Treizième leçon d'histoire des sciences naturelles: Pline l'Ancien

Georges Cuvier
Les sciences, qui n'avaient pu être cultivées pendant les règnes désastreux des premiers empereurs, commencèrent enfin d'être honorées à Rome sous le règne de Vespasien. Cet empereur les favorisa de toute sa puissance; il institua des écoles où elles étaient enseignées en même temps que la philosophie. Le goût des études était encore trop faible pour qu'on pût espérer qu'elles se soutinssent par elles-mêmes : Vespasien aida à leur propagation avec les ressources de l'État; on vit sous son règne, pour la première fois, des professeurs salariés par le trésor public.

Pline, favori et ami de Vespasien, écrivit alors son Histoire Naturelle, ouvrage qui n'est pas moins remarquable parmi les Latins que celui d'Aristote chez les Grecs.

Pline naquit l'an 23 de notre ère, la neuvième année du règne de Tibère. Deux villes, Vérone et Côme, se disputent l'honneur d'avoir vu naître ce célèbre naturaliste. Beaucoup d'auteurs regardent une phrase, dans laquelle Pline donne à Catulle la qualification de conterraneus, comme décisive en faveur de la ville de Vérone; mais le mot conterraneus signifie plutôt de même province que de même ville; d'ailleurs la tradition constante de toute l'antiquité, consignée dans saint Jérôme (chronique d'Eusèbe) et dans une vie de Pline attribuée à Suétone, et qui est très-certainement d'une haute antiquité; la naissance de Pline le Jeune à Côme; les vastes possessions que son oncle avait dans les environs de cette ville, et qui devinrent plus tard la propriété du neveu; enfin, une foule d'inscriptions antiques trouvées à peu de distance de la même ville, inscriptions relatives à des membres de la famille Plinia, prouvent sans réplique et l'existence de cette famille à Côme, et son illustration dans la province jusqu'au premier siècle de l'ère chrétienne, et la naissance de Pline dans la ville même de Côme, ou dans un domaine voisin.

Pline vint fort jeune à Rome sous le règne de Tibère. Il y vint aussi sous le règne de Caligula pendant que Tibère était retiré à l'île de Caprée. Ses détails sur les pierreries de Lollie Pauline, un instant impératrice, ont fait dire qu'il fut admis dans sa jeunesse à la cour de Caligula; mais peut-être vit-il plutôt Lollie dans une occasion solennelle, ou lorsqu'elle voyagea aux environs de Rome. Sous le règne de Claude, Pline assista à un combat public que les troupes romaines livrèrent à un poisson monstrueux (un cétacé), qui s'était laissé prendre dans le port d'Ostie. Mais il paraît que, dans ces divers voyages, il resta ignoré des trois empereurs que nous venons de citer, ainsi que de Néron.

Après avoir été élève du philosophe Apion, qui florissait à Rome sous le règne de Caligula, il voyagea d'abord en Afrique, et put ainsi écrire sur cette contrée d'après ses propres observations. Il prit ensuite la profession des armes, et parvint même à un grade assez élevé dans la cavalerie. Sous Lucius Pomponius , il commanda une légion en Germanie, visita en même temps cette contrée, et put recueillir diverses choses relatives à la mer du Nord. Il composa dans ses loisirs plusieurs ouvrages étrangers à l'histoire naturelle, et qui ne nous sont pas parvenus : ce sont un Récit des guerres d'Allemagne, la Vie de Pomponius Secundus, un traité relatif à l'art militaire, intitulé : De Jaculatione equestri, plusieurs traités de grammaire, et un ouvrage sur les guerres de Judée. On a même prétendu qu'il avait fait lui-même ces guerres, parce qu'il donne des détails sur plusieurs productions de la Judée, et particulièrement sur le baumier; mais ces détails sont si dépourvus d'exactitude qu'ils démentent eux-mêmes l'origine qu'on leur attribue.

