Napoléon devant l'histoire

Hippolyte Monin
Conclusion de la biographie de Napoléon Bonaparte publiée dans la Grande encyclopédie vers la fin du XIXe siècle. Le génie de Napoléon. Instrument de l'impossible unité européenne. Jugements de Thiers, Taine et Chateaubriand


Considérée dans son ensemble, la carrière politique de Napoléon, qui tient en somme entre les années 1795 et 1815, laisse une impression confuse d'étonnement, d'admiration, de répulsion morale, de vertige. S'il est vrai, selon un mot célèbre, que «l'on n'est bien jugé que par ses pairs», il est évidemment impossible à personne de porter sur Napoléon un jugement définitif. L'exposé exact des faits dans leur succession historique est encore le meilleur moyen de se faire une idée du personnage. Distinguer et même opposer, comme certains ont prétendu le faire, Bonaparte et Napoléon, c'est, vouloir s'abuser. L'intelligence a évolué, grandi, faibli, décliné, comme chez tous les hommes. Le cerveau a subi le contre-coup des fatigues, de la maladie, mais le caractère est demeuré identique à lui-même: à Sainte-Hélène, l'empereur captif défend sa porte contre Hudson Lowe avec le même instinct de combativité qu'il déployait à Brienne pour protéger sa retraite champêtre contre l'invasion de ses camarades. C'est, pendant toute sa vie, un passionné imaginatif, bouillonnant et puissant, aimant et surtout haïssant sans mesure, toujours prêt à sortir de lui-même et qui ne peut satisfaire un désir sans en concevoir immédiatement un autre. La soif de lectures qui le dévorait à Auxonne ne l'a pas abandonné à Longwood, ou ses compagnons de captivité nous le montrent lisant à plat ventre, et éparpillant sur le plancher, au gré de sa fantaisie et de son impatience, des volumes à la douzaine. Dans l'âge mur, hommes de talent ou provinces, femmes ou nations, il en conçoit et en pratique la conquête avec le même emportement. Qu'il s'agisse d'un plan politique, d'une opération de stratégie, ou de souliers pour ses troupes, ou d'une opinion littéraire, il est toujours tout entier à son objet, mais il change d'objet avec une vivacité effrayante pour ceux qui l'entourent et ne peuvent le suivre, aussi a-t-il sans cesse à la bouche le mot d’«imbécile». Les plus maltraités et les plus apathiques se demandent si lui-même il n'est pas fou, et de nos jours certains physiologistes n'ont pas craint de le placer au nombre des «déséquilibrés supérieurs». Il ne justifie pas le proverbe, en général vrai, qu'il faut avoir obéi pour savoir commander. Il n'a jamais eu le moindre sentiment de discipline. Il n'a jamais su ni voulu obéir à personne; il a toujours su et voulu commander à tous. Cette volonté supérieure s'est trouvée admirablement à sa place dans les circonstances où il a été purement (ou presque purement) chef militaire, comme dans la campagne d'Italie et dans la campagne de France; peu importe ici le dénouement final, les facultés sont les mêmes et aboutissent à de grandes choses par de faibles moyens, par des combinaisons nouvelles et imprévues, ce qui est l'excellence même de l'art. Mais la transmission de la volonté a ses limites: plus sont considérables et hétérogènes les masses humaines à mouvoir, plus les intermédiaires sont nombreux, différents et éloignés, plus se dissémine, se dénature et se perd la force d'impulsion initiale qui prétend tout régir; la matière alors l'emporte sur l'art. Ce qui a dû tromper cette intelligence, si lucide dans le détail, sur le rôle qu'elle pouvait remplir dans la transformation politique de l'Europe, c'est la facilité inouïe avec laquelle s'établit, dans la «grande nation», le régime unitaire et autoritaire du Consulat et de l'Empire; mais tout y conduisait la France, les précédents de l'ancien régime, en dépit de son chaos apparent, les orages de la Révolution, le nivellement des classes, la passion de l'égalité, même sous un maître; à ces divers points de vue, une faible partie seulement du continent européen était assimilable avec le temps. Aucune nation digne de ce nom ne pouvait accepter, présentés à la pointe de l'épée, les «bienfaits de la Révolution», et les nations qui n'avaient pas conscience d'elles-mêmes (Italie, Allemagne, Russie) ou qui, dans un long déclin, s'étaient comme oubliées (Espagne), naquirent ou ressuscitèrent sous la pression même du despote. Il fut, sans le vouloir, sans l'avoir prévu, leur maître d'énergie patriotique et d'organisation militaire. De cette œuvre impossible d'unité européenne, la France fut l'instrument, mais non pas l'instrument passif; elle y a collaboré par une servitude volontaire et s'est confondue avec son héros, non seulement tant qu'il a été heureux, mais encore quand les fautes commises eurent été suivies d'une commune expiation, et que dans l'imagination optimiste du peuple, Marengo et Austerlitz eurent effacé la Bérézina et Waterloo. Dans l'obstination croissante et désespérée de Napoléon, l'égoïsme personnel et dynastique n'est pas tout. Si la nation s'est identifiée à lui, il s'est de son côté identifié à la nation. Que n'est-il né Bourbon? Il aurait eu du temps devant lui, ou ses héritiers. Si l'on y réfléchit, on est forcé de conclure que le véritable intérêt dynastique de l'empereur était la paix; autrement l'Empire ne pouvait être que viager, et en tout cas comment s'imaginer que le lien des royautés vassales, déjà si fragile, ne serait pas rompu? Mais l'Angleterre a toujours poussé à la guerre, elle l'a rallumée à tout instant sur le continent, elle l'a éternisée sur mer, parce que tel était son intérêt, non seulement pour l'accroissement de son état colonial, mais pour la satisfaction de son aristocratie, aux yeux de laquelle Bonaparte était la «démocratie couronnée». Il est donc peu juste, peu conforme à une saine critique, de faire de Napoléon le bouc émissaire des fautes, des ambitions, des crimes de toute l'Europe pendant la période qu'il a dominé: chacun en a sa part.

