Le désenchantement démocratique

Jean-Jacques Wunenburger
Jean-Jacques Wunenburger nous invite à relire le cinglant diagnostic, rédigé à la veille de la Première Guerre mondiale, par le politicologue Robert Michels, dans son ouvrage sur les partis politiques (Flammarion-Champs, 1971), dont l'édition originale parut d'abord en Allemagne. Observateur sans complaisance des mouvements révolutionaires ouvriers et des gouvernements socialistes en Europe, R. Michels montre déjà que leurs dirigeants politiques, qu'ils soient candidats à un pouvoir ou dans l'exercice légal de celui-ci, ont fini par frustrer le peuple de sa volonté souveraine et par lui imposer leur volonté militante et partisane, alors même qu'ils étaient les plus proches, par leurs idéaux égalitaires, des aspirations démocratiques.
    En apparence, depuis l'effondrement de l'empire soviétique, le régime démocratique, phare du nouvel ordre mondial prôné par les Américains, semble devenir le modèle d'organisation politique le plus exporté et le plus apprécié sur la planète. Ne se cache-t-il pourtant pas derrière ce consensus un leurre? Est-il certain que tout le monde accorde la même signification au mot? Et lorsqu'on croit avoir trouvé une réalisation pratique qui s'accorde à l'idée, voire à l'idéal démocratique, est-il bien vrai que la démocratie est vraiment satisfaisante, voire viable?

    La démocratie se fonde, depuis son invention par les Grecs, sur l'exercice, par tous les citoyens, de leur souveraineté libre et inaliénable, ce qui veut dire communauté publique, les gouvernants n'étant que des magistrats chargés d'appliquer la volonté générale. Nombreux sont pourtant ceux qui voient avec inquiétude, particulièrement dans les démocraties occidentales, s'émousser l'intérêt des citoyens pour la chose publique, ce qui se traduit, entre autres, par une baisse constante du taux de participation aux consultations populaires (élection, référendum). Certes, dans bien des cas, on peut attribuer ce désintérêt à des maux conjoncturels, incompétence, médiocrité, voire corruption de la classe politique, mépris dans lequel les institutions - l'école ou les médias - tiennent souvent le bien commun. Mais on ne devrait pas négliger une cause plus profonde de ce dysfonctionnement de la démocratie, dont les méfaits ont été observés et analysés depuis longtemps, et qui prennent peut-être aujourd'hui une dimension critique sans précédent: le détournement voire la confiscation du pouvoir de décision du peuple par les diverses organisations chargées, par principe, d'être leur fidèle exécuteur.

    Dès l'avènement des idées démocratiques, en Europe, au siècle des Lumières, nombre d'idéologues idéalistes ont revendiqué une pratique puriste de la démocratie, qui ne saurait être, dans son principe, que directe (Rousseau, Robespierre, plus tard, Proudhon). Dès lors, en effet, qu'un citoyen délègue, en partie ou en totalité, sa volonté souveraine à un mandataire pour le représenter dans des instances de décision (Parlement, Sénat, etc.), il perd sa liberté et se prive, au moins durant le laps de temps qui sépare deux consultations légalement prévues, de tout moyen d'infléchir les décisions et les actions qui sont censées correspondre à ce qu'il juge être bien pour la collectivité à laquelle il appartient.

    Depuis lors, les risques de perversion de la démocratie n'ont fait que se concrétiser et s'amplifier, par suite d'une logique inéluctable propre à l'apparition et au développement de partis, de syndicats ou de lobbies divers, qui s'interposent entre le peuple et les gouvernants en titre. Il serait bon de relire, dans cette perspective, le cinglant diagnostic, rédigé à la veille de la Première Guerre mondiale, par le politicologue Robert Michels, dans son ouvrage sur les partis politiques (Flammarion-Champs, 1971), dont l'édition originale parut d'abord en Allemagne. Observateur sans complaisance des mouvements révolutionaires ouvriers et des gouvernements socialistes en Europe, R. Michels montre déjà que leurs dirigeants politiques, qu'ils soient candidats à un pouvoir ou dans l'exercice légal de celui-ci, ont fini par frustrer le peuple de sa volonté souveraine et par lui imposer leur volonté militante et partisane, alors même qu'ils étaient les plus proches, par leurs idéaux égalitaires, des aspirations démocratiques.