Revenu à Rome à trente ans, Pline y plaida plusieurs causes sous le règne de Claude. Il ne paraît pas qu'il ait pris d'emploi sous Néron; mais vers la fin de son règne, il visita l'Espagne, la Gaule narbonnaise, qu'il a bien décrite, et particulièrement la fontaine deVaucluse. Enfin, sous Vespasien, il employa ses loisirs à écrire son Histoire naturelle, composée de trente-sept livres, et dont les matériaux étaient sans doute rassemblés depuis long-temps. C'est le seul de ses ouvrages qui nous reste; mais du moins il est complet, sauf erreur de copiste. Il paraît que Pline y travailla pendant une grande partie de sa vie, surtout pendant le repos qu'il eut à Rome lors des guerres de Judée. Il dédia cette histoire à Titus, qui n'était pas encore empereur, et sa dédicace est remarquable par un ton de familiarité et même de plaisanterie qui prouve une grande intimité entre lui, l'empereur et son fils. On sait d'ailleurs que chaque matin, pendant tout le temps de la guerre de Judée, Pline était admis avant le lever du soleil auprès de l'empereur, qui le consultait sur les affaires publiques.

Lorsque Titus eut succédé à son père, Pline fut nommé au commandement de la flotte de Mysène, envoyée sur les côtes de la Méditerranée pour détruire les pirates, et ce fut pendant ce commandement qu'il périt aux environs de Naples, eu allant observer de trop près la terrible éruption du Vésuve qui engloutit Pompéïa et Herculanum, l'an 79 de notre ère. Pline était alors à Mysène; il fut prévenu qu'on apercevait à l'horizon un phénomène extraordinaire, qui se présentait sous la forme d'un nuage disposé comme un arbre pyramidal; il se fit transporter vers le lieu où paraissait cette vapeur,et débarqua à Résina. De là il observa le phénomène d'assez près, en nota les principales phases et se retira. L'éruption ne présentait plus aucun caractère de danger; il s'endormit tranquillement. Mais on l'avertit bientôt que les pierres et les cendres pleuvaient sur la maison où il reposait, que la cour était déjà remplie de ces matières lancées par le Vésuve; il se leva et partit en se garantissant de la chute des pierres avec des oreillers ou coussins. Il arriva ainsi sain et sauf jusqu'au rivage où il avait dessein de s'embarquer. Mais la mer se trouva trop agitée pour qu'il pût s'y fier; il fut obligé de rester sur le bord, et probablement il mourut à cette place, asphyxié par les cendres et les exhalaisons sulfureuses et victime de sa passion pour l'histoire naturelle. Pline était alors âgé de cinquante-six ans seulement.

Ce fut assurément l'un des hommes les plus laborieux qui aient existé. Son neveu, Pline le Jeune, dans une lettre qu'il écrivait à Tacite, donne sur ce sujet des détails presque incroyables; il dit qu'on le voyait toujours lisant ou se faisant lire, écrivant ou dictant. Le matin, le soir, au bain, en voyage, il était constamment accompagné d'un lecteur et d'un secrétaire. Il nous est resté cent soixante gros volumes extraits par lui des écrivains qu'il avait lus. Ces extraits furent très-estimés de ses contemporains, car Largius Licinius en offrit, après la mort de Pline, quatre cent mille sesterces à son neveu.

Considéré comme naturaliste, Pline est loin d'avoir le génie d'Aristote, qu'il a copié souvent, mais qu'il paraît ne pas avoir toujours compris. Quoique écrivant à une époque plus éclairée que celle de quelques anciens naturalistes, il a accueilli avec peu de critique toutes les fables absurdes qui se trouvent dans leurs écrits et toutes celles encore qui étaient accréditées de son temps. Il semble même qu'il ait eu une prédilection particulière pour le fabuleux. Son ouvrage, d'ailleurs, manque d'ordre, de méthode. Chaque science considérée en elle-même y est, si l'on en excepte la géographie, totalement dépourvue de classification. Pline doit être plutôt considéré comme le plus extraordinaire des compilateurs que comme un savant de premier ordre. Son ouvrage est une véritable Encyclopédie, comme il l'appelle lui-même; pour le composer, il a consulté plus de deux mille ouvrages différens, et il cite les noms de quatre cent quatre-vingts auteurs, dont quarante à peine nous restent. Une foule de notions diverses, renfermées dans des livres perdus, ne seraient pas, sans lui, arrivées jusqu'à nous. Beaucoup de termes de latinité ne se trouvent aussi que dans son histoire, et sans elle il aurait été impossible de rétablir la langue latine. On peut juger, par cet immense travail, de la richesse des bibliothèques de l'antiquité, et des trésors scientifiques que les invasions et les destructions des Barbares nous ont fait perdre !

