Lionel Groulx devant le tribunal de l'histoire
Qu’est-il reproché à Lionel Groulx ? D’être un extrémiste de droite. — De droite ? Groulx n’était ni communiste, ni socialiste. En ce sens, il était de droite.
Il l’était aussi dans la mesure où il était traditionaliste et récusait les excès des Lumières, de la Révolution française et du libéralisme philosophique.
L’excès des excès, l’extrémisme des Lumières en quelque sorte, à ses yeux, était la prétention de l’homme à n’accepter d’autre mesure de toute chose que lui-même, d’autre loi que la sienne ; à se soustraire à la Transcendance. Cette méfiance à l’égard du principe d’autonomie à la base de la modernité fait de Lionel Groulx un antimoderne.
L’idolâtrie de l’homme par l’homme, source de démesure, a entraîné le XXe siècle dans des aventures de fer, de feu et de sang. En 1953, après avoir condamné l’enfer du communisme stalinien, Groulx ajoutait dans une allusion transparente à Hitler et à Mussolini : « D’autres chefs de peuple que nous n’avons pas oubliés, ont tenté de déifier la nation ou la patrie, pour le faux espoir de les grandir ; ils les ont acheminées vers les tragiques catastrophes (1). »
Grand lecteur de Jacques Maritain, Groulx ne connaissait qu’un correctif, « l’humanisme qui débouche sur l’éternel », c’est-à-dire l’humanisme chrétien. Toute sa vie, Groulx a soumis son nationalisme à l’orthodoxie catholique. Voilà pourquoi il consultait Mgr Louis-Adolphe Pâquet et le dominicain Louis Lachance.
La droite de Groulx n’était pas la droite du statu quo. Jamais Groulx ne s’est satisfait de l’état des choses. Jamais il n’a cru que l’asservissement économique et politique était, de toute éternité, le lot des Canadiens français, ni que la Conquête était le dernier mot de leur histoire. Nés pour un petit pain ? Jamais.
Liberté, autonomie pour son peuple comme pour les autres. Il fallait donc changer tout ce qu’il y avait à changer. La droite de Groulx était réformiste.
Son réformisme était d’abord politique et oscillait entre l’autonomisme vigoureux et l’indépendance. Son réformisme était aussi économique : au Québec, les Canadiens français devaient cesser d’être des serviteurs dans leur propre maison : maîtres, chez nous ! rien de moins. Réformisme social enfin : réaliser l’harmonie, la paix sociale, non pas par la répression, mais par une audacieuse politique inspirée de la doctrine sociale de l’Église, appliquant avec un esprit créateur le principe de subsidiarité et faisant intervenir l’État — l’État québécois, le seul dont disposaient les Canadiens français — toutes les fois qu’il serait nécessaire.
Ce réformisme devait respecter les minorités du Québec ; les minorités du Québec devaient apprendre à respecter la majorité canadienne-française du Québec.
Homme de droite, Groulx était-il un extrémiste ? Les chefs d’accusation doivent être clairs et précis. Or l’extrémisme est une notion vague à souhait. Faisons un effort pour la circonscrire afin d’y voir un peu plus clair.
L’extrémisme dans les débats consiste à pousser une idée, une conviction, un parti pris le plus loin possible, sans tenir compte des conséquences, sans souci de la vérité ou du simple bon sens, et sans tolérer les points de vue contraires.
L’extrémisme dans l’action consiste à ne considérer que les fins, sans s’inquiéter de la moralité des moyens, sans se préoccuper des droits des adversaires ou des ennemis, allant parfois jusqu’à déchaîner contre eux la violence, légale ou non, pour les réduire au silence, à l’obéissance, ou encore tout simplement pour les éliminer.
Spécialiste de Lionel Groulx, je n’ai rien trouvé dans les écrits de ce dernier ou encore dans les arguments de la Justice telle qu’elle a parlé ce soir, qui, dans le contexte historique, dans le contexte de l’époque, permettrait de conclure que cet homme de droite qu’était Groulx parlait ou se comportait en extrémiste.
Prenons le redressement économique du Canada français. Groulx croyait qu’il passait d’abord par l’éducation. Sa tournée des collèges classiques pour convaincre des finissants d’opter pour l’École des Hautes Études commerciales s’inscrivait dans cette perspective.
