Lettres de voyage: Lyon et Avignon

Honoré Beaugrand
SEPTIÈME LETTRE
Nîmes, 4 décembre 1888.


[...]
Nous quittons Paris à 8 h. 50 m. du matin, par le rapide à destination de Lyon, où nous arrivons à 6 heures du soir. Il fait un temps superbe et nous avons pu admirer à plaisir le superbe panorama d'une des plus belles régions de la France. Melun, Fontainebleau, Montereau, Sens, Tonnerre, Dijon où nous déjeunons au buffet, à la hâte; Vougeot, Nuits, Beaume, Pommard, Mâcon, qui produisent les grands crûs de la Bourgogne; enfin Lyon où nous arrivons à la minute indiquée par l'indicateur. Nous descendons à l'hôtel de l'Univers sur le superbe Cours du midi, en face de la gare Perrache. Après avoir copieusement dîné, en compagnie de quelques Américains; nous prenons une voiture et nous allons visiter la première ville de France, après Paris, en population et en importance commerciale (450,000 habitants, recensement de 1886).

Nous prenons la rue Victor Hugo, nous passons la vaste place Bellecour, continuons par la rue de la République jusqu'à l'Hôtel de Ville et le Palais des Arts. Nous rentrons à l'hôtel un peu fatigués mais enchantés de ce que nous avions vu jusqu'alors, nous réservant de consacrer toute la journée du lendemain à une visite plus sérieuse. En rentrant dans ma chambre je consulte mon guide et j'apprends pour la deuxième fois que Lyon fut fondé par les Grecs, 560 ans avant l'ère chrétienne et qu'elle devint plus tard la capitale de la Gaule Celtique. Elle a toujours occupé un des premiers rangs par sa magnifique situation, au confluent de deux grandes rivières navigables, le Rhône et la Saône et sur le versant des collines qui l'entourent et qui lui servent de fortifications naturelles. La ville est divisée en trois parties bien distinctes, par ces deux rivières: la ville proprement dite située sur la langue de terre formée par leur confluent; la rive droite de la Saône, avec Fourvières et l'ancien faubourg de Vaise et la rive gauche du Rhône, comprenant l'ancien faubourg de la Guillotière et les Brolleaux.

Le quartier de Perrache se trouve située la gare principale, doit son nom au Lyonnais de ce nom qui, à la fin du siècle dernier, agrandit la ville en faisant reculer plus au sud la pointe que forme le confluent du Rhône et de la Saône.

Après m'être orienté sur ma carte et avoir étudié la topographie des lieux que je voulais visiter le lendemain, je me couchai un peu fatigué d'une journée passée en chemin de fer. Je fus éveillé, à 7 heures, le lendemain, par une sonnerie de clairon qui me semblait familière, et en mettant la tête à la fenêtre j'aperçus le 12e bataillon de chasseurs à pied qui se déployait sur le cours du midi pour faire l'exercice. Il faisait un soleil superbe et je passai une heure à admirer la précision des manœuvres de ces braves petits pioupious français qui se préparent avec ardeur à la guerre de revanche. Car il ne faut pas se faire d'illusion à l'étranger, la France ne désire pas et ne déclarera pas la guerre, mais elle s'y prépare constamment et systématiquement et je suis un de ceux qui croient fermement à la victoire des armées françaises lorsque sonnera l'heure du combat. Je me renseigne continuellement sur ce sujet et pour moi il n'y a pas d'armée en Europe mieux organisée que l'armée française d'aujourd'hui. Soit dit en passant, sur un sujet que j'ai l'intention d'étudier sur place, en Algérie.

