaies des fomentations avec la décoction, et y joignait des bains et des lavements de tabac. Le premier cite plusieurs cas de guérison, entre autres celui d'un nègre tétanisé après l'écrasement d'un pouce par un cylindre. Le second parle aussi de nombreux succès obtenus, en 1827, à l’île de la Trinité. M. le professeur Marjolin dit, dans ses cours, qu'un habitant de la Guadeloupe guérissait tous les nègres affectés de tétanos traumatique en les plaçant entre des brasiers ardents, les frottant avec des feuilles vertes de tabac, et en leur faisant boire une décoction faite avec un insecte appelé poux de bois; prétendant ainsi activer la force vitale. Enfin, M. Robert Page, médecin anglais, a publié, en 1826, un travail dans lequel il cite plusieurs exemples d'épilepsie tétanique guérie ou soulagée à l'aide de l'infusion de notre plante. La douleur étant peut-être la seule cause du tétanos, on conçoit aisément les bons effets de l'application du tabac.

M. Fumey pense que les lavements de tabac peuvent être de quelque utilité dans l'apoplexie suivie de paralysie, et provoquée par une plénitude d'estomac; ils font vomir, produisent des selles abondantes, secousses plus ou moins fortes, avantageuses contre l’état de paralysie. Ignore-t-il que l'acte du vomissement favorise les érections vitales vers l'encéphale, et la stagnation sanguine dans les vaisseaux cérébraux? C'est un usage malheureusement trop répandu d'employer le tabac comme purgatif dans les constipations opiniâtres par paralysie. M. Mérat a connu un ancien médecin de la faculté de Paris, paralytique dans les sept ou huit dernières années de sa vie, qui, tous les dix on ou douze jours, n'allait à la garde-robe qu'au moyen d'un lavement de décoction de tabac: tout autre moyen était insuffisant pour le faire évacuer. Sans doute que l'action violente sur les parois intestinales doit être d'autant moins à craindre que l'état paralytique est plus prononcé; mais le but qu'on se propose étant d'augmenter le mouvement péristaltique des intestins, il faut nécessairement dépasser les limites de l'action thérapeutique, qui est le simple narcotisme, pour produire des effets de perturbation qui sont du domaine des effets toxiques. Là est le danger. Aussi, verrons nous plus bas quelques accidents déplorables survenus après semblable administration. Un certain Hartmann a fait jadis sa fortune avec un secret remède contre les paralysies: ce remède était tout bonnement une infusion de feuilles de tabac dans du vin de Malvoisie.

Maladies de l'appareil, cutané. «C'est un usage vulgaire dans les campagnes de traiter la gale des animaux domestiques, leurs diverses affections pédiculaires et les maladies chroniques dont leur peau peut être le siége, par des lotions faites avec une décoction de tabac, ou bien encore par des pommades dans lesquelles le tabac en poudre entre en grande proportion. Cette médication est évidemment utile, et les gens du peuple, appliquant à eux-mêmes une pratique que l'expérience avait sanctionnée chez les animaux, traitent souvent par les mémes moyens, et avec succès, la gale et certaines dartres. Ils détruisent de la même manière et avec la même facilité les poux et autres insectes parasites. Mais lorsqu'on applique sur tout le corps une forte décoction de tabac, ou de pommade dans laquelle la poudre de cette plante entre en grande proportion, il peut en résulter, par le fait de l'absorption, des accidents redoutables d'empoisonnement; ces accidents surviennent principalement quand le derme est dénudé, comme dans les teignes, dans les gales accompagnées de pustules. On lit dans Stall, Journal de Vermonde , et dans l'Histoire de la Société royale de Médecine,



37. Plusieurs procédés ont été donnée pour obtenir cette base; ils consistent généralement à traiter les feuilles ou les graines de tabac avec de l'eau aiguisée d'acide sulfurique, à concentrer les liqueurs et à les distiller avec de la chaux ou de la magnésie. Le produit de la distillation est une dissolution d'ammoniaque et de nicotine. On enlève la nicotine par l'éther, ou bien on sature la liqueur par l'acide sulfurique; on évapore à siccité, puis on traite par l'alcool absolu, qui dissout le sel de nicotine et qui laisse le sel ammoniacal. Le sulfate de nicotine est décomposé par l'hydrate de baryte, et la nicotine est obtenue par évaporation spontanée. Pour avoir la nicotine pure, il faut la distiller au bain d'huile, à une température de 140 . (M. Soubeitan).


des observations qui doivent nous rendre prudents sur l'emploi du tabac appliqué sur la surface cutanée.» (MM. Trousseau et Pidoux). En tout cas, cette médication ne réussit pas toujours. Dodone et Matthiole, qui traitaient la gale avec du tabac en cordes, bouilli dans l'huile, n'avaient pas remarqué que les ouvriers employés dans les manufactures n'étaient pas exempts des atteintes de cette maladie.