Le premier livre de l'histoire de Pline, où l'on voit qu'il est panthéiste, puisqu'il ne reconnaît d'autre Dieu que le monde, est consacré à l'astronomie et à la météorologie. Quelques mots de cosmogonie ou de cosmographie précédent une dissertation sur les élémens, sur Dieu, sur les astres; puis vient une théorie des éclipses, du scintillement des étoiles et de la foudre; après quoi il revient aux astres, dont il se demande les distances, mêlant ainsi sans cesse deux sciences distinctes et étrangères l'une à l'autre.

Dans les quatre livres suivans, l'auteur s'occupe de la géographie. L'Europe, l'Afrique, l'Asie, forment des divisions naturelles; mais après avoir passé en revue les diverses contrées de l'Europe méridionale dans l'ordre suivant : Espagne, Italie, Grèce, Pline revient par les îles de la mer Égée, par la Sarmatie, la Scythie, la Germanie et les îles des Océans germaniques et gaulois, à la Gaule, et de là à l'Espagne citérieure et à la Lusitanie. Du temps de l'auteur, ce périple de l'Europe pouvait offrir beaucoup d'avantages; mais n'y avait-il pas un meilleur ordre à suivre? Pline, enfin, commet beaucoup de doubles emplois; il répète plusieurs fois, sans s'en apercevoir, les mêmes noms altérés par une mauvaise orthographe; il se contredit aussi fort souvent, parce qu'il copie des auteurs qui raisonnent d'après des systèmes contraires.

Au septième livre commence l'histoire naturelle proprement dite, c'est-à-dire l'ensemble des connaissances que nous désignons aujourd'hui par ce nom. La zoologie se présente la première, et nous conduit jusqu'au livre onze inclusivement.

Pline commence par une énumération des variétés de l'espèce humaine, et il adopte sans discernement toutes les fables inventées par les voyageurs anciens, beaucoup moins véridiques encore que les voyageurs modernes. Il rapporte qu'il existe des hommes sans bouche, d'autres qui ont des pieds d'autruche, d'autres, enfin, dont les oreilles sont si volumineuses, que l'une d'elles leur sert de matelas, et l'autre de couverture. Ses récits ne sont que la reproduction des fables de Ctésias et d'Agatharchide.

Ce septième livre est terminé par une histoire très-curieuse des inventions des arts. On y voit combien Rome fut tardive sous ce rapport. Au temps des décemvirs, elle ne possédait encore aucun instrument propre à mesurer le temps. Chaque jour, quand le soleil donnait entre deux colonnes, un licteur avertissait à haute voix le sénat qu'il était midi; mais, si un nuage voilait le soleil, il enlevait aux Romains le moyen de savoir l'heure. Ce ne fut que cent ans plus tard que l'on fit usage, à Rome, de la clepsydre, inventée par Scipion Nasica, l'an de Rome 595.

La zoologie, proprement dite, qui commence dans le huitième livre, se présente partagée en deux masses inégales : l'une contient le dénombrement et la description des animaux; l'autre, qui se compose d'un demi-livre seulement (onzième livre, du quarante-quatrième au cent dix-neuvième numéro), est une véritable anatomie comparée, ou zoologie générale; mais la subdivision de la première partie en animaux terrestres, aquatiques, et aériens, est insuffisante; il aurait fallu une division collatérale pour les insectes, qui remplissent la première partie du livre onze. On sent ce qu'il résulte de la distribution arbitraire adoptée par Pline : mammifères et reptiles sur la terre : mammifères et oiseaux dans les airs : mammifères, poissons, crustacés, annélides, reptiles et zoophytes sous les eaux. Mais à peine le tiers de ces noms d'origine moderne était connu, et à peine aussi ceux qui existaient étaient appliqués à propos. Car les ordres, les familles, les classes, en un mot toutes les grandes sections d'un règne ne peuvent être bien définies que quand, grâce à la détermination philosophique de l'importance des caractères, on est arrivé à une bonne taxonomie. De là ces homards, nommés poissons, ces anguilliformes, pris pour des serpens et des hydres, la chauve-souris et le dragon, classés avec les oiseaux. Il n'y a guère que les cétacés et les amphibies qui donnent moins souvent lieu à ces erreurs grossières, et quoique de temps à autre les dauphins, les baleines soient, comme dans Artedi et dans Gessner, de gros poissons, Pline ne les désigne ordinairement que par le mot monstres (belluae).

