La résistance allemande au nazisme

Michel Dongois
Trois générations d'Allemands évaluent l'héritage de 12 ans de nazisme. Voir l'esprit de résistance.
En juillet 1994, se tenait à Berlin un congrès organisé par le Centre de formation berlinois des étudiants sur le thème de «La résistance allemande au nazisme et ses leçons pour aujourd'hui». Michel Dongois y assistait. Il y a rencontré trois générations d'Allemands dont les parents, membres de la résistance, ont été exécutés par les nazis. Ces personnes évaluent, 50 ans après le drame, l'héritage de 12 ans de nazisme pour l'Allemagne d'aujourd'hui.


Anneliese Knoop-Graf
Ne jamais séparer l'éthique de la politique

Anneliese Knoop-Graf est la soeur de Willi Graf, membre du groupe de résistance. Membre de La Rose blanche et décapité en 1943 à Munich, avec le professeur Kurt Huber et d'autres étudiants. Mme Graf fut arrêtée avec son frère. Ils se sont retrouvés «accompagnés de deux fonctionnaires de la Gestapo, assis au fond d'une voiture de police». «Nous nous serrions fortement la main en silence, c'est tout ce qu'il nous restait». Dans la lettre d'adieu qu'il lui adresse, Willi l'exhorte, elle et ses amis, à «continuer ce [qu'ils ont] entrepris». Elle est l'auteur d'un essai: Chacun de nous porte l'entière responsabilité. «La meilleure partie du peuple allemand combat à nos côtés», écrivait La Rose blanche, dont la dernière feuille, transmise aux Anglais par le comte von Molkte via la Scandinavie, fut répandue au-dessus du Reich par la RAF à la fin de 1943.

Pour Anneliese Knoop-Graf, La Rose blanche nous laisse un avertissement: il ne faut jamais établir de séparation entre l'éthique et la politique. On a dit que ses membres étaient des gens aux seules idées morales, chrétiennes essentiellement. Oui, mais ils ont surtout essayé à leur manière d'instiller un peu de morale en politique à une époque précisément où la politique était hautement immorale. Ils étaient élitistes mais pas arrogants. Dans ce cas, ce sont des jeunes qui se sont lancés dans la protestation contre le régime nazi. Ils ont tenté de rallier des adultes à leur cause et le professeur Huber a répondu. Dès lors, qui est le maître et qui est l'élève?

La résistance fait partie d'une morale et chacun doit être à même de savoir quand dire non. Elle naît d'un travail persévérant de conscience et de responsabilité personnelle: non pas «il faut faire quelque chose», mais «je dois faire quelque chose!» La Rose blanche a lutté contre les conséquences ultimes du régime totalitaire, qui fut le propre de l'Europe. À présent, il revient à tout l'Occident de prévenir les conséquences ultimes de l'individualisme, qui culminent dans la léthargie et l'indifférence. Mais il y a là un paradoxe, car la résistance naît de la personne, qui doit alors lutter contre certaines tendances en elle-même, tout comme, en leur temps, des Allemands ont dû se battre contre une partie d'eux-mêmes.

Les 12 ans de régime national-socialiste nous ont paru un siècle. Il faut pour le comprendre avoir vécu l'ambiance empoisonnée du nazisme, qui a copié les valeurs traditionnelles et les a perverties de l'intérieur. Si bien qu'avec le temps, on ne pouvait plus distinguer la copie de l'original. Le nazisme par exemple a si bien compris les valeurs qui animent les jeunes: amitié, sens du dépassement, action communautaire! Mais seules les jeunesses hitlériennes avaient droit de cité. Les autres mouvements, dont celui auquel appartenait mon frère, devaient êtres éliminés.

Il faut un certain courage pour s'élever contre des situations qui nous paraissent injustes. La résistance vraiment agissante est le fait du petit nombre. Elle suppose qu'on trouve puis qu'on s'allie au noyau de personnes fiables, qui nous sont apparentées en esprit. Il est plus facile alors de lutter ensemble, car la première étape consiste à dépasser l'isolement. Nous avons besoin, dans les temps difficiles, du jugement de nos amis et de leur compréhension. Et la part de l'amitié qui prévalait dans l'histoire de La Rose blanche à cette époque de haine, ne doit surtout pas être négligée.