Jean Bauhin, qui l'employait dans la plupart des maladies pédiculaires, dit qu'il détruit les puces avec une grande promptitude.

A l'exemple des Indiens, on en frotta, dans le commencement de son introduction en Europe, toute espèce de plaies et d'ulcères. Un cuisinier de Nicot s'étant presque entièrement coupé le pouce, cinq ou six appareils de tabac pilé le guérirent très bien. Un de ses pages guérit encore, par ce procédé, un jeune homme qui portait un ulcère au nez, ulcère qui commençait à attaquer le cartilage; le père de ce même page fut encore guéri d un ulcère à la jambe. Les pustules syphilitiques, le charbon, l'anthrax, rien ne devait résister à ce remède. Fort heureusement pour les mèdecins et les malades, qu'aujourd'hui nos médications sont moins efficaces.

Les Caraïbes s'en servaient comme contrepoison dans leurs blessures envenimées; devons-nous croire aux résultats surprenants qu'obtint le suc de feuilles de tabac après une de leurs batailles dans la province de Savinan? devons-nous croire aux mêmes résultats obtenus d'après les expériences de Hernandez, qui, sous les ordres et en présence de Philippe II d'Espagne, guérit aussi un chien dont on avait frotté la plaie avec du sublimé? D'abord les feuilles de tabac frais ont, toutes choses égales d'ailleurs, des propriétés beaucoup moins actives que celles du tabac manufacturé; ensuite, il est probable que les plaies qu'il a guéries ne présentaient point de gravité, et que la dissolution du sublimé de Hernandez était fortement étendue.

M. Arvers dit pourtant avoir amélioré l'état de quelques ulcères en les pansant avec de la décoction de tabac.

La poudre est d'un emploi journalier dans les plaies légères qui atteignent à peine le corps muqueux et le derme, par exemple dans les petites entailles faites par le rasoir: dans ce cas, elle n'agit pas par une vertu qui lui est propre, mais par une vertu de capillarité que lui donne son état de poudre; celle-ci s'imprègne du sang qui s'épanche, et lorsqu'elle s'en est complètement imprégnée, elle fait l'office de tampon à la petite plaie.

Maladies des appareils et des fonctions de nutrition. Riverius l'a conseillé dans les maladies de poitrine. M. Robert Page s'en est servi avec avantage dans les maladies inflammatoires qui, par la rapidité de leur marche, menacent fortement l'existence. Il cite un cas de pneumonie et un cas d'angine tousillaire guéris avec treize centigrammes de tabac dans trois cent quatre-vingt-quatre grammes de gélatine.

A l'exemple de Diemerbrœck, le docteur -Obierne a traité la dysenterie avec des fomentations de tabac sur le ventre.

Le docteur Henri a lu, à la Société royale de médecine de Londres, un mémoire dans lequel il préconise la fumée de tabac en lavement dans les rétentions d'urine; il a rapporté trois cas de succès. Le docteur Vestbery, de Helmstadt, en Suède, a obtenu, à son dire, de très grands résultats avec la teinture de tabac, dans l'ischurie. Towler l'avait singulièrement vantée, au siècle dernier, dans le traitement de la dysurie calculeuse.

Dans le service de M. Fouquier, à la Charité, une femme atteinte du péritonite fut traitée d'abord par les antiphlogistiques; après l’amendement des symptômes, on prescrivit, en fomentation sur le ventre, une décoction de tabac; mais la garde-malade le lui administra, par imprudence, en lavement; bientôt elle eut des douleurs atroces, puis des selles abondantes, qui, dit-on, amenèrent la guérison. Le docteur Lyman Spalding, de New York, est parvenu à résoudre, du jour au lendemain, un engorgement considérable du sein, venu à la suite d'accouchement, par l'application d'un liniment de tabac, il assure avoir eu le même succès dans plusieurs engorgements analogues, et dans quelques autres tumeurs de nature différente. On trouve, dans le Journal de médecine de Leroux, un exemple frappant de la fonte d'une tumeur abdominale par l'application de feuilles fraîches de tabac trempées dans du vinaigre. Ce procédé est regardé, aux États-Unis, comme un des moyens les plus propres à favoriser la destruction des vers intestinaux. Rosen et Mortin prétendent que les Lapons font usage de l'huile empyreumatique de tabac dans une colique qui leur est particulière.

