Article «Pierre Abailard» de La grande encyclopédie

ABAILARD (Pierre).

I. HISTOIRE. - (Othon de Frisingen écrit Abailardus; on trouve aussi Abaielardus, Abaulardus, Belardus, et en français Abélard, Abeillard, Abayelart, Abaalarz et même Baillart.) –

Philosophe et théologien scolastique, né en 1079 au bourg du Pallet à 20 kilomètres au sud de Nantes, sur la route de Nantes à Poitiers, mort à l'abbaye de St-Marcel près Chalon, le 21 avril 1142. Son père, Bérenger, un seigneur fort noble et fort instruit, et sa mère Lucie saluèrent avec enthousiasme la naissance de ce premier né; puis, d'autres enfants vinrent successivement s'ajouter au cercle de famille : trois fils, Raoul, Porcaire et Dagobert; une fille, Denyse. Ce fut Bérenger lui-même qui s'adonna à l'instruction de ses enfants. Pierre avait vingt ans quand il arriva à Paris. Il est aujourd'hui prouvé qu'Abailard avait été disciple d'abord du nominaliste Roscelin, puis du réaliste Anselme de Laon, et qu'il commença par professer la dialectique. Il établit son école sur la montagne Sainte-Geneviève et attira autour de lui une foule d'auditeurs. Le peuple le vénérait, et l'évêque de Paris lui-même s'inclinait devant son passage. Abailard vivait alors chez le chanoine Fulbert. Ce chanoine avait pour nièce une très jeune fille nommée Héloïse. Elle était née à Paris en 1101, de famille noble, et sa mère, Hersende, était alliée aux Montmorency. Son éducation avait été faite au couvent d'Argenteuil. Fulbert pria Abailard de terminer et de parfaire l'éducation de sa nièce. « Que dirai-je de plus, écrit Abailard à ce sujet; nous n'eûmes qu'une maison, et bientôt nous n'eûmes qu'un cœur. » (Abailardi opera, lettre I, page 11.) C'est à cette époque, et en l'honneur d'Héloïse, que le jeune docteur commença à écrire des vers en langue vulgaire, ou barbare, comme on disait alors. Son enseignement s'en ressentit. Peu de temps après, Héloïse s'aperçut qu'elle était grosse. Elle fit part de cet événement à Abailard qui vint la chercher une nuit, et l'emmena en Bretagne, chez sa sœur Denyse. C'est là qu'elle mit au monde un fils qui fut nommé Pierre Astrolabe. Abailard voulut alors épouser Héloïse, mais celle-ci refusa de consentir à ce mariage. Elle prétendait que cette union deviendrait fatalement, par la suite, funeste à celui qu'elle aimait. Il est très intéressant de consulter à ce sujet la correspondance des deux amants. Héloïse représente à son amant que les hommes de génie n'ont que faire de s'embarrasser d'une famille, et elle fortifie son argumentation de preuves et de textes tirés des théologiens latins ou grecs. Mais on croit cependant que, devant la ténacité d'Abailard, elle finit par céder et que le mariage fut célébré.

