Discipline scolaire et pédagogie de l'enfant, un héritage méconnu

Paul-André Turcotte

À l'occasion d'une visite officielle au Japon, en 1982, le premier ministre du Québec, René Lévesque, demanda à ses hôtes de lui faire visiter l'une des meilleures écoles secondaires du pays. On lui ouvrit les portes de l’école Rakusei à Kyoto, une maison fondée par les Clercs-de-Viateur et dirigée par un gaspésien, le père Allard. Quand René Lévesque lui demanda de lui expliquer l'extraordinaire réussite de son institution, il répondit: «Nous avons conservé les méthodes que nous utilisions au Québec en 1940 ou 1945». Voici un aperçu de ces méthodes. Aujourd’hui l’école Rakusei est une source d’inspiration pour le collège de Rigaud.


 Lun des apports pédagogiques des congrégations religieuses françaises émigrées en Bas-Canada, à partir de 1838, concerne les règles de la discipline et sa pédagogie. Elles contribuèrent à façonner la vie de l'école québécoise. Parmi les références se trouvent les principes et directives de la correction, tirés du Manuel nécessaire des Clercs de Saint-Viateur, publié par l'abbé J. L. J. Querbes, fondateur de l'Institut, à Lyon, chez Briday, Libraire, en 1861, dans la suite de publications antérieures. Ce recueil de principes de vie et d'action, déclinés en directives, observations et conseils, était lu en communauté chaque semaine, et objet de conférences à l'attention du personnel enseignant dans les écoles sous la direction des Viateurs. De la sorte étaient soutenues, pendant plus d'un siècle, la pratique pédagogique de la discipline et sa régulation, celle-ci à la fois clairement définie et ouvrant à l’innovation tout en cultivant l'assentiment non mécanique.

Discipline et éducation

            Qui dit correction dit discipline. Dans le langage de l’époque, Querbes en fait l’un des éléments de l’éducation, laquelle embrasse l’homme tout entier. Ainsi entendue, la pratique éducative cultive et développe toutes les facultés humaines : les physiques, les intellectuelles, les morales et les religieuses. Elle s’adresse, chez l’enfant, aux facultés corporelles par les soins hygiéniques, à l’esprit par l’instruction, au cœur et à la conscience par l’enseignement de la religion, la prière et l’exemple, à la volonté par la discipline. Par le canal propre, elle fortifie les facultés corporelles en vue de rendre l’homme, corps et âme, fort, sain, aussi indépendant que possible des accidents et des maladies ; elle épanouit toutes les forces, toutes les puissances de l’intelligence ; elle développe les vertus chrétiennes, les inclinations pieuses présentes en l’enfant ; elle forme son caractère et sa volonté, développe et affermit en lui les habitudes d’ordre, d’obéissance et de régularité. Cette éducation, d’allégeance chrétienne, a pour mission de faire des enfants des hommes vertueux pour la société, des citoyens honnêtes pour la patrie, des chrétiens dévoués à l’Église, des saints pour le ciel.

            La réalisation de la mission de confiance de la part des parents et du Seigneur passe notamment par la conduite et les sentiments des parents chez le maître : veiller sur l’innocence des enfants, leur manifester de l’amour, du dévouement, de la bonté, de la douceur, de la patience, etc., leur transmettre un savoir pour la vie, la science du salut et la pratique des vertus chrétiennes. Tout à la fois s’impose l’ordre dans la classe, ce sans quoi il n’y a pas de bonne école. Il en  va du bonheur et de la santé du maître, du bien-être moral  et des progrès des élèves. Établir et  maintenir cet ordre requiert une classe spacieuse, éclairée, meublée, où chaque chose est à sa place, dont un tableau de l’emploi du temps bien suivi, le concours des parents, les bonnes dispositions des enfants et, au premier chef, les qualités personnelles du maître, lequel n’a pour guide que la raison, n’agit jamais par caprice ni par emportement, mais avec une humeur égale, avec douceur, calme, fermeté, modération, sans hésitation : ne pas considérer les élèves comme des ennemis qu’il faut vaincre, mais comme des enfants remplis de défauts à rendre meilleurs, quitte à recourir, dans le cas de quelque faute ou de quelque défaut, à ceux qui, par devoir, ont à y porter remède.