Notre première excursion du matin se fait dans les bateaux-mouches qui sillonnent les deux rivières. Nous remontons la Saône qui a treize ponts, jusqu'à Vaise et le Rhône qui n'en a que neuf jusqu'à la Boucle. Nous admirons en passant, à gauche, l'église de Fourvières hardiment campée sur la colline de ce nom et à droite, la Croix-Rousse, avec ses casernes et ses couvents des Chartreux et des Trinitaires. Nous étudions l'aspect général de la ville que nous verrons bientôt en détail du haut des tours de Fourvières où nous grimperons bientôt. Je dis grimper car il nous faudra, atteindre une hauteur de près de 1000 pieds d'altitude pour arriver à la plate-forme de l'observatoire. Nous prenons le chemin de fer à ficelles comme on dit à Lyon, qui abrège et épargne la fatigue d'une montée pénible et nous arrivons à la station des Minimes qui se trouve encore à dix minutes de l'église qui est un des monuments les plus remarquables, par son architecture et par sa position. La construction de Notre-Dame de Fourvières n'est pas encore tout à fait achevée et les ouvriers travaillent encore à son ornementation intérieure. L'église est d'un style byzantin modernisé et elle a 86 mètres de long sur 35 de large. La façade flanquée de deux tours polygonales surmontées d'immenses couronnes, présente un riche portique avec quatre colonnes monolithes, en granit amphibolique. Les seizes colonnes de l'intérieur sont en marbre bleu, avec piédestaux en marbre blanc, celles du sanctuaire sont en marbre rose. Une vaste crypte consacrée à St. Joseph règne sous tout l'édifice; elle est déjà décorée de mosaïques. Après avoir admiré l'intérieur, nous montons sur l'observatoire où nous jouissons du plus superbe panorama qui se puisse rêver. En dehors de la vue d'ensemble de la ville et des environs, le regard embrasse une étendue de plus de 150 milles, comprenant à l'est, les Alpes jusqu'au Mont-Blanc qui est, en ligne droite, à plus de 100 milles de Lyon; au sud-est, les Alpes du Dauphiné; au sud, les Cévennes; et à l'ouest les montagnes de l'Auvergne. Je le répète, c'est le plus beau panorama qu'il m'ait encore été donné de voir, et tout voyageur qui vient en France et qui passe par Lyon sans s'y arrêter, commet une faute irréparable; et tous ceux qui m'accompagnent disent comme moi. Nous redescendons et nous visitons en passant l'ancienne chapelle de Fourvières, située à côté de la nouvelle église. C'est un édifice sans valeur architecturale mais qui est très fréquenté comme pèlerinage. Elle possède une Vierge noire qui est littéralement tapissée d'ex-voto. Pour descendre en ville, nous prenons, au-dessus de l'église, le passage du Rosaire. C'est un sentier agréable en lacets qui aboutit à la montée St. Barthélemy, qui nous conduit dans des côtes et des escaliers nous rappelant Québec et sa rue du Sault-au-Matelot. Nous visitons en passant la cathédrale Saint Jean qui est une des églises les plus curieuses de France et qui date du XIIe siècle. Nous employons le reste du jour à visiter les autres édifices publics et nous remettons au lendemain l'examen du Palais-des-Arts qui contient un des musées les plus importants de France. Nous visitons l'église d'Ainay fondée au VIe siècle; l'église St. Pierre qui a un portail romain du IXe siècle; l'église St. Nizier qui date du XVe siècle; l'Hôtel-de-Ville; le théâtre des Célestins; la place des Terreaux le palais de la Bourse; et enfin le parc de la Tête-d'Or qui est une promenade digne d'une grande et riche cité comme celle de Lyon. Nous passons la journée du lendemain à visiter les tableaux du Palais-des-Arts et le musée Guimet qui sont tous les deux fort intéressants, et nous prenons le rapide du soir pour Avignon, la ville des papes, enchantés de notre séjour à Lyon et de toutes les choses intéressantes que nous y avons vues.




Vue du Pont Saint-Bénézet à Avignon.
Photo: Library of Congress

[Avignon]
Quatre heures de chemin de fer séparent Lyon d'Avignon. On aperçoit Vienne, Valence, Montélimar, Chateauneuf et on arrive en gare dans la ville française la plus curieuse que je connaisse encore. On se retrouve en plein moyen-âge à l'aspect des remparts que longe le chemin de fer et qui ont été construits par les papes vers 1350, à l'époque où les vicaires de Jésus-Christ habitaient Avignon. Ces remparts sont très bien conservés et c'est un curieux spécimen de fortifications de cette époque. On y voit encore les 39 tours rondes ou carrées de l'enceinte avec leurs créneaux et leurs machicoulis. Des boulevards en font le tour. Avignon est une ville de 38,050 habitants qui était déjà prospère avant la conquête des Romains et les papes en ont été les maîtres jusqu'à l'annexion du Comtat Venaissin à la France, en 1791. C'est ici que les réactionnaires ont assassiné le maréchal Brune en 1815. A part de l'avenue de la République qui est de construction moderne, les rues présentent un enchevêtrement de petits passages où deux voitures ne sauraient se rencontrer. C'est merveilleux de pittoresque et d'antiquité.