C'est alors que Fulbert mit à exécution les desseins qu'il méditait depuis longtemps. Après avoir gagné un serviteur d'Abailard qui lui ouvrit la porte de la maison, il se précipita, accompagné de ses amis et de ses proches, dans la chambre où dormait le jeune docteur; puis, après l'avoir lié de cordes, il lui fit, aidé de ses complices, subir l'effroyable supplice de la castration. Abailard était désormais mort pour le monde. Sur ses instances, Héloïse se décida à prononcer ses voeux définitifs, au monastère d'Argenteuil, et il ne tarda pas, à l'imiter (1119). Puis, recommençant son enseignement, il rouvrit son école au prieuré de Maisoncelle, sur les terres du comte de Champagne. La renommée l'y avait précédé, et plus de trois mille étudiants se pressaient à ses leçons. Ses doctrines furent déclarées hérétiques au concile de Soissons (1121). Toutefois, sur les instances de saint Bernard, Abailard se soumit à tout ce qu'on voulut de lui. Sur ces entrefaites, Hervé, abbé de Saint-Gildas de Rhuys, en Bretagne, vint à trépasser, et, grâce à l'influence du duc Conan IV, les moines élurent Abailard. Mais ce dernier, avant de se rendre à Saint-Gildas, s'était décidé à fonder un vaste monastère, le Paraclet, à l'instigation de son ami Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, qui voulait achever de le détacher des gloires terrestres. Bientôt, le Paraclet s'éleva sur les rives de l'Ardusson. Or, les religieuses d'Argenteuil avaient à ce moment maille à partir avec Suger, qui prétendait les expulser de leur monastère. Quand cette expulsion fut un fait accompli et que l'ordre fut dispersé, Abailard invita à venir s'établir au Paraclet, Héloïse et celles de ses compagnes qui lui étaient demeurées fidèles (1129). Cette donation fut confirmée presque immédiatement par Atton, évêque de Troyes, et plus tard par le pape lui-même, qui la déclara inviolable sous peine d'excommunication. Pendant ce temps, Abailard, définitivement retiré à Saint-Gildas, faisait pourtant au Paraclet de fréquentes visites, s'occupait de la règle et de l'administration intérieure du couvent et fixait toute cette ordonnance dans ses lettres à Héloïse, car il continuait à voir fort rarement la nouvelle prieure. - Cependant les moines de Saint-Gildas se révoltèrent, essayèrent d'égorger leur abbé, qui dut fuir par un souterrain. Abailard se réfugia alors au Paraclet. Il y écrivit sa célèbre Historia calamitatum. Ce fut certainement le temps le plus tranquille et le plus heureux de sa vie. Mais bientôt, en 1136, il recommença son enseignement public sur la montagne Sainte-Geneviève, et fut de nouveau accusé d'hérésie ; saint Bernard rédigea une liste de propositions dont il se faisait fort de démontrer l'hérésie. Cette fois, Abailard lui tint tête. Il assigna son adversaire devant le concile qui s'ouvrit à Sens, le 2 juin 1140. Mais quand il vit que tous les juges étaient de l'avis de saint Bernard, il prit peur et s'enfuit de l'église en déclarant qu'il ne reconnaissait point l'autorité du concile, et qu'il en appelait au pape. Ce dernier répondit par une bulle qui condamnait toutes les propositions d'Abailard, et ordonnait que l'abbé de Saint-Gildas finirait ses jours dans un convent. Pierre le Vénérable demanda au pape et obtint de lui qu'Abailard fût admis au nombre des moines de Cluny, de l'abbaye de Saint-Marcel. C'est là que mourut Pierre Abailard, à l'âge de soixante-trois ans.

Georges Lefèvre.


