L'art japonais avant Hokusaï

Samuel Bing
Étude sur les sources de l'art japonais et les grandes écoles jusqu'à l'avènement de l'École populaire et le développement de la gravure polychrome et l'ukiyo-é. Texte publié en 1896 dans la Revue blanche.
Moins que tout autre artiste, Hokusaï a besoin d'être expliqué par ses origines de terroir, son art étant éminemment universel. Moins strictement que d'autres, il appartient à une contrée déterminée, s'étant beaucoup préoccupé de discernerdans l'homme et dans la grande nature les traits qui sont communs à l'liomnie de toutes les races, à la nature de toutes les latitudes. On pourrait au besoin apprécier son génie sans être familier avec les traditions anciennes du pays. Lui-même a prétendu s'en affranchir dans une très large mesure.

Ce serait pourtant aller beaucoup trop loin que de considérer l'art de Hokusaï comme une éclosion surgie spontanément. Pour révolutionnaires que puissent sembler ses conceptions, elles ne sont jamais autre chose que la refonte dans un moule inédit de toutes les formules d'art qu'un long passé avait accumulées. Les lois d'hérédité demeurent imprescriptibles, et jusqu'en ses audaces les plus extrêmes, Hokusaï trahit ses ascendances. Un coup d'oeil en arrière impose donc un examen sommaire des phases que la peinture a parcourues avant de devenir l'art de Hokusaï.

On sait qu au Japon l'art de la peinture n'est pas, en son essence, une émanation nationale. Soit origine est essentiellement chinoise, et chinoises sont sa poétique et sa philosophie, sa technique même, y compris toits ses ustensiles et accessoires. C'est done au cour de l'antique culture de la Chine qu'il faudrait chercher son berceau. Mais une étude si étendue ne serait pas à sa place ici. Il importe simplement de tenir compte de la peinture chinoise dans son action sur le Japon, depuis le jour où elle y apparut.

Aux époques légendaires, où Jimmou Tenno, fils des souverains célestes, soumit par la puissance du glaive les hordes encore sauvages des lies du Nipon (7oo av. J.-C.), déjà la Chine était un brillant foyer de civilisation; mais durant bien des siècles encore la mer devait rouler ses eaux entre les deux empires sans emporter de l'une à l'autre rive la graine de cette culture.

Au Ve siècle de notre ère, quand, sous le règne de l'empereur Youriakon, la peinture de la Chine se révéla au peuple japonais, elle s'était enrichie d'un patrimoine nouveau, d'essence aryenne, venu des plaines ensoleillées de l'Hindoustan. Et ce fut en cet élément d'essence lointaine, en cet apport d'une race de tous points dissemblable, que se trouva le plus puissant facteur de propagation.

Le peuple japonais, à ce moment de son histoire, après ses crises aiguës de formation sociale et politique, était certainement mûr pour faire éclore tous les germes d'idéal qui sommeillaient en lui.

Mais l'éveil eût été infiniment plus lent peut-être, si une partie de l'art nouvellement introduit n'avait été comme le symbole d'une doctrine mystérieuse, faite pour frapper la vive imagination d'une race ardente.

Cette partie était l'art bouddhique. Dès les premières années de notre ère, le bouddhisme était apparu en Chine avec l'escorte sans fin de ses figures sacrées, oit l'Inde s'était complue à prodiguer les mille tons délicats de sa fastueuse palette. Et maintenant la sainte doctrine achevait son obstinée poussée vers l'Orient, apportant avec elle tous les trésors d'art et de science, amassés clans le cours de sa marche triomphale.

La peinture s'offrait donc aux Japonais sous deux formes parallèles, absolument distinctes

LA PEINTURE BOUDDHIQUE, d'une part, — hiératique et réfractaire aux influences climatériques, — prenant racine au sol nouveau sans jamais dépouiller le caractère des origines indiennes. Sa formule; toujours, restait grave et solennelle, respectueuse du mysticisme des sujets; son exécution s'abandonnait aux soins les plus minutieux, au déploiement de mille richesses ornementales, où le détail des ors se mélangeait aux plus savantes polychromies.