Au reste, ce qu'il est essentiel de remarquer, c'est que notre auteur ne jouant ici que le rôle de compilateur et d'abréviateur, n'est point responsable de toutes les fautes observées dans son ouvrage, et qu'une partie seulement doit lui être attribuée. Tout le monde sent parfaitement laquelle. Rien n'est plus facile aussi que de voir quel ordre factice ou quel désordre appartient aux naturalistes consultés par Pline, et quel désordre n'a d'autre cause que son ignorance ou sa précipitation.

Mais, comment a-t-il rempli son rôle d'abréviateur, de compilateur, de traducteur, relativement aux détails, aux faits, aux descriptions individuelles? Il faut le dire nettement, Pline est loin d'être irréprochable sous ces divers rapports. Il n'est pas toujours heureux dans le choix des auteurs, et il préfère souvent une explication ridicule ou puérile à l'idée la plus raisonnable, une fable bizarre à la simple vérité. Aussi la martichore, le catoblépas, dont le regard est mortel, le monoceros, les chevaux ailés figurent-ils avec honneur auprès du lion et de l'éléphant. Il parle avec complaisance des crocotes, espèces de hyènes qui appellent les bûcherons par leurs noms pour les dévorer, et il débite mille fables sur le lynx. Il copie Ctésias aussi volontiers qu'Aristote, et se garde bien de soupçonner un sens symbolique aux animaux vus par le premier dans les hiéroglyphes de Persépolis. Plus souvent encore on voit qu'il a lu au hasard tout ce qui s'est présenté, sans s'informer de ce qu'il y avait d'excellent en tous genres, et qu'il n'est pas au courant des ouvrages publiés; car il donne comme admises, et même en vogue de son temps, des absurdités battues en ruine depuis un siècle par les savans d'Alexandrie et de la Grèce. Puis, comme ordinairement il n'a pas vu ce qu'il décrit, il altère le sens en croyant ne modifier que la rédaction, et il devient inintelligible ou inexact. Ces erreurs sont plus fréquentes encore lorsqu'il traduit du grec en latin, et surtout lorsqu'il s'agit de la désignation des espèces naturelles : au mot grec désignant un animal dans Aristote, il substitue dans son texte un mot qui en latin désigne un autre être. Enfin, non-seulement la nomenclature des animaux est très-incomplète, mais, ce qui est capital, les descriptions ou plutôt les indications qu'il en donne sont presque toujours insuffisantes pour les faire reconnaître et pour en retrouver les noms, à moins qu'ils n'aient été conservés par la tradition; encore arrive-t-il souvent que les noms ne sont suivis d'aucun caractère, ce qui rend toute distinction impossible.

Dans le neuvième livre, l'un des plus riches et des plus précieux, Pline traite spécialement des animaux aquatiques. Il paraît que pour le rédiger, il a profité des récits de plusieurs voyageurs grecs ou romains. Il présente des détails curieux sur les baleines et les grands cétacés de la mer du Nord et de la Méditerranée. On voit que de son temps ces animaux venaient dans le golfe de Gascogne, et que les Basques paraissent être les premiers qui se soient livrés à leur pêche. Lorsque les baleines, tourmentées par l'homme, se réfugièrent vers le nord, ce fut encore le même peuple qui les y suivit, et les environs de Terre-Neuve portent presque tous des noms qui sont ceux de différentes localités du pays des Basques, notamment des environs de Bayonne. L'histoire de la science permet au reste de suivre de siècle en siècle les baleines fuyant devant les attaques des pêcheurs. Du temps de Juvénal, comme on peut le voir par un vers de ce poète, on ne les trouvait plus que sur les côtes de l'Angleterre. Dans un paragraphe sur les serpens, Pline rapporte qu'un serpent boa fut pris par Régulus auprès du fleuve Bagrada.

Dans le même livre, il indique les lieux où l'on pêchait les perles de son temps, et ceux d'où venaient les plus estimées. A cette occasion il parle des deux fameuses perles de Cléopâtre, évaluées alors dix millions de sesterces. Il fait aussi connaître les diverses espèces de pourpre et les meilleurs procédés employés pour teindre la laine en cette couleur.

