Le changement de nom

Mario Forget
L'une des caractérisiques de l'époque contemporaine, en Occident et dans la partie du monde qui subit son influence est l'importance accordée au choix: choix du sexe des enfants, choix du mode de procréation, choix d'un nouveau visage par le moyen de la chirurgie esthétique, etc. Le nom est aussi touché par le choix: un enfant dans bien des pays peut recevoir le nom de son père, celui de sa mére, les deux dans certains cas. Que penser de ces changements de nom? Voici ce que Mario Forget nous apprend sur question dans un ouvrage sur la conversion paru récemment.
«L’histoire nous apprend que le changement de nom était, dans l’Antiquité, un signe de conversion religieuse. Dans une étude très documentée qu’il a publiée en 1987, G. H. R. Horsley (1)s’est appliqué à montrer le lien qui s’établissait à la fin du III° siècle de l’ère chrétienne entre le nom et l’identité de la personne. Mais au-delà des papyrus, des ostraca et des inscriptions de cette époque, il nous entraîne dans l’Égypte pharaonique et le monde païen gréco-romain pour nous montrer la tendance générale que l’on retrouve durant cette période historique à signifier tout changement d’allégeance religieuse, politique ou simplement culturelle par un changement de nom ou encore l’ajout à son nom de naissance d’un second signalant ainsi la nouvelle identité. Il cite entre autres le cas de jeunes Égyptiens qui adoptent un nom on ne peut plus romain après leur intégration dans un corps d’armée romaine; ou encore la pratique courante des Juifs et des Égyptiens d’adopter un nom public grec tout en gardant leur nom de naissance dans la vie privée de façon à s’intégrer davantage dans le milieu des affaires d’Alexandrie. Ce ne sont là que des exemples qu’il utilise pour situer la tendance générale notée par Eusèbe de Césarée pour les convertis au christianisme d’abandonner leur nom de naissance pour adopter des noms bibliques marquant ainsi leur adhésion à la nouvelle foi. Malgré des exceptions significatives, l’auteur considère cependant que cette tendance est suffisamment forte pour que l’on puisse inférer des noms cités dans les textes de l’époque l’identité religieuse des personnes qui les portent.

Malgré la différence d’époque et de méthode, il est particulièrement éclairant pour la question de l’identité de mettre ce texte en parallèle avec un autre, proposé par l’anthropologue Françoise Zonabend au séminaire sur l’identité dirigé par Lévi-Strauss. (2) À seize siècles de distance, on constate que dans le petit village français étudié, il existe également une discontinuité dans l’appellation des individus. Elle constate en effet que, dans les sociétés exotiques, «à chaque changement d’état correspondait une dénomination différente et toute la vie de l’individu était jalonnée d’identités où le nouveau nom donné chassait le précédent. Il semble bien qu’on soit en présence d’un phénomène analogue dans cette société paysanne».(3) Tout changement d’état ou de statut entraîne une appellation nouvelle, le nom portant l’identité sociale et pouvant marquer selon des mécanismes complexes les diverses identifications possibles de l’individu. À cet égard, le patronyme, le prénom et le sobriquet ont des fonctions d’identification différentes et à ce titre peuvent inscrire l’individu nommé dans un champ parental, temporel et spatial tout comme ils peuvent marquer sa place au sein de la communauté. Ses travaux l’amènent même à constater qu’il existe «un continuum entre espace nommé et société dénommée», le territoire occupé semblant obéir aux mêmes règles. Et elle ajoute: «La même pensée organisatrice semble avoir ordonné l’un et l’autre domaine. Toponymie et patronymie constituent des langages en miroir».(4)

Les travaux de l’anthropologue française mettent en lumière le lien étroit entre le nom et l’identité. Ils montrent que tout changement de statut pour une personne se traduit par un changement d’appellation, allant de l’acquisition d’un nom radicalement nouveau à l’ajout d’un sobriquet à son nom d’origine. Ils montrent également qu’il existe souvent une différence entre le nom inscrit aux registres de l’état civil et l’ap­pellation réelle des personnes comme des espaces géogra­phiques occupés par ces personnes. Ses travaux confirment ainsi les conclusions auxquelles était parvenu l’historien Horsley sur les changements de nom dans l’Antiquité. Par ail­leurs, le sociologue américain Anselm Strauss, remarque que le même mécanisme est à l’œuvre chez ses compatriotes: «Pour exprimer l’acquisition d’un statut, ils attribuent des surnoms qui dénotent la modification survenue».(5)

Mais cette pratique constatée dans le cas des personnes et des territoires est révélatrice de l’évolution des sociétés elles-mêmes. Françoise Zonabend constate en effet que les règles traditionnelles présidant à l’attribution des prénoms et des sobriquets dans la petite communauté paysanne étudiée sont devenues obsolètes. Ce disfonctionnement qui apparaît ainsi dans les mécanismes traditionnels d’appellation des personnes ne serait-il pas un signe que la société étudiée est elle-même entrée dans un processus de changement d’identité collective? Même si l’auteur ne va pas jusqu’à formuler une telle question, et encore moins fournir des éléments de réponse, il nous parait inévitable qu’elle se pose. Mais auparavant, il faut revenir sur ces cas d’exemple pour tenter de comprendre le rapport existant entre le fait de nommer les personnes et l’identité sociale que le nom donné exprime.