Tout au contraire, LA PEINTURE PUREMENT DÉRIVÉE DES ANCIENNES TRADITIONS CHINOISES était un art mondain et, par cela même, capable de se transformer sous les multiples influences de contrées et d'époques, — gardant toujours cependant son caractère fondamental.

Ce caractère en faisait avant tout une sorte de dérivé de la calligraphie, un passe-temps littéraire et poétique, servant de corollaire aux poésies écrites, que le subtil dilettantisme de la nation chinoise a toujours cultivées avec passion dès ses plus lointaines origines. Si les tons de couleurs n en étaient pas touours bannis, cet art n'en est pas moins surtout l'Ecole du Noir et Blanc, où l'habileté suprême consiste à évoquer en quelques traits calligraphiques, libres et vigoureux, l'image la plus complète des choses. Le charme de poésie, l'élévation de sentiment furent toujours à ce prix et croissaient à mesure que la simplification se faisait plus extrême, le coup de pinceau plus hardi. En un seul mot, un maximum d'effet à obtenir par un minimum de moyens, — et ces lois sont restées immuables. Telles que les ancêtres chinois les avaient formulées, telles elles se sont transmises dans la longue succession des siècles, à travers les diverses applications qu'en ont faites les Ecoles japonaises, — et telles aussi les retrouvons-nous encore, toutes vivaces comme aux premiers jours, jusque dans la manière, d'ailleurs si personnelle, des œuvres de Hokusaï.

On voit que rien n'était plus dissemblable que les deux sortes d'art qui avaient pris pied au Japon. Il s'est trouvé cependant des talents assez souples pour les conduire de front toutes deux. Tel Kosé Kanaoka qui, au IXe siècle, avait atteint dans l'un et l'autre genres un sommet resté culminant. dans tous les âges. Tandis que quelques grands chefs-d'oeuvre du maître, precieusement conservés, témoignent à l'heure actuelle encore de ses hautes inspirations religieuses, la tradition parle en même temps de son habileté merveilleuse à peindre paysages et animaux 2. Mais ces exemples se font rares après ce génie admirable. Ni les adeptes de la célèbre École bouddhique de Takouma, qui était à la veille d'éclore, ni plus tard le fameux Meitsho (plus connu sous le surnom Tshodensu), dont l'art mystique illumina tout le XIVe siècle, ne se sont écartés des images religieuses. Dès ce moment les fidèles de la peinture sacrée restèrent sans contact habituel avec les autres arts et, partant, en dehors du mouvement ardent qui devait, après mainte évolution, finalement aboutir à cette expression d'art profane qui s'est suprêmement incarnée dans Hokusaï.

Aussi est-il permis de dire que l'influence des traditions bouddhiques sur le talent du peintre populaire est nulle, ou si peu perceptible qu'il n'y a pas lieu d'en tenir compte.

C'est donc ailleurs qu'il faut chercher à découvrir les véritables éléments dont s'est formé le génie artistique du maître.

Quel fût à cet égard le rôle de l'ÉCOLE DE TÔÇA ? Cette École, non moins importante pour sa haute renommée que pour sa durée séculaire, avait d'abord été fondée au xie siècle, sous le nom d'École Yamato, par un membre de la puissante famille Foujiwara. La peinture des Tôça formait l'art officiel de la noblesse de cour. L'école se recrutait elle-même parmi la haute aristocratie et s'érigeait en vraie dynastie artistique, gardant toujours les traits distinctifs de son style avec une impassibilité que rien ne semblait pouvoir entamer, hautaine d'allure comme les figures qui peuplaient ses artificiels paysages.