On croit avoir remarqué au Havre, où on prépare beaucoup de tabac, que les fièvres intermittentes sont très rares chez les ouvriers qui travaillent à sa préparation.

Barton faisait vomir par les lavements dans les embarras gastriques; Fouquet repousse ce moyen comme faisant naître une sorte de choléra-morbus.

Par la vertu diurétique du tabac, Fowler guérit quarante-neuf sur cinquante-deux malades atteints d'œdème général, d'ascite ou d'infiltration des extrémités. Les expériences ultérieures n'ont pas confirmé ces merveilleux résultats. On a préconisé les divers modes d'administration de notre plante dans l'anasarque et la leucophlegmatie. Walterhouse pense qu'elles sont toujours efficaces dans les hydropisies enquistées; Fowler, dans la tympanite. On trouve dans le Medical repositary (1818) que le fils du docteur Malachifoot, atteint d'une hydropisie cérébrale qui avait résisté au calomélas, aux épispastiques, etc. en fut guéri par le tabac en poudre pris par le nez.

Voici une observation que nous extrayons de la Pratique de chirurgie de Sue: «Un paysan atteint d'une hydropisie ascite refusa la ponction, persuadé que, si, on retirait ses eaux, il mourrait. Il s'avisa de prendre des bains de rivière, qui lui causèrent des douleurs très vives dans le scrotum, avec un tremblement et un froid excessifs par tout le corps. M. Huon de Maxey, chirurgien à Vaucouleurs, qui en prit soin, voyant qu'il persistait, dans son opiniâtreté, à refuser tous les secours de l'art, lui conseilla l'usage de la pipe, moins dans l'espoir de le guérir que pour lui procurer une évacuation quelconque; mais le succès surpassa son attente. Le troisième jour de l'usage de la pipe, le paysan commença à avoir une salivation si abondante, qu'à chaque pipe de tabac qu'il fumait, il salivait environ une demi-chopine d'eau très claire. Il en fumait ordinairement trois ou quatre par jour; cette salivation se soutint dans la même vigueur l'espace d'un mois, pendant lequel le ventre se vida presque entièrement, après quoi la salivation se tarit peu à peu. Mais, en moins de deux mois, le malade recouvra sa santé primitive, excepté qu'il lui resta une hernie ombilicale. On peut bien dire qu'il fut plus heureux que sage.»

Les lavements de fumée ou de décoction dans la hernie étranglée peuvent être utiles en ce sens qu'ils augmentent le mouvement péristaltique de l'intestin, et qu'ils font cesser le spasme des muscles et des anneaux fibreux qui serrent l'intestin hernié; seul but que voulait atteindre Callisen. Schœffer n'est pas le premier qui se soit servi de ce moyen; Dodonée et Bartholin l'ont employé avant lui. Pott, Dehaen les ont imités. Murray rapporte que Sourille sauva ainsi la vie à un prêtre. Heister a prôné les clystères de fumée de tabac; Lawlence vit en eux le plus puissant moyen de soulagement, après l'opération; suivant lui, on n'opérait presque jamais en Angleterre avant d'avoir essayé ce remède. Les observations de succès du tabac dans les cas désespérés d'étranglement des hernies sont fort nombreuses; cette méthode de traitement est peu usitée en France; c'est un reproche à faire à nos chirurgiens.

On a encore proposé le tabac comme antidote dans l'empoisonnement par les champignons, mais évidemment, il agit ici comme tous les éméto-cathartiques.

Maladies de l'appareil locomoteur. M. Ch. Londe est surpris qu'après avoir observé l'anéantissement, la subite et profonde prostration qui suivent l'emploi de tabac fumé ou chiqué chez la personne qui n'en a point l’habitude, on, n’ait jamais pensé à employer l'une ou l'autre de ces pratiques, préférablement à la saignée, dans les cas où il s'agit de paralyser sur-le-champ les forces musculaires d'un individu, dans la réduction de certaines luxations, par exemple. Ces moyen, dans ce cas, atteindrait, certes, mieux et plus rapidement que tout autre, le but qu'on se propose.

Maladies de l'appareil respiratoire par privation d'air. Murray pense que les lavements de fumée peuvent être utiles pour faire revenir les enfants étouffés par la constriction du cordon.

Nous ne nous occuperons que de l'asphyxie par submersion: cette méthode des lavements de fumée est due aux sauvages du Canada; et Muller, d'après Charlevoix, en a donné le conseil en 1676.