La première chose qui ressort d’un retour sur ces deux cas est que l’identité d’une personne a toujours une dimension sociale. Un nom n’est jamais que pour soi. Il exprime une dimension de l’identité sociale de la personne nommée, identifiant tout autant une relation entre la personne et certaines parties de la société que la personne elle-même. La pluralité des noms portés par une personne présente en conséquence divers réseaux de relations sociales déterminés d’un côté par les aspects multidimensionnels de la personne elle-même et d’un autre côté les diverses dimensions du lien social qui unit la personne au groupe dont elle fait partie. En conséquence il parait justifié de penser que le déplacement du lien social opéré par la conversion religieuse ajoute une nouvelle identité au converti et possiblement en supprime d’autres. En ce sens, la conversion religieuse affecterait inévitablement l’identité du converti.

En second lieu, il apparaît que le changement de nom manifeste pour la personne nommée, lorsque c’est elle-même qui adopte le nouveau nom, un changement dans la perception qu’elle a d’elle-même. Que ce soit pour faire oublier l’ancienne identité, comme dans le cas de criminels repentis, ou que ce soit pour se faire accepter dans un milieu social nouveau, elle semble souhaiter que les autres à qui elle se fait connaître sous son nouveau nom reconnaissent eux aussi le changement survenu. Le fait de nommer ou de se nommer aux yeux des autres comporte donc une forme d’évaluation. Le sociologue américain Anselm Strauss remarque à ce sujet que «nommer ou désigner suppose toujours que l’on adopte un certain point de vue»(6) Il remarque d’ailleurs à ce sujet que le fait de nommer les choses permet de les connaître, de les classer et de les évaluer, entraînant ainsi l’adoption d’un nouveau type de conduite face à l’objet en question. (7) Il semble en aller de même dans l’appellation des personnes. Le Juif d’Alelxandrie qui au début de l’ère chrétienne ajoutait à son nom de naissance un nom grec par lequel il voulait être désigné dans le milieu des affaires nous en fournit un exemple historique. L’époque contemporaine et la vie quotidienne nous fournissent en abondance des exemples de ce type, en particulier chez les adolescents en crise d’identité. La même situation se produit aussi chez les adultes des sociétés qui vivent des conflits d’identité du même genre. Qu’on pense à la volonté de certains Canadiens-français au bord de l’assimilation de donner à leurs enfants des noms anglais et leur tendance à modifier leur propre prénom de naissance pour lui donner une consonance plus anglaise.

En troisième lieu, il faut noter que le changement de nom comporte une dimension culturelle importante. Le jeune Égyptien qui adopte un nom romain ou grec manifeste par là son désir de partager les valeurs de la société romaine ou grecque, de les faire siennes et d’adopter les comportements spécifiques du Romain ou du Grec. De la même manière, l’a­bandon de l’usage du surnom tout comme l’abandon des règles traditionnelles présidant à l’attribution des prénoms telle qu’elle se pratiquait dans le village qu’elle a étudié permettent à Françoise Zonabend d’établir un rapport entre cet abandon et l’intégration du village dans le monde moderne, et par consé­quent un changement culturel. En conséquence, on peut dire que le changement de nom, décidé par la personne elle-même ou imposé par l’environnement social, marque pour la personne concernée un changement d’identité sociale. Par ailleurs les travaux de Zonabend ont l’avantage de montrer que le même processus d’identification constaté dans le cas des per­sonnes s’applique également dans le cas du territoire.

De la même manière, la conversion religieuse, dans la mesure où elle modifie les liens sociaux du converti, affecte son iden­tité sociale.»

1-HORSLEY, G. H. R., «Name Change as an Indication of Religious Conversion in Antiquity», Numen, 1987, 34, 1, p. 1 - 17..
2-ZONABEND, F., «Pourquoi nommer ?», LEVY-STRAUSS, C., L'identité, op. cit., p. 257 - 280.
3-Ibid., p. 267..
4-Ibid., p. 279..
5-STRAUSS, A., Miroirs et Masques, Métailié, Paris, 1992 (1989), p. 19.
6-STRAUSS, A., op. cit., p. 22..
7-Ibid., p. 17 - 33

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