    La mécanique des partis politiques

    Une telle analyse peut-elle nous instruire encore aujourd'hui? Non assurément, s'il s'agissait seulement de dénoncer par là l'inévitable part de passions qui agite les hommes dans toute conquête du pouvoir, ce que n'ont pas manqué de faire, depuis longtemps déjà, aussi bien l'idéaliste Platon que le réaliste Machiavel; non encore, si Michels ne se présentait qu'en historien du socialisme, à ce moment, en outre, où ce courant politique n'était pas encore confronté à l'expérience totalitaire des marxistes qui ont fait croire que le parti unique était la forme la plus haute de démocratie populaire! Oui, par contre, si l'on porte attention à son hypothèse d'interprétation centrale: toute démocratie indirecte sécrète une logique d'organisation de la médiation populaire, fondée sur une professionnalisation, un esprit de parti et surtout sur une ascendance autocratique de chefs (les leaders, au sens américain), qui aboutissent à substituer à la démocratie une véritable oligarchie (au sens grec de l'exercice d'une domination par un groupe restreint). Quels que soient, en effet, la probité et le dévouement sincère d'un politicien, qui accepte, dans une démocratie représentative, de prendre en charge les affaires publiques au nom de la volonté populaire qui lui en a donné mandat, il se trouve infailliblement aspiré dans la spirale d'un système, qui le condamne à substituer de plus en plus à la volonté de ses mandataires la volonté de conservation et d'accroissement du pouvoir de l'organisation à laquelle il appartient. Autrement dit, la souveraineté démocratique devient un alibi pour la survie du parti, dont le pouvoir propre se renforce au nom des prétendus intérêts du peuple, auquel le parti impose en retour ses propres choix. Michels décrit et illustre ainsi, avec une acuité prophétique, des lois, quasi éthologiques, de la psychologie sociale propre aux organisations regroupant les délégués du peuple. Sous la pression de la complexification croissante des affaires publiques dans les Etats modernes, le parti a tendance à se bureaucratiser, chaque représentant se spécialise dans des domaines techniques, ce qui confère, en retour, à la direction du parti un poids hégémonique, puisque seuls les dirigeants seront à même de prendre les décisions générales d'importance politique (programmes, stratégies, etc.). Les plus ambitieux ou chanceux des membres du parti se consacreront rapidement à une lutte permanente pour la direction, les autres, devenus entre temps d'authentiques professionnels, préférant, même en cas de désaccord avec le parti, continuer à y faire carrière, de peur de ne plus trouver de responsabilité à leur mesure dans la société civile. Quant aux chefs eux-mêmes, ils se livrent à de cyniques manipulations d'appareil pour neutraliser leurs concurrents et pour tirer profit des jeux de coalition et de factions afin de devenir leaders charismatiques incontestés auprès des masses, avec souvent d'ailleurs le concours de la presse.

    La complicité du peuple

    Ces moeurs sont enfin d'autant plus redoutables que le peuple, loin généralement de s'en offusquer, en devient complice. Dans ce contexte, le citoyen est, en effet, condamné à l'alternative suivante: soit, s'il est désireux de contribuer activement à la vie de la cité, il s'engagera aussi dans un parti, mais pour devenir rapidement à son tour un rouage, qui se soumettra aux intérêts de l'organisation partisane, soit il se déchargera passivement sur les propositions et les décisions du ou des partis, d'autant plus aisément qu'il pourra être séduit par les vrais intérêts du peuple. Ainsi la démocratie se voit-elle progressivement stérilisée, quand elle ne se mue pas subtilement en sa figure opposée, où le peuple, devenu indifférent aux choses publiques, se laisse conduire aveuglément par une minorité de politiciens professionnels qui gouvernent en son nom. L'État, au lieu d'être un instrument de réalisation de la volonté générale devient ainsi une instance parasite qui ne cherche plus qu'à satisfaire ses propres besoins et intérêts, voire à assurer sa propre reproduction sans jamais susciter de véritable résistance ou contre-pouvoir, puisque, par principe, en démocratie, l'État et le peuple sont censés se confondre.

    L'oligarchie

    Depuis plus d'un demi-siècle, les diagnostics de Michels, qui actualisent sur bien des plans les analyses d'un Alexis de Tocqueville, qui voyait déjà naître aux États-Unis, dès le milieu du dix-neuvième siècle, un pouvoir tutellaire, flattant le désir des citoyens de se décharger de toute vraie responsabilité dans la conduite des affaires publiques, ne semblent pas avoir perdu de leur pertinence. Dans bien des démocraties la volonté politique du peuple semble filtrée par toutes sortes d'organisations oligarchiques, dont les programmes et les décisions sont souvent en désaccord avec la perception du bien commun propre aux citoyens dans leur vie réelle. On peut même accentuer le pessimisme de ces analyses lorsqu'on observe combien l'oligarchie des politiciens professionnels est souvent doublée par une oligarchie technocratique de fonctionnaires d'État, qui n'ont même pas reçu de mandat du peuple et se trouvent par conséquent à l'abri de toute sanction populaire, et qui filtrent la volonté générale au nom de contraintes financières, administratives, juridiques, dans le seul but, avoué ou non, de maintenir l'omnipotence d'une caste détentrice d'un pouvoir tentaculaire et anonyme.