En France, c'est en 1776, sous la lieutenance-générale de Lenoir, que Pia, recommandable apothicaire, et de plus échevin de Paris, fut, de concert avec Cadet Devaux, chargé de la salubrité de la capitale. Pia imagina des boîtes-entrepôts qu'il fit placer le long de la rivière, de distance en distance, et confiées à des gens désignés pour administrer aux noyés des lavements de fumée de tabac. Il publia en 1792, sur son appareil, huit brochures, qu'on peut lire encore aujourd'hui avec profit. C'est alors que ses moyens furent accueillis par presque tous les gouvernements d'Europe.

Parurent successivement les seringues de Hélie, Lammersdorf, Hein, Feller, Keipelug, Fide Carmine, Osiander, Pickel, Godard, Benjamin Bell, Tissot, Rosier, Stisser, Schaffer, Dahen, Gardome, Pinel: ce sont des espèces de soufflets sur lesquels s'adapte le tabac enflammé. Celui de Gaubius, qui ne laisse rien perdre, est un soufflet de cuisine dont le tuyau est garni de cuir, pour ne pas blesser l'intestin, et à l'aide duquel on adapte un entonnoir. La fumée de tabac est reçue dans l'entonnoir, introduite par l’écartement des valves du soufflet, et pressée ensuite doucement dans le rectum. Mais le procédé suivant est le plus simple, le plus facile à employer, et le plus à portée du peuple, dans toutes les circonstances: on remplit une pipe de tabac qu'on allume; on en introduit le bout frotté d'huile dans l'anus; on applique sur le fourneau allumé la tête d'une seconde pipe vide, assujettie à l'autre au moyen de papier mouillé, et l'on souffle par le tuyau de celle-ci.

Deux grandes autorités contemporaines ne sont point d'accord sur l'efficacité de ce moyen, M. Devergie est loin de le repousser, tandis que M. Orfila veut qu'on se garde «de donner des lavements de tabac, ou d'introduire de la fumée de cette substance dans le fondement, comme l'ont prescrit plusieurs auteurs; ces remèdes sont inutiles, n'offrent aucun avantage sur ceux que nous proposons, et peuvent augmenter les accidents.» (Secours aux asphyxiés.) Portal partageait l’opinion de M, Orfila.

Nous croyons qu'on'' ne peut rejeter ce moyen, en tant qu'il borne son action à la stimulation, en tant qu'il n'agit que par la légère irritation provenant du contact d'un corps étranger. Certes, les autres précautions, plus immédiatement profitables, doivent passer avant, mais les assistants au spectacle d'un noyé qu'on retire de la rivière ne sont pas toujours pourvus de sonde laryngienne; et les plus prompts secours pour eux sont ceux de la pipe, après la soustraction de l'individu au froid, des frictions sur le corps, etc. Maintenant la pipe, bornant son effet à la stimulation (et dans l'état d'asphyxie elle ne la dépasse point), ne peut être nuisible; parce que l'intestin ayant des sympathies puissantes avec les organes des principales fonctions; le cœur, le poumon, le cerveau recevant également, par sympathie, l'effet de cette stimulation; vous ne faites point fonctionner le poumon artificiellement comme dans l'insufflation forcée, mais vous aidez à ranimer le principe qui préside à la fonction. La fumée serait nuisible, à n'en pas douter, si elle agissait par sa vertu narcotique, en étouffant davantage une vie qui s'éteint; mais par cette raison même que la vie s'éteint, l'intestin a perdu une partie de son impressionnabilité, et s'il se réveille alors, ce n'est que sous l'influence d'une irritation dont il ne peut ressentir les effets nuisibles que jouissant de la plénitude de sa vitalité. Il en ressent donc dans ce cas des effets utiles.

Maladies dont l'air ambiant est le véhicule. Beck a proposé la pipe comme principe purificateur dans des salles de dissection. Becher dans ses Principes de Chimie, a fait graver une table additionnelle où sont représentées diverses formes de pipe et la plante de tabac. La fumée ne peut avoir d'avantage, dans les pavillons d'anatomie, qu'en déplaçant une partie des vapeurs méphitiques; dans tous les cas, c'est un moyen unanimement adopté aujourd'hui dans nos écoles.

Murray dit qu'un prêtre, qui administrait les sacrements à des pestiférés, se préserva de la maladie par l'usage de la pipe.

Diemerbrœch, qui était grand partisan de ce moyen, qu'il jugeait être le plus prophylactique contre la peste 38, expliquait ses excellents effets par cette théorie: la salive s'imprègne de particules miasmatiques dans le passage de l'air par le nez ou par la bouche, la pipe fait saliver et force généralement à ne pas avaler la salive, donc la pipe est un moyen purificateur. Il fut néanmoins forcé d'avouer que les fumeurs de Nimègue ne furent pas préservés de la poste qui ravagea leur ville.