Le dixième livre de Pline est consacré aux oiseaux. On y trouve plusieurs choses intéressantes et diverses anecdotes curieuses. Pline y donne une description du phénix, animal fabuleux auquel les anciens attribuaient la propriété de renaître de ses cendres, et qui n'est que l'emblème hiéroglyphique du soleil. Il rapporte qu'un phénix fut apporté à Rome et montré à l'assemblée du peuple pendant la censure de l'empereur Claude, l'an 800 de Rome, et que l'image en existait encore de son temps. Mais la description qu'il donne montre suffisamment que l'oiseau vu à Rome était un faisan doré apporté de la Colchide. Pline parle aussi d'un oiseau nommé tragopan, plus grand que l'aigle, ayant sur les tempes deux cornes recourbées, dont le plumage est couleur de rouille et la tête pourpre. On a rangé pendant long-temps cet oiseau parmi les animaux fabuleux; mais aujourd'hui on est détrompé à cet égard. On sait que l'oiseau dont parle Pline est le penelope satyra de Gmelin, le faisan cornu de Buffon, qui vit dans les montagnes du nord de l'Inde. Pline, à la vérité, dit qu'il venait d'Éthiopie; mais l'Inde et l'Éthiopie ont souvent été confondues, quant à leurs productions.

Dans ce même livre, Pline mentionne les oiseaux de mauvais augure, et il rapporte à cette occasion que les augures étaient tombés dans une telle ignorance, qu'ils ne reconnaissaient plus eux-mêmes les oiseaux dont ils devaient se servir.

Il place le paon au nombre des oiseaux domestiques employés pour la table, et il parle déjà des foies d'oie comme de choses fort communes. On voit que les Romains n'étaient pas moins avancés que nous dans cette partie de la science gastronomique.

La première moitié du onzième livre de l'histoire de Pline traite des insectes. L'auteur commence par une description des travaux des abeilles et de leur gouvernement. Comme toute l'antiquité, il nomme roi ce que nous appelons reine, et il pense que si l'espèce des abeilles était totalement détruite, on pourrait la reproduire avec le ventre d'un boeuf tué récemment et enterré dans des matières en décomposition.

Dans ce même livre on trouve les premières notions exactes sur la soie. Pline fait connaître que cette substance fut apportée d'un pays fort éloigné (probablement de la Chine). Eile fut d'abord fort rare à Rome, et les femmes seules en faisaient alors usage. Les hommes n'en portèrent en vêtemens que sous le règne d'Héliogabale. Au reste, Pline nous apprend qu'il y avait à Rome plusieurs sortes de soie : par les détails dans lesquels il entre, on voit que l'on récoltait la soie produite par des insectes autres que celui qui vit sur le mûrier. Nous connaissons quelques-uns de ces insectes; mais il serait curieux de savoir quels étaient les autres, afin de s'assurer de la qualité de leur soie.

Dans la dernière moitié du onzème livre, Pline, comme nous l'avons dit, donne une anatomie comparée ou zoologie générale. Mais elle est fort inexacte : Pline affirme, par exemple, que les hommes ont plus de dents que les femmes. Tout le monde sait que cela n'est point.

Les livres suivans, jusqu'au dix-neuvième inclusivement, traitent de la botanique. L'ordre apparent de cette science pouvait satisfaire à une époque où les classifications fondées sur d'insignifiantes particularités ou sur quelques circonstances extrinsèques de lieux et d'usages ne pouvaient être qu'artificielles et stériles pour les sciences; mais aujourd'hui nous ne pouvons admettre une distribution du règne végétal en arbres exotiques et à parfums, en arbres de jardins, en arbres de forêts, en arbres à fruit, en arbres qu'on sème, en grains, en lin, en légumes. Pline ne présente non plus rien de lié, de complet sur la vie, l'organisation et l'éducation des plantes. Ses descriptions ou plutôt ses indications sont aussi presque toujours insuffisantes pour les faire reconnaître et en retrouver les noms. Enfin, il fourmille de répétitions et doubles emplois.

Pline parle d'abord du platane, qui fut exporté à travers la mer Ionienne, dans l'île de Diomède, pour orner le tombeau de ce héros, et qui fut ensuite transporté en Sicile. Il dit que Denys l'ancien en faisait la merveille de son palais, et que de son temps on mettait les platanes à si haut prix, qu'on les arrosait avec du vin pur.

Pline mentionne dix espèces de gommes.

Il donne des détails sur les divers procédés employés par les anciens pour préparer le papyrus, qui était beaucoup plus léger que le parchemin, et il indique la plante d'où on tirait le papyrus le plus estimé.