Fut-il sincère, néanmoins, en affirmant que tout son système, y compris l'expédition de Russie et l'internement du pape, visait uniquement l'Angleterre? Non, sans doute, ou en tout cas les moyens devinrent vite le but. Dans un esprit plus modéré, il aurait pu déclarer qu'il prendrait partout, de gré ou de force, les mesures nécessaires pour exécuter le blocus continental, et qu'il restituerait à la paix générale les territoires occupés; l'on sait assez qu'il ne fit jamais de semblables promesses, auxquelles, d'ailleurs, il n'est pas sûr que l'Europe eût ajouté foi. Quant à constituer une marine française, ou même continentale, capable de disputer la mer aux Anglais, la chose ne paraît plus avoir été possible après la dissolution du camp de Boulogne et après Trafalgar. Napoléon ne serait, d'ailleurs, pas volontiers ni aisément devenu un Nelson, et, en tout, il voulait la première place. Il vit, plus clairement peut-être qu'il ne consentait à l'avouer, tous les points faibles de l'édifice, et s'étourdit par de nouvelles aventures, pour ne pas en entendre les craquements. S'il fut extrême en tout, ce ne fut certes point par le désir d'un bonheur individuel ou d'une tranquillité qu'il lui fallût acheter à grand prix, ni par l'instinct de famille, pourtant notable chez lui, ni même par sentiment paternel ou devoir dynastique; c'est, il faut bien le dire, par un fonds d'insensibilité stoïque, moins naturelle que voulue, où toute expérience cruelle, toute déception venait s'effacer, pour ne laisser dans l'esprit que cette antique conception: le Destin. C'est au hasard des circonstances, au mauvais choix des hommes, aux éléments déchaînés, etc., en un mot à la «fatalité», que l'homme le plus constamment volontaire de l'histoire, persuadé en quelque sorte de son infaillibilité comme d'un dogme religieux, persiste jusqu'au dernier moment à attribuer ses infortunes, de même que, dans la première phase de sa carrière, il aimait à parler de son étoile. «Héros fougueux», suivant la classification des caractères de M. Ribot, il ne serait pas devenu «maître de soi» lors même qu'il eût été «maître de l'univers».