On observa qu'à Londres les habitants des maisons où on préparait le tabac ne furent pas soustraits aux ravages de la terrible contagion. Rivini assure que les fumeurs ne furent point préservés de la peste à Leipsick; Mertens en dit autant pour la peste de Moscow, ainsi que Chenot pour celle de Transylvanie.

Les Turcs fument beaucoup et n'en sont pas préservés. Pourtant M. Arvers nous apprend qu'il était bien plus insensible à l'impression des miasmes quand il fumait le matin, que quand il ne fumait pas, à l'époque où (1814), dans la Salpêtrière transformée en hôpital militaire, l'encombrement des malades augmentait la contagion. Nous désirerions être fixé sur ce que M. Arvers entend par être plus ou moins sensible à l'impression des miasmes; en attendant nous doutons des vertus purificatrices de la fumée; et, s'il le fallait, le souvenir du choléra qui ravagea Paris en 1831 viendrait prêter son autorité à notre doute; ce qui du reste n'empêcherait pas M. Pescatore, négociant, de croire que l'usage de la pipe n'a pris une si grande extension qu'à cause de cette terrible maladie.


EFFETS TOXIQUES

Il y a un peu plus de cent ans, un riche habitant de la Cabesterre, dans la Martinique, mariait une de ses filles; jugeant que son cuisinier nègre n'avait, pas d'assez profondes connaissances dans l'art culinaire pour conduire le repas d'une aussi grande fête, il fit venir le meilleur traiteur du fort Saint-Pierre. Le cuisinier ordinaire ne put souffrir un pareil manque d'égards à ses nombreux services; aussi prit-il la résolution de s'en venger. Voici ce qu'il fit: il glissa furtivement deux morceaux de tabac tordu dans le corps de deux coqs d’inde, que le traiteur mettait en daube, pour être servis froids à déjeuner. Les convives trouvèrent les coqs excellents, chacun voulut y goûter; mais un quart d’heure était à peine écoulé, que tous éprouvèrent des défaillances, des vomissements, des tranchées, etc; en un mot, la médecine du nouveau genre faisait son effet, et le cuisinier nègre triomphait. Médecins, chirurgiens, furent mandés; dissection des viandes fut faite, et le mystère découvert. Le père P. qui raconte cette histoire, oublie de nous dire ce que devint le cuisinier vindicatif.

Les cas d'empoisonnement par le tabac sont innombrables: on trouve, dans les Éphémérides d'Allemagne, qu'une personne ayant jeté méchamment un petit morceau de tabac dans un vaisseau où cuisaient des pruneaux, tous ceux qui en mangèrent furent surpris peu après d'anxiétés, de défaillances, et de tels vomissements qu'ils pensèrent en périr.

Murray rapporte l’histoire de trois enfants qui furent pris de vomissements, etc., et qui moururent en vingt-quatre heures, au milieu des convulsions, pour avoir eu la tête frottée avec un liniment composé de tabac dont on voulait se servir pour les guérir de la teigne.

Duncant, d'après Grant, rapporte qu'un mari et sa femme faillirent périr après s'être lavé les boutons de gale avec une forte décoction de tabac. M. Fouquier connut un homme, attaqué de gale, qui se frottait matin et soir les membres et le tronc avec une décoction de quinze grammes de tabac; ce malade fut pris bientôt de nausées et de besoins d'uriner très fréquents; la quantité des urines excédait de beaucoup celle des boissons; il était poursuivi par un goût de tabac, comme s'il en eût mâché et avalé; des vomissements se joignaient à ces incommodités, et, pendant ce temps, les urines coulèrent avec la même profusion. On cessa le remède.

M. Ansiaux cite l'observation d'une dame qui mourut presque subitement, après avoir pris un lavement préparé avec soixante grammes de tabac, M. Ugard a été témoin d'un fait semblable occasionné par un lavement préparé avec trente grammes par infusion; la mort survint quinze minutes après l'administration du lavement, et fut précédée de douleurs cruelles. Dans le 36e numéro du Journal de Médecine d'Édimbourg, est rapportée l'observation d'une femme de 24 ans, qui périt au bout de trois quarts d'heure, à la suite d'un lavement pris contre une constipation, préparé avec quarante-cinq grammes de tabac.