Detlef von Schwerin
Surtout, conserver son esprit critique

Detlef von Schwerin est haut fonctionnaire au ministère de l'intérieur du Land de Brandenbourg, à Potsdam, un des endroits les plus chauds de l'ex-RDA, dont il est originaire. Il y est revenu en 1990 seulement, après 45 ans d'absence. Son père, le comte Ulrich-Wilhelm von Schwerin, a été exécuté par les nazis en relation avec la conjuration contre Hitler. Son fils Detlef est l'auteur d'un livre sur la résistance allemande, qui a connu un destin singulier. Il fut au départ publié en deux versions historiques, une pour la RFA et une pour la RDA. L'effondrement du Mur de Berlin mit un terme à l'édition de l'Est.

Représentez-vous l'Allemagne de l'été 1944, dit Detlef von Schwerin: un monstre planté au coeur de l'Europe! Il a fallu que 53 nations se coalisent pour le remettre à sa place et nous forcer, nous Allemands, à vivre des relations pacifiques avec nos voisins. Guernica, Rotterdam, Coventry et Varsovie étaient alors en voie d'être vengées. Le blitz nous frappait en retour: Hambourg, Cologne, Berlin, Stuttgart, Munich, Rostock: qui peut nommer toutes les grandes villes allemandes réduites en cendres! En notre nom et au nom d'une idéologie raciale absurde, des millions d'innocents étaient déportés par nous et exécutés dans des lieux d'une insondable horreur: Auschwitz, Treblinka, Maidanek ou Sobibor. Nos soldats rayaient de la carte des populations entières: Lidice (Tchécoslovaquie), Oradour-sur-Glane (France) ou Pütten (Pays-Bas).

Nous sommes encore surpris aujourd'hui de la rapidité avec laquelle la dictature s'est instaurée. Le nazisme a eu un grand succès chez les travailleurs, pas seulement chez les petits-bourgeois ou les paysans. Et je n'oublie pas que ce sont nos parents et nos grands-parents qui ont voté pour Hitler, accordant plus de foi aux promesses faciles qu'à l'appel à la raison et à la sobriété des partis démocratiques. Cet assentiment pour les nazis s'est accentué à partir de 1933. Il devait être bien difficile alors de conserver un jugement libre et critique, et surtout de savoir quoi faire pour contrer la violence.

C'est la désapprobation de toute cette violence cautionnée par l'État qui a poussé mon père vers la résistance. Dès le début, une poignée de gens ne se sont pas laissés éblouir par les succès intérieurs et extérieurs du sauveur de l'heure. Ils avaient compris que l'Allemagne était tombée aux mains d'assassins qui mettaient le cap vers la prochaine guerre. La crise des Sudètes (1938) a mis en évidence hors de tout doute qu'Hitler voulait la guerre.

Les dictatures modernes sont très efficaces. Les deux qui ont surgi du sol allemand sont comparables, mais pas semblables. Mêmes instruments de domination: milice armée, police secrète qui ne rend de comptes à personne, embrigadement des jeunes, etc. Mais toute dictature moderne revêt un vêtement de légalité. De 1928 à 1932, le spectre des partis politiques a été complètement chaviré. Un vrai glissement de terrain: en quatre ans, Hitler a été catapulté de deux à plus de 40% des votes. Crise économique bien sûr. Mais elle prévalait partout et les autres peuples s'en sont tirés autrement. Certes, ils n'avaient pas derrière eux les traumatismes de Versailles, une révolution et une guerre perdue. Le point à retenir, c'est qu'Hitler a été élu. Le fascisme a infesté tous les pays européens à des degrés divers. Tout comme le marxisme, il était en partie une réponse à l'esprit du temps. C'est en Allemagne seulement qu'il est devenu une catastrophe. Cela a donc à voir avec nous et notre culture politique, héritière de l'État autoritaire et de l'obéissance passive.

Représentons-nous l'Allemagne de 1994 à présent. À la fin de l'année, elle retrouvera sa pleine souveraineté, seule face à son destin. Mais pas seule non plus, car Dieu merci, elle est imbriquée dans l'Europe, qui est bien trop petite pour se laisser encore subdiviser en états nationaux. La notion même d'État-nation fut un héritage terrible de la Révolution française. Mais ces vieux États nationaux, qui se sont heurtés en deux guerres mondiales, ont été détruits en 1945. Depuis 45 ans, la classe politique et la société allemandes ont adopté face à l'État une relation politique, plus ouverte. Peut-être même bien plus critique que peut l'être celle de nos voisins, encore fixés aux vieilles notions de nation et de patrie. Ce n'est plus vrai de l'Allemagne, qui est d'avant-garde dans la construction de l'Europe.