La campagne d’Achat chez nous devait favoriser le commerce canadien-français en faisant jouer la solidarité nationale ; surtout, il s’agissait de canaliser l’épargne et les capitaux canadiens-français vers des institutions financières canadiennes-françaises. Car à quoi bon des entrepreneurs si les moyens leur font défaut ?
La politique de modernisation de l’agriculture et la politique de colonisation des nouveaux territoires abitibiens, par exemple, visaient à contrer la prolétarisation des ruraux.
Groulx croyait qu’il fallait au besoin nationaliser : l’étatisation de l’électricité était à ses yeux un article fondamental du programme d’émancipation économique. Il pensait même qu’il fallait que l’État récupère une partie du patrimoine minier.
Bien entendu, de nos jours, à l’époque de l’ultralibéralisme triomphant et de la mondialisation, ces propositions paraissent malsonnantes. Les lois impersonnelles et aveugles du marché sont la nouvelle divinité. Mais beaucoup d’intellectuels ou simplement d’hommes de coeur pensaient alors, comme Groulx, que le marché devait être civilisé par l’humanisme chrétien.
Au fait, Groulx était-il contre les « Anglais » ou pour les Canadiens français ?
Son objectif était que les Canadiens français soient eux-mêmes et entrent en possession de tous les moyens matériels et moraux nécessaires à leur épanouissement. Car pour Groulx, tous les peuples sont voulus de Dieu, tous sans exception, les plus grands et les plus petits, et tous, sans exception, ont une mission à remplir.
En insistant sur la grandeur de la civilisation française, sur la beauté et sur l’universalité de la langue française, Groulx voulait guérir les Canadiens français de leur complexe de colonisés, de leur sentiment d’infériorité, bien avant les essais de Fanon, de Memmi ou de Berque.
La fierté retrouvée est encore le meilleur moyen d’aller authentiquement vers l’autre. Le philosophe André Dagenais, qui admire les Juifs et a des nièces et des neveux à demi-juifs, a bien connu Groulx, dont il a été l’élève à l’université. En septembre 1981, il écrivait à son sujet :
- Je me souviens, en particulier, d’un cours magistral sur l’Histoire et sur la structure politique de l’Angleterre. Sera-t-on étonné ? Je garde le souvenir d’un exposé admiratif et même fervent… — J’eus souvent le privilège de converser avec cet homme accueillant : son esprit s’ouvrait naturellement aux apports des groupes ethniques et des cultures diverses (2).
D’abord, les immigrants, que l’on appelait les néo-Canadiens. En 1943, Groulx offrait le conseil suivant aux Canadiens français du Québec :
- Si les Anglo-Canadiens ne veulent pas de notre alliance, de notre collaboration, et même s’ils en veulent, tournons-nous plus que jamais vers les néo-Canadiens. Avec eux nous avons au moins ceci de commun, qu’ils n’ont et qu’ils ne veulent avoir d’autre patrie que le Canada et qu’ils y sont venus pour vivre, comme nous, un idéal de liberté généreuse (3).
Sa version de Dollard des Ormeaux n’a cessé de se corriger et de se nuancer. En bon historien, il comprenait Dollard en son temps et son lieu. Il le jugeait par rapport aux moeurs de l’époque : piller l’ennemi ne scandalisait personne. Ce sont nos petites consciences frémissantes d’aujourd’hui qui tombent dans le piège de l’anachronisme.
Mais pourquoi avoir choisi Dollard et non pas pas un saint de la Nouvelle-France comme modèle pour la jeunesse ? Groulx s’était persuadé que les Canadiens français étaient trop bons garçons ; trop mous ; trop bonne-ententistes, trop abbé Maheux — une des illustrations du séminaire de Québec. Il voulait un héros jeune, laïque et qui n’a pas froid aux yeux.
Troisième et dernier point. Les idées politiques de Groulx. Ce dernier n’a jamais été fasciste.
Avant la Seconde Guerre mondiale, il a admiré non pas le fascisme, mais le réveil suscité par l’action de chefs vigoureux comme l’Italien Mussolini ou l’Irlandais De Valera. Jamais Groulx n’a loué Hitler, et ses éloges sélectifs de Mussolini se situent bien avant la guerre. Groulx condamnait les impérialismes qui broient les petits peuples.