Nous lisons dans le Journal de Médecine et Chirurgie pratique (juin 1832) l'observation suivante: «Un homme, âgé de 38 ans, s'imagina, pour déplacer une violente urétrite, de faire bouillir une once et demie de tabac en poudre dans de l'eau, et de prendre ensuite la décoction en lavement; il en résulta à l'instant même, dans tout l'abdomen, des douleurs atroces qui lui arrachèrent des cris perçants. Bientôt il put rejeter une partie du lavement, mais la douleur se propagea vers l'épigastre, avec sentiment profond de brûlure. Il survint des nausées, des vomissements, et, au bout d'une demi-heure, des accidents cérébraux; les membres étaient agités de mouvements convulsifs et involontaires; le malade se roulait sur son lit et tirait fortement le pénis, donnant des signes des plus vives souffrances. La face était violette, les yeux fixes, le pouls intermittent, presque insensible et d'une lenteur remarquable, la respiration faible, la peau froide. Le malade, plongé dans un assoupissement profond, n'exécutait que des mouvements automatiques; il se levait de temps à autre, ne prononçait que quelques paroles entrecoupées, et n'avait aucune connaissance de ce qui se passait autour de lui. Il rejeta, par le vomissement, des boissons abondantes qu'on lui avait fait prendre: ces boissons étaient imprégnées d'une forte odeur de tabac.

On voulut le plonger dans un bain, mais il fut impossible de l'y maintenir. Une saignée du bras fut alors pratiquée, ce qui procura du calme. Les pieds furent enveloppés de cataplasmes sinapisés, et, quelque temps après, vingt-quatre sangsues furent appliquées sur l'épigastre, qui était extrêmement douloureux, Plusieurs demi-lavements émollients furent également donnés, mais ne furent point rendus. Ces moyens dissipèrent promptement les accidents cérébraux, mails il resta une gastro-entérite qu'il fallut combattre par un traitement approprié.» Cette observation a été recueillie par M. Chantourelle.

Dans les premiers jours de septembre 1839, une femme d'une trentaine d'années, de la commune de Lacomté, était atteinte d'une constipation opiniâtre; le médecin qui la visitait lui prescrivit une légère infusion de tabac en lavement: peu confiante en une aussi faible dose, la malade l'augmenta. Mais, peu après cette administration, elle eut de violents symptômes d'empoisonnement. Les journaux qui rapportent ce fait disent qu’elle grinçait des dents, s’arrachait des cheveux, et paralysait les forces des hommes commis à sa garde, puisqu’elle mourut dans une horrible agonie.

On sait que le célèbre poète Santeuil éprouva des vomissements et des douleurs atroces, au milieu desquelles il expira, pour avoir bu un verre de vin dans lequel on avait mis du tabac d’Espagne

Ramazzini prétend qu'il suffit d'une simple application de feuilles fraîches pour provoquer des nausées et donner lieu à une inflammation érysipélateuse de la peau sur laquelle on les applique. Il résulte des expérience que M. Fumey a faites sur lui-même que l'application d'un cataplasme fait avec trente grammes de feuilles, produit effectivement la rubéfaction et le soulèvement de l'épiderme, mais non des symptômes généraux; s'il lui est survenu quelques nausées, il les attribue à l'odeur du décocté dont il s'est servi dans une de ses expériences.

Murray assure que si une partie vivante est traversée par une aiguille chargée d'un fil trempé dans l'huile essentielle de tabac, l'animal périt. Jaucourt dit que cette huile produit des vomituritions rien qu'en débouchant la fiole qui la contient. Hardens et Redi, d'après quelques expériences sur des animaux, ont prouvé que quelques gouttes instillées dans une plaie causaient des accidents mortels. Albinus, qui a fait les mêmes expériences sur une poule, une colombe et un chien, prétend qu'elles n'ont point été suivies de mort. Fontana et M. Arvers ont obtenu le même résultat.

D'un autre côté, MM. Brodie, Macartney et Orfila ont expérimenté sur des chiens, des chats et des lapins; ils ont varié leurs expériences, et des résultats identiques ont eu lieu, soit que le tabac ait été introduit dans l'estomac, dans le rectum, appliqué sur les surfaces dénudées, sur le cerveau, inséré dans le tissu cellulaire ou injecté dans les veines. M. Ortila conclut de quatorze expériences faites sur des chiens:

1° Que les feuilles de tabac, entières ou réduites en poudre, telles qu'on les emploie journellement dans le commerce, sont douées de propriétés vénéneuses énergiques; 2° Que leur partie active parait résider dans la portion soluble dans l'eau, qui est absorbée et portée dans le torrent de la circulation;