II. PHILOSOPHIE

C'est à Victor Cousin que nous devons la connaissance et la publication des ouvrages philosophiques d'Abailard. L'originalité philosophique d'Abailard se trouve dans la manière dont il a résolu le problème des universaux, problème qui a occupé toutes les écoles du moyen âge. Dans son introduction à l'étude de l'Organum, Porphyre, traduit par Boëce, disait: « qu'il ne voulait point rechercher si les genres et les espèces existent par eux-mêmes ou seulement dans l'intelligence, ni, dans le cas où ils existeraient par eux-mêmes, s'ils sont corporels ou incorporels, ni s'ils existent séparés des objets sensibles ou dans ces objets et en faisant partie ». Cette phrase pose le problème des universaux. La scolastique appelait universaux les cinq idées qui peuvent être attribuées à tout être: le genre, l'espèce, la différence, le propre et l'accident. Le problème des universaux consiste à se demander si le genre a une existence séparée des individus; par exemple, y a-t-il, en dehors des bœufs individuels, réels, qui passent devant nous, un genre bœuf, la bovéité? Les réalistes soutenaient que ce genre avait une existence séparée, que la bovéité existait et même que les bœufs individuels n'avaient d'existence que par elle ; ils étaient des manifestations du genre, mais n'avaient aucune réalité en dehors de lui. Le genre seul était réel. Ainsi les bœufs individuels ne sont que des apparences, des fantômes; seule, la bovéité existe. Et ainsi pour tous les autres genres et toutes les autres espèces : Socrate, Platon sont des manifestations de l'humanité, mais c'est le genre humain qui existe seul. - En face de cette opinion extrême, les nominalistes furent amenés à soutenir, au contraire, que les genres et les espèces n'étaient rien en dehors des individus, que, par exemple, le genre bœuf n'existait en aucune façon non plus que le genre humain, mais que seuls les bœufs individuels, concrets, les hommes individuels, Socrate, Platon, avaient une existence réelle. Le genre alors, la bovéité, l'humanité, ne répondait à rien de réel, c'était un nom, un mot, un simple souffle de voix, flatus vocis. - Entre ces deux opinions, Abailard voulut en soutenir une troisième ; il prétendit que le genre n'était pas sans doute la seule réalité parce qu'on arriverait alors à soutenir qu'un seul être existe et que les individus divers sont au fond la même chose, mais qu'on ne pouvait cependant pas soutenir, avec les nominalistes, que les genres et les espèces fussent de purs mots, que ces mots représentaient une idée de l'esprit, un concept, conceptus. Cette doctrine reçut de là le nom de conceptualisme. - Abailard fut donc amené à réfuter tour à tour les réalistes et les nominalistes, mais tout l'effort de sa critique porte contre les premiers. Il est évident, en effet, que les nominalistes, malgré l'exagération de leurs expressions, n'ont pu jamais prétendre que, lorsqu'on prononce le nom d'un genre ou d'une espèce, on n'a aucune idée dans l'esprit. Ils soutenaient seulement que les genres, les espèces n'avaient point d'existence réelle et séparée; or Abailard, en disant que les universaux ne sont que des pensées de notre esprit, leur refuse évidemment toute réalité extérieure et le conceptualisme n'est au fond qu'un nom nouveau donné au nominalisme. Il y a cependant un progrès dans le soin que prend Abailard de marquer dans la représentation des universaux la part de l'activité de l'esprit. - Le conceptualisme obtint un éclatant succès et c'est lui qui joue le principal rôle dans le curieux tableau que Jean de Salisbury nous a laissé du mouvement des études et des luttes des écoles de Paris au XIIe siècle.

Abailard voulait appliquer la raison aux problèmes théologiques, même aux plus mystérieux et aux plus ardus. De là son explication nominaliste du mystère de la Trinité. Pour éviter de reconnaître trois dieux, il est forcé, d'après son système, de refuser au Fils et au Saint-Esprit la réalité de la personnalité divine. On conçoit que de pareilles doctrines ne pouvaient qu'attirer sur la tête d'Abailard les foudres de l'orthodoxie catholique. On a vu d'ailleurs qu'Abailard se rétracta sans trop de difficulté. - En théodicée il soutenait encore une sorte « d'optimisme assez remarquable, d'après lequel Dieu ne peut faire autre chose que ce qu'il fait, et ne peut le faire meilleur qu'il n'est. Deux motifs justifiaient à ses yeux cette opinion : l'un, que toute sorte de bien étant également possible à Dieu, puisqu'il n'a besoin que de la parole pour faire usage de son pouvoir, il se rendrait nécessairement coupable d'injustice ou de jalousie, s'il ne faisait pas tout le bien qu'il peut faire; l'autre, qu'il ne fait et n'omet rien sans une raison suffisante et bonne (Ch. Jourdain) ». Dieu a donc fait tout ce qui convenait et rien que ce qui convenait. Le monde est donc le meilleur possible et le seul que Dieu pût réaliser. - On a dit qu'Abailard était un libre-penseur. On oublie qu'au moyen âge, s'il y a des chercheurs hardis, il n'y a pas, il ne peut pas y avoir de libre-penseur. Tous cherchent, aucun ne veut sortir de l'Église, et si quelqu'un d'eux est averti ou condamné, il se soumet docilement et rentre aussitôt dans le giron catholique.

