Les
Ballets russes sont revenus nous offrir les spectacles sensationnels auxquels ils nous ont habitués, (…) Des trois nouveautés qu'ils nous octroyèrent cette fois, je ne pus assister à la Boutique fantasque que tardivement et d'une place où j'entendais sans rien voir. A ce propos, j'oserai suggérer que, lorsque l'affluence du public l'oblige à restreindre les services à la critique indépendante, il serait excellent que l'administration de notre Opéra en prévînt à temps les intéressés par une communication à la presse, de sorte qu'il leur soit possible de se payer un fauteuil au bureau, afin d'informer leurs lecteurs, au lieu, comme il m'advint, d'attendre inutilement sous l'orme d'une promesse aimable, mais envolée sans doue dans la bourrasque de la Grange-aux-Belles. Je ne saurais donc parler des décors et costumes de M. Derain que par ouï-dire et j'en suis fort marri, car on m'en a dit le plus grand bien. La musique « de Rossini », provenant d'un mystérieux « manuscrit découvert à Londres », est charmante. Si c'était par hasard un pastiche, il est merveilleusement réussi et celui qui y adapta cette orchestration fine et pimpante connaît son
Barbier dans les coins
. Le Tricorne enchanté régalait tout d'abord les regards par un savoureux décor de
M. Picasso, dont le cubisme intransigeant s'y semble être laissé sensuellement amadouer par les blandices de « la couleur » anathème et l'harmonie de nuances délicates. L'importante partition de M. Manuel de Falla est d'un espagnolisme pittoresque et verveux intimement lié à l'amusante pantomime, et qui m'avait beaucoup séduit à première audition. Après une seconde en aveugle, la vérité m'oblige à confesser qu'il ne gagne pas à en être séparé. Réentendue ainsi comme au concert, la musique déçoit et lasse par son « nationalisme » étroit. Les rythmes stéréotypés de danse et les mélismes inhérents y annihilent à bien peu près la personnalité du compositeur, la masquent à tout le moins d'un visage postiche, collectif et désormais tellement exploité qu'il en devint banal. Il est vrai qu'il s'agit d'un ballet espagnol où tout ceci s'imposait nécessairement à un musicien espagnol. Celui-ci toutefois aurait pu s'évertuer à en renouveler la substance purement musicale. Mais on fut bien forcé de se convaincre que M. de Falla n'a pas évolué harmoniquement depuis
la Vie brève, qui reste ce qu'il fit de meilleur. A cet égard autant que pour le jeu des sonorités orchestrales,
le Tricorne enchanté marquerait plutôt quelques pas en arrière. Ce ballet n'en forme pas moins un spectacle, non seulement réjouissant à la vue, mais d'une haute qualité artistique. La chorégraphie, ou le trémoussement perpétuel miassinien s'avère ici fort pertinent, est d'une originalité rare. Les gambades du vieux seigneur paillard et ankylosé sont d'une clownerie magistrale et, après le classicisme hiératique des pointes et enlèvements de
Sylphides, il était
piquant d'admirer, dans la trivialité picaresque, l'immuable et suprême virtuosité de la Karsawina. (...)