3° Que leurs effets délétères paraissent dépendre d'une action spécial sur le système nerveux, et qu'elles déterminent presque constamment un tremblement général qui s'observe rarement lorsqu'on emploie d’autres poisons; 4° Que leur action est beaucoup plus énergique lorsqu'on injecte la portion soluble dans l'anus, que lorsqu'on l'applique sur le tissu cellulaire, et plus forte raison que dans le cas où on l'introduit dans l'estomac; 5° Qu'indépendamment des phénomènes dont nous venons de parler, elles exercent une action locale capable de produire une inflammation plus ou moins intense; 6° Qu'elles paraissent agir sur l'homme comme sur les chiens; 7° Que l'huile empyreumatique n'agit pas directement sur le cerveau, ni sur le tronc des nerfs, mais qu'elle porte son action sur le système nerveux d'une manière qu'il n'est pas encore facile de déterminer; 8° Que l'extrait de nicotiana rustica agit de la même manière que le tabac, mais qu'il est moins actif.

Quoi qu'il en soit, l'indication la plus pressante, dans un cas d'empoisonnement par le tabac, sera d'évacuer le poison ingéré, soit en favorisant les vomissements par la titillation de la luette, soit en employant la sonde aspirante, qui serait surtout utile lorsque le liquide a été déposé dans le rectum. Il est ensuite nécessaire de remédier, par les sangsues et la saignée, à la congestion cérébrale et aux inflammations qui doivent se développer. Les liquides acidulés, les infusions de café et de thé, sont utiles dans le principe; mais s'il se déclare une gastro-entérite, on ne doit plus avoir recours qu'aux boissons gommeuses et émollientes.

Le tabac, dans l'air, sous forme pulvérulente, peut exercer une action malfaisante sur les organes respiratoires, en pénétrant dans des parties qui ne sont point organisées pour supporter sa présence; action à laquelle peut prendre part toute l'économie.

Ramazzini a vu une jeune fille avoir de violentes envies d'uriner, aller fréquemment à la selle et rendre beaucoup de sang par les vaisseaux hémorroïdaux, pour s'être reposée sur des paquets de tabac en corde.

Fourcroy raconte que la petite fille d'un marchand de tabac mourut dans des convulsions affreuses pour avoir couché dans un endroit où on en avait râpé une grande quantité,

M. Mérat parle d'un jeune homme qui, ayant la petite vérole, fut si vivement frappé de l'odeur du tabac que la garde râpait à côté de lui, que les boutons rentrèrent sur-le-champ, et qu'il fallut de prompts secours pour le rétablir. Une fille, au rapport de Sauvages, tombait dans une vraie catalepsie lorsqu'il lui tombait par hasard un peu de tabac dans l'œil.

L'hygiéniste Parent-Duchatelet regardant comme supposés les effets attribués au tabac; par Ramazzini, Fourcroy, Cadet-Gassicourt, Tourtelle, Perey, MM. Patissier et Mérat, a pris un grand nombre de renseignements près des employés aux diverses manufactures de France, et il résulte des réponses faites à ces questions, que presque tous les ouvriers s'habituent, au bout de très peu de temps, à l'influence de l'atmosphère chargée des émanations de tabac; qu'ils ne contractent point de maladies particulières à leur état, et que le travail de ces manufactures ne nuit en rien a la longévité. Cependant, les réponses arrivées de Lyon et de Toulouse diffèrent un peu de celles qui ont été reçues des autres villes. A Lyon, l'on n'a connaissance que de trois ou quatre individus qui, n'ayant pu s'accoutumer au tabac, sont sortis de l'établissement peu de temps après y être entrés; le médecin signale des affections des voies respiratoires, des dysenteries, ophtalmies, douleurs de tête, anthrax et panaris mais ces maladies s’y présentent-elles plus fréquemment que dans les autres parties de la ville? c'est à une bonne médecine statistique à répondre. A Toulouse, les chefs de l'établissement comparent l'action du tabac sur les personnes non accoutumées, au roulis d'un vaisseau, et assurent que cette action devient nulle en très peu de temps: tout cela dépend des prédispositions individuelles, il y des marin qui n'ont jamais eu le mal de mer.

En effet, M. Londe, se plaçant dans une position en quelque sorte analogue aux écoteurs, c'est-à-dire ayant manié et laissé séjourner près de lui, pendant une nuit, des feuilles de tabac humectées, a éprouvé des nausées et des vertiges, quoique l'absorption n'ait été produite que par la surface cutanée, par le soin qu'il avait eu de préserver soigneusement les voies aériennes; tandis que nous, qui avons répété l'expérience de M. Lande, n'avons éprouvé ni nausées ni vertiges, tout en n'ayant pris aucune précaution pour préserver les voies aériennes.