            La discipline comporte un ensemble d’exigences, de conditions interactives. Elle est œuvre de confiance et de respect :  avoir avec l’élève un air avenant, des manières douces et polies, tenir le langage de l’amitié, de la confiance, d’un affectueux intérêt. Elle s’avère une œuvre d’affection mêlée de crainte : afin de prendre sur l’élève l’ascendant qui obtient l’ordre, le travail et une obéissance facilement consentie, se faire craindre, mais plus encore se faire aimer, allier la force qui retient les enfants sans les rebuter à la douceur qui gagne les cœurs sans les amollir. Tout à la fois l’esprit de suite dans les décisions du maître va de pair avec l’égalité, la fermeté dans sa conduite :  tenir fidèlement une promesse et fermement l’exécution d’une punition. Dans le même sens, il importe de pratiquer la justice et l’uniformité : l’impartialité en tout, les mêmes règles sous les mêmes conditions pour les uns et pour les autres, peu importe la position sociale de la famille, les qualités ou les défauts physiques de l’enfant, donc avoir une conduite uniforme, malgré les mille causes de variations dans ses dispositions d’esprit.

L’art de l’éducation est très complexe : il faut tenir compte du milieu, des circonstances du temps, des dispositions des enfants et de celles du maître.

            La présentation à grands traits, dans les  mots de Querbes, se rapporte à des exigences éducatives, évoquées et explicitées, argumentées à nouveaux frais pendant plus de trente ans, de la fin des années 1820 au décès de leur auteur en 1861. Le Manuel de 1861 se limite plus d’une fois à des signalements ou à de rapides développements, sélectivement des pages 173 à 268. L’édition de 1888 ( Imprimerie X. Jevain, 42-44 Lyon ) collige les divers textes de Querbes, dont ceux sur l’éducation et la discipline, aux pages 288-368. L’esquisse ci-dessus s’en fait l’écho. Ceci dit, le propos de 1861 sur les récompenses et les punitions est repris en 1888, moyennant de légères modifications d’ordre contextuel, des reformulations conséquentes.  Par la suite, la même structure cadre l’essentiel des idées, conservées dans leur expression d’origine et enrichies des décisions des chapitres de la congrégation et, par ces dernières, des apports pédagogiques ou des conditions des insertions locales ou nationales.

Une pédagogie de la fermeté et de la bienveillance

            Querbes aborde la juste distribution des récompenses et des punitions, une question jugée d’une extrême importance pour l’éducation. Le mot d’ordre est clair et net : « Soyez plus porté à récompenser qu’à punir ». Pour ce, non pas montrer aux élèves les récompenses et les louanges comme le principal motif qui doive les faire agir, mais en arriver à les persuader eux-mêmes « que leur intérêt aussi bien que leur devoir exigent qu’ils exécutent fidèlement ce que l’on commande d’eux, soit pour les études, soit pour la conduite ; (…)  il faut tenir fidèlement ce que vous avez promis, et vous en faire un point d’honneur et un devoir indispensable avec les enfants », (p. 237-238) L’éducation à la responsabilité est à ces conditions bilatérales.  

            Les récompenses comprennent la distribution de prix dans chaque école, à la fin de l’année scolaire, sous la présidence de M. le Curé et en présence de M. le Maire et des notables de l’endroit. « On y donnera un prix de sagesse, un de  lecture, deux d’écriture, deux de catéchisme, un de grammaire et un de calcul (…) Tous les dimanches, après la messe, vous donnerez des billets de franchise à ceux qui les auront mérités », pour l’assiduité, avoir été à l’heure, soit sept points, pour l’application, avoir su ses leçons et avoir fait régulièrement son ouvrage, soit quatorze points, pour la sagesse, n’avoir donné lieu à aucune plainte, soit vingt-un points. « Ceux qui auront réuni le plus grand nombre de points seront décorés d’une croix pendant toute la semaine. Il y aura une première croix pour la classe de grammaire et de calcul ; une seconde pour celle d’écriture ; enfin, une petite pour les petits lecteurs (…) Il y aura dans la classe une liste d’honneur, où demeureront inscrits les noms de ceux qui auront mérité la croix » (p. 237-239) La marque symbolique vient couronner l’investissement de l’enfant à sa propre éducation. Affichée, elle exprime, comme les prix scolaires, la reconnaissance à caractère social et lincitation au devoir auprès des autres.