Il ne faut pas être trop surpris qu'en ce pays, qui nous était surtout connu par son humeur facile, enjouée et primesautière, l'art le plus essentiellement japonais, le seul, pour ainsi dire, qui soit vraiment sorti du sol natal, présente un caractère si solennel et si cérémonieux. C'est que non seulement le Japon connut dans son histoire des périodes singulièrement graves et dramatiques, comme celle surtout où naquit cet art des Tôça, mais c'est aussi qu'au fond il y eut toujours chez lui un goût accentué pour une imposante dignité, que les classes élevées aimaient à imprimer à tout ce qui émanait de leur personne. Si nous avons été longtemps sans découvrir dans les choses japonaises le reflet de ce caractère, c'est qu'on s'était trop engoué chez nous de leurs aimables productions modernes. Les choses d'art prennent des aspects plus sévères et plus gravement somptueux quand on recule vers le passé, où, à mesure, s'élève la condition des artistes producteurs.

L'Ecole de Tôça fut donc bien ce qu'elle ne pouvait manquer d'être, — étant donnés l'époque, le milieu et les mœurs du temps. Mais, par cela même qu'elle s'adaptait si strictement à certaines conditions déterminées, son action devait s'affaiblir dès que ces conditions iraient se tranformant.

La descendance des Tôça ne s'en est pas moins continuée jusqu'à ce jour; nous verrons même qu'à un moment donné un de ses membres instruisit Hokusaï des règles de son art. Mais l'antithèse était par trop flagrante entre cette esthétique somptuaire d'un autre âge et les instincts modernes et roturiers d'un esprit comme Hokusaï, pour admettre que celui-ci pût avoir poursuivi dans cette initiation un autre but que le contentement d'une pure curiosité. Entre les deux principes si contrastants un lien existait néanmoins. Mais il s'était noué cent ans avant Hokusaï, aux débuts même de l'école populaire de laquelle Hokusaï relevait. C'est que les Tôça, malgré leur amour pour les aspects brillants de l'existence des cours, avaient été les premiers, après tout, à faire une place aussi dans leurs peintures précieuses aux scènes populaires ou champêtres. Ce fut toujours, il faut le dire, en y mêlant un peu de convention, mais il n'en est pas moins vrai que ce sont eux qui ont légué cet ordre de sujets aux artistes fondateurs de l'Ecole populaire.

En attendant, l'Ecole Chinoise dont la gloire s'était effacée pendant un laps de plusieurs siècles devant la faveur toujours grandissant de l'Ecole de Tôça, avait repris tout son prestige. Au XIVe siècle Nen Kawo renoua la tradition des vieux maltres classiques, peu en honneur depuis Toba Sôjo. A sa suite apparurent Josettsu, Jôsakou, Sôga Sôjo, Shiuboun, Sôtan et Sôami, enfin Sesshiu, qui s'en fut visiter la Chine pour retremper son art aux sources originaires et qui eut pour disciples Shiughetsu, Keishoki, Sesson, puissants génies eux-mêmes.

A cette époque dominait un culte plein de passion pour le style consacré des époque Tang et Soung (dynasties qui régnaient en Chine de 923 à 1278) et, dans certains milieux, il était de bon ton d'exclure tout ce qui en art n'exhalait pas un authentique parfum chinois.

Cette mode persévéra pendant deux siècles, au bout desquels certains esprits commencèrent de juger que c'était trop longtemps se confiner dans cette servile adoration de l'art d'un autre peuple. Les temps étaient venus pour l'amour-propre japonais de mêler aux formules classiques une part du génie national.



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[L'école de Kano]
De ce mélange sortit, vers le milieu du xvie siècle la fameuse ECOLE DE KANO, qui eut pour fondateurs Kano Massanobou et son célèbre fils Motonobou. L'école des Kano, on le voit, ne constitue pas, comme celle de Tôça, un jaillissement nouveau, sorti des entrailles du pays. C'est une transformation des vieilles doctrines chinoises, où toujours le coup de pinceau calligraphique reste dominant. C'est dans le noir et blanc que préférablement se joue sa virtuosité, et quand la couleur intervient ce n'est pas, comme chez les Tôça, en des enluminures précieuses, niais par distributions puissantes et sobres.