Mais une question hygiénique importante est de s'assurer de la plus ou moins grande nocuité de la fumée dans les lieux publics. M. Mérat insiste fortement sur les inconvénients qui peuvent résulter de la respiration seule de cette vapeur par des personnes délicates, et demande avec instance qu'il ne soit permis, comme à Berlin et quelques villes d'Allemagne, de fumer que cher soi. Il dit à ce propos que, dans sa jeunesse, il a été rappotté sans connaissance chez ses parents, pour être resté dans un corps de garde, pendant un quart d’heure, au milieu de trois ou quatre fumeurs. On lit aussi dans les Éphémérides des Curieux de la nature, qu'un jeune enfant, auquel on avait souillé de la fumée de tabac dans les narines, périt après d'horribles convulsions.

Nous ne croyons pas qu'une sage autorité puisse raisonnablement conclure dans le sens de l'esprit prévenu de M. Mérat, et que le fait douteux des Ephémérides puisse donner droit d une si rigoureuse intolérance.

Cherchons maintenant à éclairer une question qui n'a été approfondie par aucun expérimentateur; c'est la question du degré d'intoxication par la fumée.

La nicotine est soluble dans l'eau et dans la salive. Nous avons considéré la bouche humectée de salive, ainsi qu'elle se trouve en fumant, comme une masse d'eau à travers laquelle passe un courant de fumée. Certes nous n'admettons pas les deux conditions mathématiquement exactes, parce que la membrane muqueuse présente en outre une surface à bouches absorbantes.

A. l'état d'habitude, les effets toxiques doivent être d'autant plus manifestes que l' individu rejette moins de salive; cela se conçoit facilement par cette raison que la salive entraîne toujours une partie des principes immédiats du tabac. En supposant que le fumeur n'en rejette pas une parcelle, quelle quantité de poison absorbe-il? Voici l'expérience que nous avons faite pour éclairer quelque peu cette question:

Nous avons introduit dans un matras à double ouverture cent grammes d'eau; nous avons fait passer dans cette eau la fumée provenant de dix grammes de tabac, en usant du simple procédé que nous avons indiqué pour les lavements de fumée, le tuyau d'une des pipes étant plongé dans le liquide, la fumée sortant par l'autre ouverture du matras.

Il s'est dissout une petite quantité de nicotine dans l'eau; et pensant que cette nicotine eut échappé, par sa minimité, à l'analyse, nous nous sommes contenté de faire avaler la moitié du liquide provenant de l'expérience, et incorporé à de la viande hachée, à un chien: celui-ci, au bout de quelques minutes, a vomi les matières; puis, saisi de tremblements légers, il fut se coucher dans un coin, mais il n'y demeura pas longtemps; la viande dégurgitée le tenta; il la ravala, et n’éprouva plus de vomissements. Nous lui avons fait avaler, deux heures après, l'autre moitié du liquide, et lui avons lié l'œsophage: il s'en est suivi quelques efforts de vomissements, faiblesse dans les membres postérieurs, tremblements légers; mais tous les accidents disparurent bientôt. Dans cette préparation, à part la partie atomique de nicotine dissoute, la fumée est combinée au liquide; mais au bout de quelques instants, par l'effet du refroidissement, cette fumée se condense sous forme d'huile empyreumatique, et vient surnager le liquide. Des quantités données, il est résulté environ trois centigrammes de cette huile de tabac, dose capable,il est vrai, d'occasionner quelques accidents non alarmants d'empoisonnement, mais évidemment insuffisante pour donner la mort, à moins de prédispositions anormales.

Donc, une personne non habituée et ne salivant pas, peut fumer de suite dix gammes de tabac sans éprouver d'accidents fâcheux. L'impunité ne peut guère être limitée chez les habitués.


TABLE DES MATIÈRES

CHAPITRES 1er ET II

Préface 3

Botanique 5

Culture 9

Fabrication……………………..…..18

Vente ……..25

Histoire commerciale……………..…26

Législation …………………………..31


CHAPITRE III

Influences Physiologiques en général.33


CHAPITRE IV

Actions spéciales du Tabac ...............75

Fumenbuccation………………………16

Errhinnation………………………….97

Machication…………………………..109


CHAPITRE V

Le tabac, agent toxique et thérapeutique.119

Emploi médical…………………………..125

Effets toxiques……………………………142

Lagny. — imprimerie de A. Varigault.



38. Tabacum pro insigni prœservatione remedio semper habui, ejusque fumum in ipso conseptœ luis principio mihi aliquoties insigniter profuisse comperi: qui felix affectus et si omnibus non contingat, in multis lamen militibus peste jum correptis eumdem quoque non semel observatum fuisse à capitaneis fide dignis, nobis narratum est...



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