L'ancien palais des papes existe toujours et forme naturellement le grand point de curiosité pour les voyageurs. C'est un vaste et sombre édifice gothique, plutôt un château fort qu'un palais, dominant la ville et les environs. Il est formé d'un assemblage irrégulier de bâtiments construits sous trois différents papes, de 1336 à 1364. Les murs atteignent quatre mètres d'épaisseur. Le palais sert aujourd'hui de caserne et est habité par un régiment de ligne, mais il doit changer bientôt de destination et on y transportera le musée. À gauche du palais se voit encore l'ancien hôtel des Monnaies construit au XVIIe siècle d'après Michel-Ange, La Cathédrale ou Notre-Dame-des-Doms est une église romaine du XIe siècle. Le clocher est couronné d'une statue de la Ste. Vierge et l'intérieur est assez richement orné. On y voit les tombeaux de Benoit XII et de Jean XXII. Le chœur renferme l’ancien trône des papes. A côté de la cathédrale se trouve la belle promenade du rocher des Doms qui s'étend jusqu'à l'extrémité du plateau et qui se termine à pic, plus de 300 pieds au-dessus du Rhône. D'un massif de rochers, au milieu de la promenade, on a un panorama magnifique embrassant les rives du Rhône et les montagnes environnantes qui sont toutes couronnées de vieux châteaux, de vieilles tours et d'anciennes fortifications en ruines. C'est un superbe coup d'oeil qui vaut à lui seul tous les frais du voyage. On y voit, à gauche, sur le Rhône, le célèbre pont d'Avignon où

Tout le monde y danse, comme dit la chanson populaire. Le pont est depuis quelques temps en ruine et ne s'étend qu'à la moitié du fleuve. On y voit encore et l'on visite, sur la deuxième pile, une chapelle de St. Bénézet du XIVe siècle, dont la fête se célèbre encore par des danses, le 14 avril. En aval, on aperçoit un magnifique pont suspendu qui nous conduit à Villeneuve-les-Avignon, de l'autre côté du Rhône. Il faut mentionner parmi les monuments d'Avignon le Musée Calvet, et les églises de St. Pierre (XIVe siècle) et de St. Symphorien; les chapelles des Pénitents-blancs et des Pénitents-gris où l'on voit de très curieuses et très vieilles peintures. L'Église des Cordeliers ou était le tombeau de Laure, l'amante de Pétrarque, est en grande partie détruite et le tombeau n'existe plus.

Voilà pour Avignon, dont nous recommandons vivement la visite aux touristes qui aiment et qui savent apprécier les antiquités historiques. C'est une véritable mine que je regrette de n'avoir pas pu explorer plus longuement.

[Tarascon]
Nous prenons le train pour Tarascon, patrie de Tartarin de sympathique mémoire. C’est une petite ville de 10,000 habitants qui possède un remarquable château gothique construit et habité par le roi René d'Anjou, comte de Provence. Il sert aujourd'hui de prison. En face de l'autre côté du Rhône, Beaucaire, ville de 10,000 habitants aussi célèbre par un grand château en ruine et par sa foire qui se tient dans la seconde quinzaine de juillet de chaque année.

Nous nous trouvons maintenant dans un pays accidenté où l'on rencontre sur chaque colline, dans chaque vallon, de vieilles villes, de vieux châteaux qui sont aujourd'hui en ruine mais qui ont leur histoire, leur légende et il faudrait des mois pour explorer et admirer tous ces vestiges du moyen-âge. Je suis forcé de me borner, naturellement, à donner des aperçus des grands centres et à redire aux lecteurs de La Patrie ce qu'ils ont probablement appris comme moi, en étudiant l'histoire et la géographie de la France. La rapidité et les fatigues de voyage m'empêchent de faire plus et de faire mieux, et je demande encore une fois l'indulgence de mes lecteurs pour le décousu de mes lettres de voyage, qui sont pour la plupart, écrites à la lumière d'une malheureuse bougie, dans une chambre d'hôtel. Le gaz ne sert ici que pour l'éclairage des rues et le plus grand hôtel de France n'éclaire encore ses pensionnaires qu'à la chandelle. Un Américain ou un Canadien s'y habitue difficilement.

Je me rends à St. Hippolyte-du-Fort, en passant par Nîmes et ma prochaine lettre vous sera adressée du pays des Camisards, en pleines Cévennes, où se réfugièrent jadis les Huguenots contre les persécutions des rois de France.

Autres articles associés à ce dossier

À lire également du même auteur

Lettres de voyage: Venise et Bologne
Description par un journaliste canadien-français à la fin du XIXe siècle, de la «reine de l'Adri




Articles récents