Comme nous avons fait place nette avec notre passé, nous sommes peut-être plus à même de saisir les nouvelles possibilités de l'Europe que des pays comme la France - et l'Angleterre plus encore - qui ont eu des empires coloniaux et n'arrivent pas à se défaire de l'idée nationale. Notre passé récent est si terrible, si lourd que nous ne pouvons plus nous y référer. Nous sommes donc plus légers à nous engager vers l'avenir. Notre taille, notre potentiel économique et notre situation nous confèrent un rôle dominant et une responsabilité non moins grande: 100 millions d'Européens parlent allemand. Aucune autre langue n'est autant parlée sur ce continent.

En ex-RDA, nous avons une situation particulièrement instable, car trois générations y ont vécu deux dictatures, de 1933 à 1989 sans interruption. Elles doivent donc s'intégrer à une démocratie et d'abord apprendre ce que signifie la démocratie. Nous prenons très au sérieux le moindre agissement de l'extrême-droite1. Les élections communales de décembre 1993 et celles de l'Europe de juin dernier ont montré que l'extrême-droite recueille en moyenne de 1 à 5% des votes selon les Länder. C'est insignifiant. Mais en raison de notre passé horrible, nos voisins scrutent tout particulièrement ces phénomènes à la loupe, et c'est bien compréhensible. L'extrémisme de droite se nourrit des instincts les plus sourds, qui bouillonnent dans l'être humain. Même si le nazisme fut une situation d'exception, il ne faut jamais relâcher notre vigilance.

Tout citoyen doit entretenir une relation critique face aux questions sociales et politiques, encourager les initiatives personnelles et cultiver l'autonomie de pensée mais aussi d'action. La résistance a montré l'urgence pour chaque individu de se ménager des espaces de liberté, surtout face à l'autorité. Cette exigence est l'héritage de la résistance allemande. Le comportement le plus confortable est souvent de s'accommoder des choses et de s'écraser. En Allemagne, collectivement, cela a conduit au désastre. Aux résistants, nous devons beaucoup: d'abord d'avoir pu, dès la fin de la guerre, regagner le concert de la communauté des peuples. Mais surtout, saNs eux, aurions-nous encore été capables de regarder nos voisins dans les yeux?

Note
1) Le code pénal prévoit jusqu'à trois ans d'emprisonnement pour quiconque utilise, publie ou distribue du matériel à des fins de propagande nazie (affiches, uniforme, drapeau, insigne, citations nazies, bustes d'Hitler, etc.). Le salut nazi et le cri de «Sieg Heil» en public peuvent faire l'objet de poursuites.


Anna von Haeften
Résister et innover

Son grand-père, Hans Bernd von Haeften, membre du Cercle de Kreisau, fut exécuté en relation avec les événement du 20 juillet. Le frère de ce dernier, Werner von Haeften, accompagnait le colonel Claus von Stauffenberg qui, le 20 juillet, posa la bombe contre Hitler. Il sera fusillé avec lui au soir de cette journée tragique. Un autre de ses parents fut aussi pendu à Plötzensee. Anna von Haeften, au début de la trentaine, indique que leur destin fait encore un peu partie du sien.

Pour Anna von Haeften, cinquante ans, c'est bien peu dans la course du temps, quand on songe à l'intensité de l'horreur et à la gravité des événements de ces 12 années de nazisme. Au début, Hitler exprimait ce que beaucoup d'Allemands pensaient. Ensuite, les résistants ont eu le courage de dire tout haut ce qu'une majorité d'Allemands pensaient tout bas mais n'osaient plus exprimer. «Je vois en lui l'incarnation du mal!» C'est ce qu'a lancé mon grand-père, en parlant d'Hitler, au juge nazi Freisler1 qui le condamnait à mort «au nom du peuple allemand». Sans doute cette phrase résumait-elle l'opinion de la majorité silencieuse de l'époque.