Si l'Ecole de Tôça représentait l'efféminement de la noblesse mikadonale de la ville de Kiôto, on peut dire que chez les Kano s'incarne l'esprit plus juvénile et plus robuste de la nouvelle cour des Shôgoun. C'était l'époque où ce pouvoir usurpateur choisit pour résidence Yédo, qui jusque-là était resté une petite localité. sans aucune importance. Le chef de la maison Tokougawa avait voulu en faire un centre éclatant. Il attira en son giron tout ce que l'art du pays renfermait de forces vives, de talents impatients de se produire, et faits pour rehausser la gloire de la jeune capitale. Autour de son Shiro (le château shogounal) se rangèrent les palais de toute la noblesse féodale, tenue, à certaines époques de l'année, de quitter ses domaines pour venir rendre hommage au maître virtuel de l'Etat. Et tous ces princes étaient des enthousiastes de l'art, connaisseurs émérites, pratiquant bien souvent eux-mêmes. Mieux que tout autre principe d'art la peinture des Kano devait plaire à ces amateurs de haute lignée. Elle satisfaisait tout ensemble leur vieux culte pour la Chine — tels les Romains pour les arts de la Grèce — et leur amour pour la nature vivante, que les Kano excellaient sû représenter.

Après Motonobou, les noms de Yeitokou, Sanrakou, Sansetsu, Naonobou, Yassunobou, Tanin, Tsunenobou soutiennent le grand renom de l'Ecole de Kano jusqu'au XVIIe siècle; mais dès la troisième descendance le déclin avait commencé et les forces de l'Ecole s'oblitérèrent avec la suite des générations.



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Les autres Écoles de peinture n'étaient guère plus prospères.

L'École bouddhique était en décadence depuis longtemps déjà. De par son essence même elle était demeurée inaccessible à tout effort de rénovation. Son domaine était circonscrit. Pas plus qu'il ne lui fut permis d'altérer les types consacrés des saintes figures, pas plus l'exécution technique de sa peinture ne devait s'écarter du style originaire, légué par les premiers apôtres. D'autre part, la ferveur des âmes était allée s'affaiblissant et aucune main géniale n'avait pu suppléer par son habileté à la foi expirante.

L'École de Tôça n'avait pu se soustraire à un dissolvant de même nature. Il était fatal, en effet, que l'éclat de cet art spécial dût pâlir à mesure que s'effondrait l'antique prestige du Mikado et celui des seigneurs qui entouraient sa cour discréditée dans Kiôto, la vieille capitale. Depuis le XVIe siècle, où Mitsunobou et son fils Mitsuyoshi avaient porté l'École à son point culminant, ce n'était plus qu'une perpétuelle suite de reculs. Une dernière lueur était projetée cent ans plus tard par l'habile peintre Mitsuoki, mais la noblesse du style originaire avait fait place au maniérisme, au charme morbide d'une élégance artificielle.

En résumé, chacune de ces trois grandes Ecoles: l'Ecole bouddhique, celles de Tôça et de Kano vivaient pieusement sur leurs formules traditionnelles. Outre que chaque artiste n'était que trop porté, de par son éducation, a vénérer ces formules comme un dogme, toute fugue hardie hors du domaine classique l'aurait placé au ban du monde privilégié qui régentait tout le domaine des arts d'après les règles consacrées.
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[Le XVIIe siècle]
Au déclin du XVIIe siècle, l'art japonais était donc dans le cas de certaines grandes familles, dont la gloire décroissait de siècle en siècle, mais qui surent préserver intacte leur distinction de race. L'observance rigoureuse des vieilles coutumes avait eu pour objet d'éviter les atteintes de toute vulgarité. Mais leurs raffinements de forme avaient cessé de répondre à des vibrations profondes. Et si les coups d'aile n'avaient plus la force de monter aux régions où planaient les ancêtres, l'orgueil traditionnel interdisait, par crainte de déchoir, toute accointance avec le terre-à-terre, toute infusion d'un sang nouveau. Pour que s'ouvrît une ère régénératrice, il ne fallait rien moins que l'avènement d'une classe nouvelle, dont l'essor ne serait pas comprimé par le poids de la tradition.