Eût-i1 été doué d'une nature moins ardente, la «puissance porte en soi la tentation de tout faire, quand on peut tout faire, même le mal après le bien. Ainsi, dans cette grande vie où il y a tant à apprendre pour les militaires, les administrateurs, les politiques, que les citoyens viennent à leur tour apprendre une chose: c'est qu'il ne faut jamais livrer la patrie à un homme, n'importe l'homme, n'importe les circonstances» (Thiers).

Cet homme, dont une nation fit presque un Dieu et qui fut son propre Dieu, une exagération contraire mais analogue en a fait un monstre diabolique (Taine, le Régime moderne) en rapprochant toutes les boutades cyniques, toutes les tristes vérités expérimentales que le mépris des hommes, souvent en effet méprisables, arrachait à ses impétueux monologues, et sans songer qu'il s'est menti à lui-même peut-être plus souvent qu'il ne mentait aux autres. Si dans le gouvernement des affaires humaines il crut par-dessus toute chose à la force et à l'intérêt, sa morale d'État fut celle de son temps — ou pour mieux dire de tous les temps, sauf de bien rares exceptions — mais il eut le tort politique d'en faire parade et par conséquent — d'en tenir école. Il n'est d'ailleurs pas permis de méconnaître, en ce qui concerne le 18 brumaire, l'entraînement des précédents coups d'État et la responsabilité du Conseil des Anciens; en ce qui touche la transformation du Consulat en Empire, la complicité des corps d'État et le consentement plébiscitaire; quant aux guerres, l'attitude initiale de provocation et d'agression dont l'Europe monarchique fut coupable envers la France révolutionnaire, les conspirations des émigrés, la violence et la perfidie soutenues du gouvernement anglais. Aussi bien, dès l'île d'Elbe, et plus encore après Sainte-Hélène, l'image écrasante mais éphémère de l'empereur d'Occident, du successeur de Charlemagne, s'évanouit pour faire place au «petit caporal», au «soldat de la Révolution», au martyr des Anglais. La légende napoléonienne, aussi vraie en un certain sens que l'histoire, n'a pas été froidement exploitée par les libéraux et les patriotes contre les retours agressifs de l'ancien régime et les menaces hypocrites de la Sainte-Alliance; elle a été par eux sincèrement adoptée, sans qu'ils en aient pu apercevoir les dangers. La liste serait longue de tous les écrivains qui, en prose ou en vers, et dans toutes les langues, ont chanté, glorifié, pleuré Napoléon le Grand (Delavigne, V. Hugo, Béranger, lord Byron, H. Heine, Manzoni, Pœtefi, etc.). L'auteur catholique et légitimiste du plus virulent pamphlet dont il ait été l'objet (Buonaparte et les Bourbons) a oublié ses sentiments personnels, ses infortunes et ses déceptions pour écrire: «Il sera la dernière des grandes existences individuelles; rien ne dominera désormais dans les sociétés infimes et nivelées; l'ombre de Napoléon s'élèvera seule à l'extrémité du vieux monde détruit, comme le fantôme du déluge au bord de son abîme; la postérité lointaine découvrira cette ombre par-dessus le gouffre où tomberont des siècles inconnus, jusqu'au jour marqué de la renaissance sociale» (Chateaubriand). Vague et profonde apothéose, prophétie plus nuageuse encore, qui, sans juger, sans glorifier, sans absoudre et sans conclure, correspond encore aujourd'hui, dans son admirable expression, au sentiment moyen de l'humanité pensante.

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