En traitant de la vigne, il décrit les procédés à l'aide desquels on obtenait le vin, et compte jusqu'à cinquante espèces de vins généreux, dont trente-huit venaient d'outre-mer, tant de la Grèce que de l'Asie et même de l'Égypte; car du temps de Pline les environs d'Alexandrie, où il ne croît plus de vigne aujourd'hui, produisaient un vin fort estimé. Il nomme dix-huit espèces de vins doux et soixante-six espèces de vins artificiels.

Dans le livre quinzième, Pline compte quinze espèces d'oliviers qui fournissaient des huiles de diverses qualités, et il indique les moyens de leur donner des saveurs particulières. Il désigne trente espèces de pommiers, six de pêchers, douze espèces de pruniers, quarante et une de poiriers, vingt-neuf de figuiers, onze de noyers, c'est-à-dire un nombre plus grand que celui connu de nos jours; dix-huit espèces de châtaigniers, neuf de cerisiers; enfin treize espèces de lauriers.

Dans le livre seize, où l'auteur traite des arbres de forêts ou sauvages, il nomme treize espèces de chênes, et entre dans quelques détails sur les productions parasites de cet arbre, particulièrement sur la noix de galle et sur son emploi. Il s'occupe aussi de la racine du chêne et de ses propriétés. ll parle ensuite du pin, de la poix et du goudron. Il rapporte que les anciens cultivaient vingt-huit espèces de roseaux, et il compte jusqu'à vingt variétés de lierre, nombre étonnant qui fait penser que les anciens attribuaient à cette plante des vertus toutes particulières inconnues de nos jours; car autrement ils ne l'auraient pas observée avec une attention si minutieuse.

Pline attribue à certains arbres une longévité prodigieuse : il rapporte que de son temps il y en avait qui dataient d'une époque plus reculée que la ville de Troie,
et d'autres d'un temps plus éloigné que celui de la fondation d'Athènes.

Dans le dix-septième livre, Pline parle des expositions qui conviennent aux arbres, des engrais et des pépinières, des greffes, des maladies des arbres, des irrigations, etc.

Dans le dix-huitième livre, il indique dix-huit espèces de céréales et traite très-longuement de tout ce qui a trait à l'agriculture.

Dans le dix-neuvième livre, on voit que le lin était un grand objet de commerce chez les anciens, et que les Romains avaient toutes nos plantes potagères, excepté celles qui nous sont venues d'Amérique.

La matière médicale eommence avec le vingtième livre et se scinde en matière médicale végétale (huit livres, du vingtième au vingt-septième), et en matière médicale animale (du vingt-huitième au trente-deuxième livre).

Cette partie de l'ouvrage de Pline est mal distribuée. L'auteur y passe continuellement d'une étude par ordre de maladies à une étude par ordre de substances, puis à une étude purement alphabétique, et de là à une thérapeutique totalement fortuite.

Le vingtième livre contient l'énumération des plantes de jardin, l'indication de leurs propriétés hygiéniques et de leurs diverses applications en médecine.

Le commencement du vingt-unième livre est consacré aux plantes dont le mérite est dans la fleur. Pline, à cette occasion, rapporte les usages des anciens relativement aux couronnes et cite les fleurs dont ces couronnes étaient composées. Il nomme douze espèces de roses, quatre de lis, trois de narcisses, et un grand nombre d'autres fleurs. Il avait noté avec exactitude l'époque de la floraison de ces plantes, et l'idée lui était venue qu'on pourrait ainsi reconnaître les différentes parties de l'année. Ce qu'il dit à cet égard peut être considéré comme le germe du calendrier de Flore de Linnée.

Le reste du vingt-unième livre et les suivans, jusqu'au vingt-huitième, sont consacrés à l'indication des vertus thérapeutiques d'un grand nombre d'autres plantes.

Presque toutes ces propriétés de végétaux sont perdues pour nous, faute de pouvoir distinguer à quelles plantes Pline les attribue. Mais il nous est permis d'être assez indiférens à cet égard. A en croire Pline, il ne serait aucune incommodité humaine pour laquelle la nature n'eût préparé vingt remèdes différens, et malheureusement, pendant deux siècles après la renaissance des lettres, les médecins ont semblé se plaire à répéter toutes ces puérilités : Dioscorides et Pline ont fait le fond d'une infinité d'ouvrages remplis de recettes que la pédanterie seule a pu reproduire si long-temps. Mais enfin les véritables lumières les ont bannies de la médecine.