    Dans ces conditions, quelle est la voie libre encore ouverte pour la survie d'une réelle vie démocratique? Est-on fondé à espérer réformer les partis, si l'histoire montre que la dérive oligarchique vient moins des hommes, certes plus ou moins bons et altruistes, que du principe même d'organisation de la représentation populaire? Tout système sécrète ses lois de fonctionnement et d'auto-régulation, et les organisations politiques semblent effectivement constituer un exemple redoutable de système rigide et clos, fondé sur la gestion et la répartition du pouvoir. Faut-il, à l'inverse, souhaiter revenir à une démocratie non représentative, qui éliminerait ainsi la médiation d'instances corruptrices? Rousseau déjà, dans le Contrat social, avait pleine conscience qu'une démocratie directe n'était viable que pour des communautés restreintes, en taille démographique et en territoire, condition sine qua non pour une participation directe des citoyens aux décisions publiques. Or, n'est-il pas significatif que même la plus ancienne démocratie européenne, la Suisse, abandonne progressivement ses assemblées cantonales directes (Landesgemeine) au profit d'un pouvoir étatique indirect? On ne saurait d'ailleurs enjoliver la démocratie directe, qui n'est pas à l'abri des enthousiasmes précipités, des contagions mentales et de la démagogie de sophistes charismatiques. Rousseau, encore, n'a-t-il pas compris combien la délibération sur le bien commun, pour ne pas être confondue avec un quelconque bien particulier égoïste, exigeait une vertu civique, des qualités d'abnégation et finalement un recueillement silencieux et solitaire, peu compatibles avec une politique d'assemblées communautaires où les passions humaines ne prennent pas fin magiquement? De sorte que la démocratie directe, outre qu'elle met en question l'entité étatique elle-même, demeure à son tour une utopie séduisante mais redoutable.

    Le principe de subsidiarité

    Il reste qu'entre ces solutions extrêmes, un peuple spontanément et immédiatement souverain et des représentants transformés en nouveaux dieux, la démocratie, si elle veut encore avoir un avenir, pourrait au moins chercher à compenser davantage ses maux, à défaut de les supprimer. Dans cette perspective, ne conviendrait-il pas d'abord de limiter les prérogatives du pouvoir exécutif et législatif de l'État, et donc de la caste des gouvernants et représentants du peuple, en appliquant fermement un principe de subsidiarité dans toute décision? Car la volonté générale ne s'exprime-t-elle pas de manière plus fiable et sensée sur tous les problèmes concrets et locaux dont chacun peut mesurer les contraintes et les conséquences? Aussi serait-il peut-être judicieux d'organiser, autant qu'il est possible, un transfert partiel des pouvoirs de l'État central, toujours lointain, vers des pouvoirs locaux et proches, qui sont mieux à même de se mettre à l'écoute des citoyens et que les citoyens peuvent davantage infléchir et contrôler. Un représentant élu, à qui le peuple confie des responsabilités locales, est moins assujetti à la politique nationale d'un parti qu'un député qui mêle sa voix à des votes groupés dans la capitale. Corrélativement, ne conviendrait-il pas de favoriser, dans la vie publique, l'émergence de représentants du peuple, libres de toute sujétion à un parti, ce qui aurait sans doute comme effet d'accroître leur sentiment de responsabilité à l'égard de leurs concitoyens? Ne serait-il pas souhaitable, à la limite, d'imposer dans les Assemblées un quota de représentants sans parti, même si l'on ne peut ignorer les risques inhérents à une telle option: candidats faussement indépendants, et surtout tentation pour des citoyens inexpérimentés de saisir leur chance pour satisfaire leurs passions ou leurs idéologies personnelles?

    Il n'existe sans doute aucune formule inconditionnellement bonne pour l'organisation de la Cité; au moins peut-on chercher partout et toujours le moindre mal. Et la démocratie a besoin, aujourd'hui plus que jamais, de garde-fous et de contre-pouvoirs, car, selon la remarque de Platon, si le gouvernement d'un seul sage éclairé était idéalement la meilleure solution, la démocratie représente, dans les faits, la moins mauvaise des formules de gouvernement, à condition de tout faire pour en limiter les maux, qui sont encore plus nombreux et insidieux qu'en tout autre régime.

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