G. Fonsegrive.


III. MUSIQUE.

Il semble démontré qu'Abailard fut aussi artiste et chanteur expert, peut-être même compositeur. Les quelques lignes de la première lettre d'Héloïse à Abailard, que nous reproduisons ci-dessous, avaient du reste suffi pour classer le célèbre philosophe parmi les meilleurs musiciens de son temps : « Vous aviez, je l'avoue, deux talents particuliers qui pouvaient vous gagner le cœur de toutes les femmes, le talent de la parole et celui du chant : jamais philosophe ne les avait possédés à un pareil degré. C'est grâce à ces mérites que, pour vous délasser de vos études philosophiques, vous avez composé ces chansons d'amour, qui, répandues en haut lieu, à cause du charme de la poésie et de la musique, ont fait passer mon nom dans toutes les bouches. La, douceur de la mélodie obligeait les plus illettrés à se souvenir de vos vers. » Néanmoins il est à remarquer que les oeuvres d'Abailard ne contiennent pas une page relative à la musique ; il serait même impossible d'y trouver un de ces ouvrages abrégés et philosophiques, dans lesquels l'art musical était traité au moins d'une manière spéculative, sinon pratique. Cependant la lettre d'Héloïse est tellement formelle qu'il n'est pas permis de douter un instant ; Abailard était musicien, chanteur et même compositeur. Du reste au moyen âge la musique entrait dans l'éducation de tout homme instruit et l'on sait si Ahailard méritait ce titre. En 1838, M. Ch. Greith, pasteur à Moeurschwyll, près Saint-Gall, a trouvé au Vatican, parmi les manuscrits dits du fonds de Christine, six complaintes d'Abailard, intitulées Planctus Petri Abailardi (V. Spicilegium Vaticanum, 1838; in-8, pp. 121-131); nous n'avons pas à parler ici de ces pièces au point de vue littéraire, mais nous devons dire quelques mots de la musique écrite en neumes dont elles sont accompagnées. Ces neumes n'ont point été publiés; cependant, copiés par le célèbre père Baini, ils ont été envoyés au musicologue Papencord et traduits par lui en notation moderne ; cette traduction est encore inédite. - Il n'est pas question d'Héloïse dans ces poésies, et en somme il ne nous est rien resté de cette musique d'amour qui rendait si heureuse et si fière dans sa retraite l'amante d'Abailard. Il n'est même pas prouvé selon nous que la musique des chansons notées dans le Planctus Abailardi soit de la composition d'Abailard ; les poètes, à cette époque, avaient l'habitude d'écrire leurs vers sur des timbres connus dont les auteurs sont pour la plupart restés anonymes. Quoi qu'il en soit, si Abailard n'a point écrit la musique du Planctus Abailardi, du moins peut-on, sans s'égarer dans l'hypothèse, le mettre au nombre des poètes compositeurs du XIIe siècle.

Henri Lavoix.


Les principales éditions des oeuvres d'Abailard sont : Petri Abailardi philosophi... opera nunc primum edita ex mss. codd. Francisci Amboesii; Paris (Buon), 1616, in-4. - Petri Abailardi abbatis Ruyensis et Heloissae abbatissae Paracletensis opera... cura Richardi Rawlinson; Londres, 1748, in-4. - Magistri Petri Abailardi epistola quae est historia calamitatum suarum ad amicum scripta. Heloissae et Abaelardi epistolae... ed. G. Orellius; Zurich, 1841, in-4. - Ancienne Héloïse, manuscrit nouvellement retrouvé des lettres inédites d'Abailard et d'Héloïse, traduit par de Lonchamps et publié par A. de Puyberland (P. R. Auguis); Paris, 1823, 2 vol. in-8. - Lettres d'Abailard et d'Héloïse, traduites du latin sur le ms. 2923 de la bibl. royale, par M. Ed. Oddoul, et précédées d'un Essai sur la vie et les écrits d'Abélard par M. et Mme Guizot; Paris, 1837, 2 vol. in-8. - Victor Cousin, Ouvrages inédits d'Abélard ; Paris, 1836, gr. in-4. - Petri Abaelardi opera, éd. Victor Cousin; Paris 1849-1859, 2 vol. in-4. - Petri Abaelardi abbatis Ruyensis opera omnia juxta ed. parisiensem anni 1616; Paris, 1855, in-8. (Patrol. lat. de Migne, t. 178).

Nous avons omis la bibliographie générale à la suite de l'article. (Note de l'Encyclopédie de L'Agora)

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