Le fascisme, c’est le totalitarisme, la négation de l’anthropologie chrétienne et de la doctrine sociale de l’Église. Le totalitarisme était, pour Groulx, une des incarnations maléfiques de la modernité, une déification des réalités terrestres, une démesure révolutionnaire.
Groulx, il est vrai, n’avait pas la mystique de la démocratie ; il ne faisait pas de la démocratie un mythe. Le bulletin de vote n’était pas à ses yeux un brevet d’omniscience.
La démocratie était un moyen de désigner les gouvernants. Alors il voulait des électeurs libres et éclairés.
Il refusait de s’en laisser conter sur le peuple souverain, tant que séviraient les caisses occultes et la corruption politique ; tant que les élus consulteraient davantage la discipline de parti que leur conscience.
Groulx n’a pas appuyé le Parti libéral, exception faite des élections de 1962. Quant à l’Union nationale, il lui reprochait son manque de doctrine et son chef. Groulx était antiduplessiste ; Duplessis lui paraissait un politicien plutôt qu’un véritable chef d’État. Et Groulx appelait de ses voeux un nouveau Mercier ou un De Valera.
Groulx n’a jamais proposé d’abolir le parlementarisme. Dagenais a raison, il admirait les institutions parlementaires britanniques. Il vouait une admiration fervente à de grands parlementaires canadiens-français comme Louis-Hippolyte La Fontaine. Mais il était exigeant pour le parlementarisme ; il le souhaitait à la hauteur de l’humanisme chrétien.
Autant que le permettait l’état ecclésiastique, Groulx a soutenu l’Action libérale nationale de Paul Gouin et le Bloc populaire canadien de Maxime Raymond et d’André Laurendeau. Deux partis réformistes, deux échecs.
Le nationalisme de Groulx n’était pas raciste. Sa conception des choses constitutionnelles s’appuyait sur deux types de nations : la nation politique, non sans parenté avec la théorie libérale, et la nation culturelle.
Le Canada était une nation politique, fondée sur un contrat, un pacte entre deux nations culturelles, l’anglaise et la française. Cette société politique ne devait connaître en principe que des citoyens égaux, dont les droits devaient être protégés qu’ils fussent membres de la majorité ou de la minorité.
Le Québec était l’État national des Canadiens français. Par rapport à la nation canadienne-française, cet État avait des devoirs nationaux et culturels. Mais par rapport à l’ensemble de la population habitant le territoire québécois, cet État était, comme le Canada, une nation politique, où la majorité avait tous les droits sauf celui d’opprimer la minorité.
Quel était le destin des Canadiens français du Québec ? Groulx s’opposait à la modernité révolutionnaire, qui faisait du principe des nationalités un absolu.
Conformément à l’anthropologie catholique et à l’enseignement des papes, Groulx n’admettait pas que toute nation, pour cela seul qu’elle existait, jouissait d’un droit indiscutable à se constituer en État-nation. Mais toutes avaient le droit d’aspirer à la plus grande autonomie possible car telle était la volonté de Dieu, maître des temps et de l’histoire. Groulx était providentialiste.
Le réalisme, la sagesse, surtout le souci de la diaspora canadienne-française expliquent que, le plus souvent et du moins publiquement, Groulx ait conçu son État français à l’intérieur des cadres de la Confédération.
Mais les idées politiques de Groulx se découpaient sur un horizon, celui de l’idéal qui s’était révélé à lui en 1896 dans un roman de Jules-Paul Tardivel, Pour la patrie.
Tardivel y rêve d’une République canadienne-française indépendante sur les bords du Saint-Laurent. Ce mythe mobilisateur devint, pour Groulx, une idée de derrière la tête qui ne devait plus le quitter. Tel était son rêve, tantôt secret, tantôt discret, tantôt déclaré. Mais au fait, à bien y penser, en 2003 et en ce pays, n’est-ce pas un rêve d’extrémiste ? A-t-on idée ! Une république souveraine ! Et voilà Lionel Groulx convaincu d’extrémisme, non pas dans les débats ni dans l’action, mais dans le rêve, dans l’utopie si l’on veut.
Notes
(1) Pour bâtir, p. 159.
(2) Dagenais, Libérer / Renverser, p. 19-20.
(3) Pourquoi nous sommes divisés, p. 26.
Québec, 5 février 2003
© Pierre Trépanier, professeur d’histoire à l’Université de Montréal