Le vingt-huitième livre de l'histoire de Pline et les suivans, jusqu'au trente-troisième, contiennent l'indication des remèdes tirés du règne animal.

Au commencement de cette thérapeutique, l'auteur demande, avec raison, pardon au lecteur des nombreuses extravagances qu'il va rapporter.

On peut reprocher à Pline de n'avoir pas su distinguer d'un coup-d'oeil puissant et rapide ce qu'il fallait écarter de son ouvrage et ce qu'il fallait y admettre pour le rendre digne de la postérité. Pline ne possédait pas cette critique habile et judicieuse qui sonde, qui pèse, qui estime à leur juste valeur des documens dans lesquels le vrai et le faux sont bizarrement confondus. Pline était un homme tout juste au niveau de son siècle.

Une grande quantité des remèdes tirés des animaux est perdue pour nous faute d'indications suffisantes pour reconnaître les animaux desquels l'auteur dit qu'ils peuvent être tirés. Mais nous pouvons nous consoler de cette perte aussi aisément que de celle des remèdes attribués à des végétaux qui n'ont pas été reconnus.

C'est parmi les remèdes tirés du règne animal, que Pline place le garum, espèce de sauce qui paraît dégoûtante d'après sa recette : elle se faisait avec les intestins corrompus des poissons. Pline compte plus de trois cents remèdes provenant des animaux aquatiques : le mule seul en fournit quinze, la tortue soixante-six, le castor autant. A cette occasion nous ferons remarquer que l'auteur connaissait cent soixante-seize espèces de poissons, nombre supérieur de près de soixante à celui des espèces décrites par Aristote, mais infiniment éloigné du nombre de poissons que nous connaissons maintenant, puisqu'il ne s'élève pas à moins de six mille.

Pline n'avait presque rien vu par lui-même et n'a écrit, comme nous l'avons dit, que d'après ses prédécesseurs. En botanique, par exemple, ses connaissances se bornaient à ce qu'il avait pu observer dans le jardin botanique d'Antonius Castor, médecin qui vécut plus de cent ans sans avoir eu de maladies avant sa mort, et qui mérite une mention particulière parce qu'il est le quatrième savant de l'antiquité qui ait eu un jardin botanique. Théophraste, le roi Mithridate et le roi Attale en avaient seuls possédé avant lui. Pline a pris dans Dioscorides les descriptions de toutes les plantes qu'il n'avait pu observer dans le jardin de Castor. Cependant il ne cite même pas Dioscorides parmi les auteurs qui ont écrit avant lui.

L'usage de faire connaître les substances par le moyen de la peinture était connu du temps de Pline; mais il fait remarquer que les images variaient d'une copie à l'autre, et devenaient bientôt méconnaissables par suite de l'inexactitude des dessinateurs.

Du trente-troisième au dernier livre de son histoire naturelle, Pline traite de la minéralogie et de ses annexes, de la matière médicale minérale et des beaux arts. Il donne aussi quelques descriptions relatives aux arts; plusieurs fragmens relatifs aux beaux arts et aux arts sont encore disséminés dans le corps de l'ouvrage.

Si l'on parvenait à entendre Pline parfaitement, on retrouverait quelques-uns des procédés à l'aide desquels l'industrie ancienne créait des produits que nous n'avons qu'imparfaitement imités.

Dans les livres trente-trois et trente-quatre, Pline traite des divers usages de l'or, de l'argent, du cuivre, de l'étain, du fer, de l'airain et surtout du fameux airain de Corinthe, si recherché de l'antiquité.

Il nomme les sculpteurs les plus estimés, désigne leurs chefs-d'oeuvre, dont sans lui les auteurs auraient été ignorés, et il fait une histoire de l'art fort curieuse.

Il parle de statues de fer et fait connaître que de son temps il y en avait de forgées et de coulées.

Dans le trente-cinquième livre, où il traite de l'emploi des minéraux en peinture, en médecine et en teinture, Pline décrit seize espèces différentes de peinture. Piusieurs sont celles que nous pratiquons encore aujourd'hui : les compositions artificielles mêmes n'ont pas changé, comme le noir d'ivoire, et l'encre indienne qui pourrait bien n'être que l'indigo. Pline cite dans le même livre plus de trois cents peintres, et donne ainsi les premiers matériaux d'une histoire de la peinture. Il traite encore de la poterie, des divers procédés usités dans cette industrie et du commerce qu'elle occasionait avec les étrangers.