            Querbes enchaîne avec les punitions. Il les considère comme une « chose infiniment délicate et à laquelle n'en faut venir qu'à la dernière extrémité. Suivez la règle tracée par un ancien, Sénèque, cité par M. Rollin : Tout homme, dit-il, préposé à la conduite des autres, doit, pour guérir les esprits, user d'abord de douces remontrances; si cette première tentative ne réussit pas, passer à des reproches plus piquantes; enfin, quand tout aura été employé inutilement, il en viendra aux punitions, mais par degrés, laissant toujours entrevoir l'espérance du pardon, et réservant les dernières peines, et surtout l'exclusion, pour des fautes extrêmes et pour des maux désespérés.»

            Il poursuit avec des interdictions d'usages de l'époque, qu'il assortit de conseils sous l'égide de la rigueur, de la bienveillance, de la confiance : « Tout châtiment corporel, comme la verge, le fouet, la férule, et encore plus les coups, les soufflets, etc., est à jamais interdit dans nos écoles. Vous laisserez employer ce moyen aux parents. Quant à vous, souvenez-vous tous qu'un écuyer habile sait réduire à son gré un cheval ombrageux et rétif, en le caressant et en le dirigeant d'une main légère et flatteuse, sans employer ni le fouet ni l'éperon. Pourquoi faudrait-il que les hommes fussent traités plus durement que les bêtes?

            Vous pouvez employer souvent les avertissements qui sentent moins l'autorité d'un maître que la bonté d'un ami. Quant aux réprimandes qui empruntent un air et un langage plus sérieux, il faut les réserver pour des fautes plus considérables, surtout les placer à propos. Ne reprenez donc jamais un enfant, dit M. de Fénelon, ni dans son premier mouvement, ni dans le vôtre. Ne craignez point de lui dire, mais sérieusement et en cent occasions : Je ne vous punis point aujourd'hui par ce que je suis trop fâché contre vous. Observez aussi ses moments pendant quelques jours, s'il le faut, pour bien placer une correction. Le moment arrivé, point de paroles dures, point d'exagérations, point de marques de mépris. Ne tutoyez point ; ne traitez point de bêtes, de stupides, de coquins, d'impies, et de tout le reste que la colère peut enfanter. La plus grosse injure que l'on puisse dire à un enfant, c'est de le traiter de paresseux, d'indévot, de petit étourdi, de petit menteur ; encore faudrait-il que cela ne se dît, en quelque sorte, que quatre fois l'année. Tâchez d'amener l'enfant à convenir de son sort ; n'accumulez point les reproches, ne faites pas une correction sèche, sans montrer une porte ouverte au repentir et au changement.

            Faites tout pour prévenir les fautes, et pour n'être pas obligé de les punir ou de les punir tant. Vous avez un petit livre, où parfois vous n’écrivez pas, ayant l’air de vous apprêter à les écrire. Ne donnez jamais à vos écoliers ou plus de devoirs qu'on en peut faire, ou plus de leçons qu'on en peut apprendre. Que ce qu'on appelle pensum soit utile et raisonnable. Ne placez point auprès l’un de l’autre des enfants qui ne sauraient s’empêcher de badiner. Ménagez l'enfant indocile, gâté, léger, ou timide et nonchalant. Ne poussez point celui que vous voyez de mauvaise humeur ou prêt à s’emporter ; faites-lui sentir en particulier ce qui serait arrivé si vous ne vous étiez modéré ; il n'aura pas de peine à s'avouer coupable. Ayez des égards pour les nouveaux venus, et ne les intimidez pas d'abord par de vifs reproches ou par des corrections. Enfin, n'attaquez pas toute la classe en général, lorsqu'il est arrivé quelque faute ; tâchez d'en découvrir les auteurs ; et si le coupable n'est pas convaincu avec beaucoup de certitude, dissimulez. Les enfants sont des enfants ; il y a des jours où l'on ne saurait deviner ce qui les rend alors plus légers et plus inappliqués. Faites-leur faire alors ce qu'il y a de plus sérieux ; il n'est pas temps de les pousser à bout, vous en auriez de la peine et du regret.

