Une approche existentielle du progrès social
C'est l'expérience de la dépersonnalisation de l'existence qui a mis en mouvement la pensée de Charbonneau.
« C'est l'expérience de la dépersonnalisation de l'existence qui a mis en mouvement la pensée de Charbonneau. Comme tout intellectuel il avait le goût de la lecture et de la réflexion, mais il s'est toujours beaucoup méfié de l'abstraction et chez lui le tempérament spéculatif n'est pas le trait dominant car il ne veut pas séparer la vie de l'esprit de celle des sens. Ainsi Charbonneau est quelqu'un qui aime passionnément la vie pour tous les plaisirs sensibles qu'elle apporte. Mais comme il est aussi doté d'une conscience de soi très aigüe, il accorde une grande attention à ce qu'il aime et à la nature de ce qui lui donne du plaisir. Par contre-coup il porte, ce qui est beaucoup plus rare, une extrême attention à tout ce qu'il n'aime pas, en particulier dans la vie quotidienne ; qu'il s'agisse de la qualité des rapports humains, du goût des nourritures, de la richesse et de la variété des paysages urbains et ruraux, il ressent tout ce qui en diminue la saveur comme un grave appauvrissement de la vie.
Charbonneau aurait pu en rester là, et se borner à chanter, comme le font d'innombrables hommes sensibles et conscients, sa souffrance et sa nostalgie d'un monde non - industriel. Or il n'en reste pas là parce qu'il se rend compte que cette dépersonnalisation est un fait social. Ainsi, dans un article de 1939, il affirme que « la société actuelle, par ses principes et son fonctionnement ne peut avoir qu'un résultat : la dépersonnalisation de ses membres» (« réformisme et révolution » Esprit n° 77 ; 1939) .
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On a eu beau lui dire dans les années trente qu'il n'était qu'un pessimiste, qu'il n'y avait pas de problème de la nature et qu'il y aurait toujours une campagne, les faits lui ont donné raison, et cela dans bien des domaines. On ne peut pas attribuer cela seulement au flair et à une sensibilité extrêmes. On doit plutôt en conclure que sa méthode d'investigation de la réalité sociale est pertinente. Or celle-ci est très déconcertante puisque sa critique des structures (aspect objectif) est toujours aussi une critique du sujet (aspect subjectif).
Là où les sciences sociales ne s'intéressent qu'aux causes objectives et aux mécanismes formels, il attire notre attention sur les causes subjectives et les mécanismes informels des processus que nous subissons. En cela il est fidèle aux expériences qu'il a faites dans sa jeunesse : la force des logiques sociales impersonnelles se nourrit de notre consentement tacite, voire de notre participation active.
En effet Charbonneau cherche toujours à montrer que le renforcement de la contrainte sociale et l'appauvrissement de l'existence qui résultent de l'hypertrophie des structures ont également une cause subjective, à savoir le renoncement des individus à l'exercice personnel de la liberté. Les deux aspects, objectif et subjectif, sont donc inséparables et les déterminations objectives ne peuvent se déployer que parce qu'elles se nourrissent du consentement, voire de la participation des sujets.»