Le combat contre la banalisation : Héraclès
Psychologue et philosophe français d'origine autrichienne, auteur d'un Psychologie de la motivation fondateur en 1948, Paul Diel applique sa méthode d'interprétation des comportements humains à la lecture des mythes grecs dans l'ouvrage Le symbolisme dans la mythologie grecque : Etude psychanalytique, publié en 1952 et préfacé par Gaston Bachelard.
Dans l'analyse de Diel, le mythe du héros Héraclès (pp. 201-216), fils illégitime de Zeus qui suscite la jalousie d'Héra, illustre le sort de l'homme qui doit lutter contre la banalisation (à savoir, la dispersion de son élan vital au fil des tentations extérieures), partagé qu'il est entre la force d'esprit qui lui est donnée d'emblée (il est fils de Zeus) et le don de l'amour qu'il doit acquérir (Héra ne le tient pas en bonne grâce).
"Le vainqueur du groupe des héros menacés de banalisation est Héraclès.
Il est descendant de Persée du côté paternel aussi bien que maternel. Amphitryon, son père, est fils de Persée, tout comme Electryon, père de la mère du héros, Alcmène. Mais, de plus, sur le plan symbolique, Héraclès, tel Persée, est descendant de Zeus. Suivant la fable, Zeus s'est uni à Alcmène en prenant figure d'Amphitryon.
Dans le mythe de Persée, le symbolisme de la descendance de Zeus fut complété par l'oracle, destiné à exposer la situation essentielle du héros et de son destin. Dans l'histoire d'Héraclès, l'oracle se trouve remplacé par un trait symbolique qui n'est pas moins significatif pour le sort du futur héros. Héra se montre jalouse des faveurs accordées par Zeus à une femme terrestre. La déesse demeure hostile à l'enfant né de cette union. Son acharnement contre Héraclès est le point central qui détermine tous les détails de la fabulation et qui renferme, par là même, la clef de la traduction.
Avant d'entrer dans l'explication des détails, il importe donc de voir ce que signifie cette constellation de motifs centraux : la jalousie d'Héra et la querelle qui éclate entre Zeus et son épouse à l'occasion de la naissance d'Héraclès.
Les divinités étant des idéalisations de qualités humaines, leurs attitudes, en l'espèce l'infidélité de Zeus et la jalousie d'Héra, doivent être en rapport avec les qualités de l'âme humaine. Or, Zeus est la suprême idéalisation du père mythique, symbole de l'exigence spirituelle, et son amour pour une femme terrestre fait de lui le "père" d'un héros, vainqueur mythique. Chez les Grecs, l'image de l'union de la divinité-esprit avec la femme mortelle revêt l'aspect d'une infidélité, parce que la narration représente cette union sous une forme charnelle. (Le sens profond du symbolisme de la filiation apparaît en toute clarté à partir du mythe chrétien où le héros-vainqueur est, sur le plan mythique, fils de la divinité-esprit et de la mère-vierge, ce qui élimine toute allusion à la fécondation charnelle.)
Tout comme l'infidélité de Zeus, la jalousie d'Héra se rapporte, suivant le sens caché, à des qualités de l'âme humaine. Zeus réprésente la qualité suprême : l'esprit de l'homme et sa puissance fécondatrice ; Héra préside à l'amour affectif, et son image inclut un trait psychologique : l'existence de l'affection féminine, jalouse de la fécondité spirituelle ressentie comme une trahison. Un motif mythique résume ce trait en racontant la punition infligée à Héra pour sa jalousie querelleuse : Zeus la suspend à une chaîne d'or entre Ciel et Terre. La déesse demeure ainsi attachée par la chaîne d'or (symbole de sublimité) à la sphère spirituelle, tout en s'en trouvant exclue. On peut, en effet, dire de l'amour affectif qu'il est suspendu entre ciel et terre, entre le sublime et le terrestre, et ce n'est qu'en se purifiant de toute forme de jalousie que l'amour trouve sa forme parfaitement sublime. Le mythe dit alors d'Héra qu'elle est de nouveau admise dans le ciel de l'esprit.
C'est cette opposition entre Zeus et Héra, entre la force de l'esprit et le don de l'amour, qui se reflète dans le mythe d'Héraclès et qui déterminera le sort du héros.
Fils mythique de Zeus, Héraclès est prédestiné à être vainqueur sur le plan essentiel. Il est héritier de la force d'esprit, et à cet égard le mythe le représente doté d'une force de beaucoup supérieure à celle des autres mortels. Mais Héraclès n'est pas fils d'Héra : privé du don de la déesse, il demeure toute sa vie rebelle à la liaison d'âme, seule capable de sublimer l'impétuosité du désir sexuel. La querelle qui, sur le plan symbolique, éclate entre Zeus et Héra au sujet d'Héraclès est donc représentative d'un conflit réel qui se livre pendant toute sa vie dans l'âme du héros : le conflit entre la puissance exceptionnelle de son élan spirituel et son penchant pour la dépravation sexuelle, trait le plus fréquent de la banalisation. On verra que toutes les autres formes du pervertissement se trouvent exclues du caractère d'Héraclès, ce qui, d'une part, le laisse apparaître comme investi de forces surhumaines et ce qui, d'autre part, ne souligne que davantage la difficulté de son combat contre sa faiblesse, des plus humaines. Celle-ci apparaît sur le plan de la narration comme une manifestation de sa force débordante, d'où l'erreur qui exclut de son image toute imperfection..."