Le livre trente-sixième est consacré aux marbres et aux pierres. L'auteur y décrit les principaux monuments et les principales statues de marbre. Il donne aussi le nom de leurs auteurs, et sans cette indication nous n'aurions pu savoir à quelles mains habiles nous devons les chefs-d'oeuvre qui nous sont restés.

Le trente-septième et dernier livre de l'histoire naturelle de Pline traite des pierres précieuses et de celles qui peuvent être gravées. Il en désigne deux cent trente-cinq espèces; mais il est probable qu'il comprenait dans ce nombre de simples variétés. Il donne enfin une histoire des pierres gravées les plus célèbres et les plus estimées, telles que celles de Polycrate et du roi Pyrrhus, et indique les noms des graveurs les plus renommés.

On voit que l'ouvrage de Pline est beaucoup plus précieux pour les arts et les artistes que pour les naturalistes proprement dits; car sans les documens fournis par Pline, il nous aurait été impossible d'obtenir aucune notion juste sur l'histoire des arts.

Le nombre des éditions de l'histoire de Pline est considérable : on en compte jusqu'à trois cents. Nous citerons particulièrement celle qui fut faite à Lyon par Dalechamp, en 1587; celle du père Hardouin, jésuite, qui date de 1685; celle de Franzins, publiée en 10 volumes (1791), reproduite par M. Lemaire avec des additions importantes.

Il serait fort important d'avoir un commentaire de Pline, fait par des hommes qui joindraient à une profonde connaissance de l'histoire naturelle, celle des différentes langues dans lesquelles ont écrit les auteurs cités par Pline, et de plus qui posséderaient des notions très-étendues sur les différents pays dont il est parlé dans l'ouvrage de ce naturaliste.

Saumaise avait entrepris cet immense travail dans un commentaire intitulé : Exercitationes Plinianae in Solinum, et qui peut être cité comme un modèle à tous les commentateurs; l'auteur y rapproche les passages, rectifie les citations de Pline, et fait toujours preuve d'un excellent jugement, ainsi que d'une profonde érudition. Il lui a manqué seulement des connaissances plus précises en histoire naturelle.

Un autre commentateur fort utile aux naturalistes est Samuel Bochart, ministre protestant, né à Caen en 1599. Sous le titre de Hierozoïcon, il a écrit une histoire des animaux dont il est parlé dans la Bible, et c'est certainement un des ouvrages les plus savants qui aient jamais été faits sur ces matières d'érudition. L'auteur y détermine le sens de toutes les expressions, et du rapprochement des divers passages fait sortir des explications presque toujours fort justes et d'un grand prix. Les connaissances que nous avons acquises dans ces derniers temps sur les productions des Indes nous ont donné des moyens pour perfectionner et compléter son important ouvrage. Grâce à M. Ajasson de Grandsagne et à ses savans collaborateurs, nous possédons maintenant une traduction annotée de Pline, aussi exacte qu'il est possible de l'avoir actuellement.

Dans la prochaine séance nous examinerons des auteurs qui, sans être naturalistes, contiennent cependant diverses notions d'histoire naturelle.

Autres articles associés à ce dossier

Histoire de la littérature romaine: Pline l'Ancien

Alexis Pierron

Le grand historien de la littérature antique au XIXe siècle, Alexis Pierron, résume la vie et l'oeuvre de Pline l'Ancien, sa méthode de travail, l

Les idées philosophiques de Pline l'Ancien

François Laurent

En dépit d'un ton parfois un peu moralisateur, l'auteur propose un intéressant parallèle entre la pensée de Pline l'Ancien et celle du XVIIIe siè

Pline le naturaliste

Charles-Augustin Sainte-Beuve

Causerie qui a pour objet la traduction de l'Histoire naturelle, par Émile Littré.

La mort de Pline l'Ancien lors de l'éruption du Vésuve en 79

Pline le Jeune

Sans doute la lettre la plus célèbre du neveu de Pline l'Ancien dans laquelle il relate, à la demande de son ami Tacite, les dernières heures de s

À lire également du même auteur




Articles récents