Pour moi, la résistance a représenté ce que j'appelle «le salut de l'humain», c'est-à-dire qu'elle fut un rappel de ce qu'il y avait encore d'humain à une époque strictement inhumaine. Mais c'est aussi une exhortation à se battre pour redresser l'humain malmené partout, en nous et autour de nous. Ces êtres en un sens ont sauvé l'Allemagne. L'héritage qu'ils me lèguent, c'est l'urgence et le devoir de suivre ma conscience en toute liberté. C'est tout l'inverse de la pensée de masse préfabriquée. Certes, la résistance a échoué au plan extérieur. Mais son échec a aussi un sens. Même chose dans la vie individuelle: «Sois ferme et reste fidèle à tes convictions. Alors, tes actes ne seront pas vains.»

Souvent, je me suis demandé si j'aurais été assez forte pour résister. J'en ai conclu que l'acte de résistance est aussi découverte de soi, quelque chose qui nous attend en avant, quelque part sur le chemin. Mais j'ai compris aussi que les résistants ne pouvaient garder pour eux toute leur révolte: il leur fallait impérativement agir. C'est cela aussi: on suit sa conscience ou plutôt, c'est elle qui nous pousse.

Un autre point me tracasse. Certains Allemands d'alors ont dit: je résiste, parce que je crois à l'avenir de ma famille. Mais d'autres ont prétexté ne pas bouger justement pour ne pas mettre la leur en danger. Ces deux attitudes, apparemment contradictoires, peuvent se comprendre, car ceux qui sont morts n'étaient plus là après la guerre pour s'occuper des leurs. Cela a occasionné beaucoup de souffrances aux survivants. Des jeux de thérapie ont du reste montré que les femmes qui restaient en voulaient à leur mari de les avoir laissées seules. Et dans un jeu de rôles où il était Freisler, mon père est parvenu, dans une certaine mesure, à «comprendre» les motivations du juge nazi.

Dans nos démocraties d'aujourd'hui, on ne peut plus parler de résistance, mais plutôt de vigilance, notamment face à la haute technologie, comme la thérapie génique. Dans tous les secteurs de la vie sociale, il nous faut chercher d'autres façons de faire, porteuses d'avenir et non plus conçues seulement par des gens à courte vue. Plusieurs résistants avaient comme horizon la rénovation de l'Allemagne d'après-Hitler. Aujourd'hui, il faut explorer des voies neuves. Et je pense par exemple aux idées de Rudolf Steiner sur la tripartition: il s'agit de remplacer l'État unitaire par un organisme social tripartite, donnant alors leur pleine valeur au juridique, au social (culture, religion, arts, science) et à l'économique, sans que cette dernière écrase les deux autres.

C'est d'Allemagne que sont parties les grandes séparations qui ont secoué l'Occident des derniers siècles: la Réforme et le schisme des deux grandes confessions avec Martin Luther, dont on célébrera en 1996 le 450e anniversaire de la mort; mais aussi les grands courants «souterrains»: Marx et le prolétariat; Freud et les forces de l'inconscient; Einstein et les forces de l'atome. Peut-être appartient-il à mon pays de réconcilier ces extrêmes. Peut-être lui appartient-il surtout d'amener mes concitoyens et les peuples d'aujourd'hui à élever un peu le regard, à chercher des solutions du côté des forces solaires. La résistance allemande nous a au moins montré que le soleil brille toujours, même dans les jours les plus sombres de notre histoire.

Les lettres d'adieu des résistants témoignent du reste de la victoire de la lumière. Aucune touche d'amertume. Tous ont dit: je suis sans haine contre Hitler ou mes bourreaux. Comme si, quand la douleur du corps est trop grande, l'âme s'enfuyait et regardait la situation d'en haut. C'est émouvant de trouver pareil apaisement, pareille douceur dans ce monde en feu. Cela illustre aussi la paix intérieure acquise pour avoir obéi aux injonctions de sa conscience, quelles qu'en soient les conséquences. Cette joie fut sans doute aussi pour eux toute une découverte. Ces gens devaient, en ces heures dures, être en accord total avec leur destinée.

Note
1. Roland Freisler, procureur du Reich et président du Tribunal du peuple, a instruit plus de 1 200 procès contre les opposants au nazisme. La plupart se terminaient par la peine de mort.

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