Un moment cependant on sembla pouvoir espérer que les vieux principes d'art arriveraient à puiser dans leur propre fonds des forces revivifiantes. Ogata Kôrin, issu des Tôça, venait de révéler avec éclat des conceptions inattendues. S'évadant audacieusement des mièvreries de son École, il en prit nettement le contrepied, poussa jusqu'aux limites extrêmes l'esprit de simplification et, de par la magie de quelques traits sommaires, hardis et souples, sut faire saillir une puissance de relief, une synthèse de décor, une franchise pittoresque de caractère, que nul n'avait atteints encore. Malgré l'indépendance de sa peinture, qui s'écartait des chemins battus pour s'orienter vers le domaine décoratif, l'art de Kôrin fut accueilli avec faveur, même dans le camp des vieilles Écoles, — qui néanmoins furent inaptes à donner un lendemain à ce dernier effort de leur vitalité. Mais cette tardive et courte refloraison d'un tronc déjà privé de sève allait léguer un germe destiné à pousser dans un terrain nouveau.

Les temps avaient marché. Le peuple, qui n'avait pas le loisir des rêves contemplatifs, n'en commençait pas moins à demander sa part des jouissances artistiques que, seule, parmi les diverses branches d'art, la peinture lui avait jusqu'à présent refusées; mais il avait besoin de formules réalistes, conformes à sa façon de voir et à sa manière de sentir, un reflet net et familier de tout ce qui journellement était à la portée de son regard ou de sa fantaisie.

Dès la première moitié du XVIIe siècle avait paru un précurseur, qui tendait à répondre à ces besoins nouveaux. Il s'appelait Matahei. Mais il était encore un transfuge des Écoles classiques. C'étaient les figures de Tôça qu'il animait du souffle populaire et qu'il montrait dans leurs ébats, au milieu de leur entourage accoutumé, - gardant cependant à leur silhouette une pureté et une grâce de style dont le secret devait à jamais disparaître avec ce maître exquis.

[L'école populaire]
Vers 1673 surgit enfin Hishikawa Moronobou, le véritable fondateur de l'ÉCOLE POPULAIRE. Son vigoureux talent abolissait les restrictions académiques; du premier coup, il avait dégagé des horizons nouveaux, ouvert les routes où devaient s'élancer toute une pléïade nouvelle d'artistes, depuis les Toriï et les Okoumoura jusqu'aux Katsuawa et tant d'autres familles; depuis des individualités comme Harunobou et Koriusaï jusqu à Yeishi et l'élégant Outamaro, — formant la chaîne ininterrompue qui allait aboutir enfin à la figure triomphale de Hokusaï.

Faut-il à présent demander si cette nouvelle École, en s'efforçant de rajeunir les vieux principes d'art, en a du même coup rehaussé le niveau ?

C'eût été une anomalie.

Un double bienfait était dû aux novateurs: celui d'avoir créé un art vibrant d'une généreuse vigueur, en face d'une esthétique agonisante, — et en même temps celui de faire servir cette création aux jouissances intellectuelles des masses. Mais l'art perd forcément en profondeur ce qu'il ajoute à sa superficie par son envahissement du domaine populaire. — Il faut se souvenir aussi que jamais une civilisation ne remonte vers ses origines. Parfois, au cours des siècles, un souffle vivifiant peut rafraîchir les esprits fatigués et les tremper pour des étapes nouvelles; mais rien ne saurait faire jaillir une deuxième fois la source tarie des enthousiasmes juvéniles, donner un regain de virginité aux sentiments de l'âme, ressusciter une foi naïve et primesautière, dès longtemps évanouie. À des époques qui ne reviendront plus, un petit nombre d'artistes choisis travaillaient en silence pour la délectation d'un cénacle de raffinés, préoccupés de beautés tout immatérielles.

Maintenant, c'était différent. Les amateurs qu'il fallait satisfaire, c'était le peuple même, qui, moins épris de quintessence, voulait des sensations directes et plus tangibles. C'est donc à ce besoin bien défini que répondait l'École nouvelle.