            Suivez, pour infliger les punitions, les mêmes règles que pour faire les réprimandes : du discernement, du sang-froid sont surtout nécessaires alors. Il en est qui pourront être rachetées par les billets de franchise, jamais celles que vous imposez pour le mensonge, le larcin, l'impureté, l'irrévérence à l'Église et l'opiniâtreté. Mettez pendant la semaine, avec de l'encre rouge, de mauvaises notes au tableau de déshonneur, et le lundi matin vous punirez, excepté dans les cas graves et qui demandent que justice soit faite sur-le-champ. Il y a trois sortes de punitions : les pensums, les pénitences et l'exclusion.

            Les pensums consistent à apprendre par cœur quelque chose de plus que la leçon ; à copier quelques réponses de Catéchisme ou de leçon, à refaire le thème une fois, deux fois, etc. Donnez-les courts, mais exigez qu'ils soient rendus rigoureusement. Le submoniteur en tiendra la liste. Dix  bons points rachètent un pensum simple.  N’oubliez pas que vous êtes obligé de mettre sur votre journal de classe toutes les pénitences que vous avez imposées.

             Ceux que l'on doit renvoyer de l'école sont : les libertins capables de perdre les autres; ceux qui s'absentent facilement et souvent de l'école, de la Messe de paroisse et des Catéchismes, par leur faute ou par celle de leurs parents ; enfin, ceux qui, après avoir été corrigés un grand nombre de fois, ne changent pas de conduite. Dans tous les cas, il faut que vous ayez prévenu les parents au moins à trois reprises différentes, et que vous ayez pris l'avis de M. le Curé et du Régent : de même aussi, s'il s'agissait de recevoir un enfant renvoyé, ou qui se serait retiré sans avertir ou en manquant de respect » (pages 240-245).

La pratique éducative et son autorégulation dans la confiance à l'autre

            Les praticiens de ces règles de discipline et de la pédagogie correspondante étaient considérés comme de grands éducateurs, de grands pédagogues. La reconnaissance sociale confortait une pratique qui s'affina au fil des ans, à la faveur de personnalités influentes et des développements de la pensée en matière d'éducation et de socialisation. Les écarts existaient bien, qui pouvaient, le cas échéant, échapper à la direction, mais leur auteur ne saurait échapper au rappel des règles de conduite, proclamées publiquement à l'ensemble des concernés. Elles faisaient partie de la formation initiale et continue. Leur assimilation n'était pas toutefois de l'ordre d'une mécanique, mais bien de l'assentiment et de l'intériorisation s'adressant à la liberté, requérant une démarche volontaire. L'interaction avec l'élève allait dans le même sens.

            Les récalcitrants quittaient le groupement d'appartenance, tout comme certains optaient pour des insertions autres, emportant avec eux un bagage de formation dont ils se faisaient les diffuseurs, par la pratique plus que le discours. Quant à l'accusé d'actes répréhensibles, comme il en va dans la déclaration des droits humains, il était mis en condition de se défendre suivant la vérification des faits, avant d'être sanctionné ou pas. La communauté n'était pas incriminée pour autant. C'était plutôt l'occasion de réfléchir sur l'exercice de la discipline, sa réception et un réaménagement qui soit accordé à son esprit, à sa tradition.

            Bref, la lecture des archives atteste l'adage: l'exception confirme la règle. Il en va de la sorte pour les autres composantes des rapports entre l'adulte et l'enfant, l'enseignant et l'élève au sein du parcours éducatif, sous l’égide de la fermeté et de la bienveillance, de la culture de la confiance et de la liberté. L'orientation conserve son actualité comme référence en vis-à-vis des discussions et des prises de position à l’ordre du jour.

           

Paul-André Turcotte,

sociologue et historien

Paris, le 21 novembre 2019, version remaniée à Montréal, le 17 décembre 2019 et le 17  janvier 2020.




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