Pour mieux servir sa propagande, elle s'était emparée d'un procédé, qui existait depuis longtemps, mais dont peu de parti avait été tiré: celui de la gravure.

Dès leur apparition, les œuvres de Moronobou et celles des premiers Toriï furent livrées au graveur, pour être assemblées en séries de volumes ou publiées en pages détachées. Une armée d'imprimeurs s'improvisa, qui n' eurent d'abord qu'à reproduire les contours du dessin, que le pinceau enluminait. Mais peu de temps après, vers l'année 1700, l'incessante ardeur des recherches aboutit à la découverte des impressions polychromées. Le champ, dès maintenant, s'ouvrait aux admirables productions d'une technique asservie à l'art, et de cette collaboration entre la souple main des artistes créateurs et l'empreinte colorante du bois inerte, est née une perfection, qui n'eut d'égale nulle part.

Le procédé de la gravure répondait donc à tous égards aux visées de la jeune École. Il offrait les moyens de multiplier à volonté l'œuvre initiale de chaque artiste, et fascinait par son charme extérieur des goûts avides d'un art sensorial.

[L'ukiyo-é]
L'Ecole nouvelle s'intitula UKIYO-É, « Peinture de la vie éphémère ». Aucun de ses sujets ne s'attaque en effet aux grands mystères de l'âme. Son domaine familier se limite strictement à l'univers terrestre; la vie qu'elle glorifie est la vie insouciante, qui se partage entre la folie des plaisirs frivoles et les doux abandons rêveurs devant les charmes de la nature environnante, devant les prés, les bois, les eaux, où se retrempe sans cesse le ceeur de tout vrai Japonais. Mais sur ce terrain circonscrit l'École d'Ukiyo-é a observé le plus profond respect de toutes les lois du beau, qui président à la forme des choses, un sentiment exquis des harmonies de lignes et de couleurs, un raffinement de goût, pour tout dire en un mot, dont nul art populaire ne peut offrir l'exemple, et qui force d'admirer les masses profondes d'un peuple qu'on n'a pu satisfaire qu'au prix de tels efforts !

C'est dans le livre et dans l'estampe plus qu'en ses oeuvres peintes, que l'Ecole d'Ukiyo-é déroule tout le spectacle de la vie populaire. Elle note les faits et gestes de chaque classe-de la société, depuis l'ouvrier citadin et le fruste travailleur des champs jusqu'à la multitude bourgeoise et les classes supérieures de la société. Elle peint le mouvement confus et pittoresque des foules dans l'enfilade des rues ou dans les cours de temples, parées de fleurs de fête; elle s'attache tour à tour aux joies naïves et turbulentes de la troupe enfantine, aux tendres effusions des amoureux, aux fastes du théâtre, aux fêtes lascives et étincelantes du quartier de Yoshiwara; tous les aspects de cette vie bon enfant lui offrent des sujets sans fin: les excursions sous les cerisiers en fleurs, les retours animés de fête, divertissements sur l'eau, voyages par la grande route, cortèges brillants de grands seigneurs, les promenades nocturnes, égayées de mille rouges lanternes, les joyeuses culbutes dans la neige, les rondes échevelées à la folie.

Et c'est cet art de retracer de façon palpitante toute cette vie japonaise, de montrer à la fois l'éphémère de ces existences frivoles et l'éternel amour des grands spectacles de la nature; le don d'impressionner par les péripéties d'un drame sauvage ou de charmer par l'idyllique chanson d'une petite cigale dans l'herbe; l'habile façon de saisir en plein mouvement chaque étre au passage, avec l'allure typique qui le différencie de ses semblables; c'est tout cet art pimpant, où durant plus d'un siècle s'étaient mirées les mœurs d'un peuple exubérant: c'est toute cette Ecole d'Ukiyo-é, qui prend sa forme ultime et immuable dans le génie de l'immortel Hokusaï.

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Texte paru en 1885 dans Critique d'avant-garde, une compilation de textes du critique d'art Théodore Duret, un des premiers défenseurs de l'art japo




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