L'Islam aux États-Unis: un progrès hésitant. Entretien

Yvonne Haddad
La présence islamique aux États-Unis s'est considérablement développée depuis dix ou vingt ans. Cette expansion s'est toutefois accompagnée d'une auto-évaluation au sein de la communauté islamique américaine et de conjectures sur son avenir. Dans l'interview ci-après, menée par William Peters et Michael Bandler, rédacteurs de la revue électronique sur «La société américaine», Mme Yvonne Haddad, professeur d'histoire islamique à l'université du Massachusetts à Amherst, examine la situation actuelle des musulmans aux États-Unis.

Entretien publié dans: "Le paysage religieux des États-Unis", La société américaine. Revue électronique de l'Agence d'information des États-Unis, vol. 2, no 1, mars 1997
Question - Le progrès de l'islam aux États-Unis peut être constaté chaque jour de façon tangible d'après le nombre de mosquées qui ont été construites dans les centres urbains américains. Combien y en a-t-il en tout, à l'heure actuelle ?

Mme Haddad - Il y a aux États-Unis mille deux cent cinquante mosquées et centres islamiques.

Question - Combien en a-t-on construit ces dix dernières années ?

Mme Haddad - Beaucoup. Je crois que leur nombre a doublé depuis 1984.

Question - Et puis, il y a les impondérables : la dynamique, la volonté de cette communauté de s'organiser aux États-Unis. Mais je pense que nous pourrions parler tout d'abord du fait que la présence de l'islam dans notre pays n'est pas entièrement nouvelle. Cette religion n'est pas apparue soudainement il y a vingt ans.

Mme Haddad - En effet. Selon certains spécialistes, il se peut que l'arrivée de musulmans ait précédé l'établissement des colons dans la plantation de Plymouth et en Virginie. Nous avons des documents historiques qui prouvent que certains des Maures qui avaient été chassés d'Espagne avaient réussi à venir jusqu'aux Antilles et, de là, dans le sud des États-Unis. Il existe un livre sur les Melungeons qui sont venus en Amérique du Nord avant le XVIIe siècle. Il y a donc des musulmans qui étudient l'histoire des États-Unis et qui se considèrent comme faisant partie de cette histoire à ses débuts. C'est en quelque sorte la version espagnole de la fondation de notre pays. Nous savons également qu'une proportion non négligeable des Africains amenés comme esclaves dans notre pays étaient musulmans et qu'on les a convertis au christianisme. Certains d'entre eux ont continué à pratiquer la religion islamique jusqu'au début de ce siècle. Ils vivaient sur la côte de Géorgie. Il y a donc diverses façons d'examiner l'histoire. En général, nous parlons de l'émigration qui a eu lieu de façon suivie dans les années 1870 et 1880, époque à laquelle les musulmans du Liban et de Syrie sont venus aux États-Unis.

Question - Ces gens pouvaient-ils avoir un mode vie musulman ?

Mme Haddad - Ils conservèrent en effet leur mode de vie. L'un des aspects intéressants de l'islam, est le fait que c'est une religion transportable. Tout endroit peut être utilisé comme lieu du culte. Mais l'établissement d'une communauté et la perpétuation de la foi n'ont pris de l'importance qu'au début des années 1930, durant la crise économique. On a constaté alors un grand degré d'institutionnalisation chez les immigrants. Nous avions environ cinquante-deux mosquées à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Des années 1920 à la fin de cette guerre, il n'y a eu pratiquement aucune immigration aux États-Unis. C'est à cette époque-là que l'homogénéisation de l'Amérique s'est produite. Puis, dans les années 1960, les portes de notre pays se sont de nouveau ouvertes, menant à une immigration massive en provenance de tous les coins du monde, une immigration qui faisait penser aux vagues d'immigrants venus d'Europe de l'Est au début du vingtième siècle.

Question - Vous avez parlé de cinquante-deux mosquées.

Mme Haddad - En 1950 a été créée la Fédération des associations islamiques des États-Unis et du Canada. Cinquante-deux mosquées y ont adhéré. Leurs fidèles étaient principalement des Libanais et des Syriens. Il y avait aussi quelques groupes de musulmans des Balkans. Ce chiffre ne comprend pas les mosquées afro-américaines, qui étaient au nombre de cent environ.

Question - Vous voulez dire qu'elles sont passées de cent cinquante à mille deux cent cinquante en moins d'un demi-siècle.

Mme Haddad - Parfaitement.

Question - Au début, y avait-il des contacts entre les diverses communautés ?

Mme Haddad - La plupart de ces musulmans avaient émigré en famille. Ils venaient des mêmes villages du Liban. Certains s'établirent dans le Dakota du Nord. Puis, pendant la Première Guerre mondiale, certains d'entre eux ont été mobilisés et envoyés en Europe, où ils sont morts. Les autres sont rentrés aux États-Unis, mais ils ne sont pas retournés dans le Dakota du Nord où ils s'étaient installés. Ils allèrent travailler dans l'industrie automobile, à Détroit (Michigan) par exemple, ou fondèrent un commerce dans l'Ohio.

Question - Est-ce à l'origine de la forte présence musulmane dans la région de Détroit ?

Mme Haddad - L'usine Ford, de Rouge, employait des musulmans ainsi que des Afro-Américains venus du Sud. Elle payait ses ouvriers cinq dollars par jour et engageait tous ceux qui pouvaient supporter la chaleur et des conditions de travail épouvantables. La plupart des gens en provenance du Proche-Orient ne connaissaient pas l'anglais. Ils considéraient donc cela comme un bon salaire.

Question - Y avait-il des tensions avec la société américaine, des tensions basées sur la religion ?

Mme Haddad - Il s'agissait plus de racisme que de religion. Il y eut deux procès à l'époque. La question était de savoir si les arabes remplissaient les conditions requises pour acquérir la nationalité américaine car, à l'époque, les Américains étaient classés dans deux catégories : caucasiens (c'est-à-dire blancs) ou négroïdes, et les arabes n'entraient pas dans ces catégories.

Question - Parlons maintenant du développement extraordinaire qui s'est produit ces dernières années. Indiquez-nous-en d'abord les raisons.

Mme Haddad - Le facteur le plus important de ce développement a été le changement apporté, vers 1965, à la loi sur l'immigration. Les gens obtenaient désormais un visa sur la base de leur contribution éventuelle à la société et non plus sur la base d'une migration en chaîne, c'est-à-dire en tant que membres d'une même famille. On a assisté, après 1965, à une immigration massive de médecins et ingénieurs - l'exode des cerveaux, des professions libérales - en provenance du Pakistan, du Bangladesh et de pays arabes. C'est ce qui a solidement établi l'islam en tant que religion aux États-Unis. Ces immigrants ont bientôt construit des mosquées car ils estimaient ne pas pouvoir fréquenter les mosquées plus favorables à l'assimilation établies par la Fédération des associations islamiques. Ils jugeaient ces mosquées trop américanisées, trop christianisées.

Question - Il y avait donc une différence très nette entre les anciennes et les nouvelles mosquées ?

Mme Haddad - En effet.

Question - À quoi ressemblaient les anciennes mosquées ?

Mme Haddad - Tout d'abord, la première vague d'immigrants était composée principalement de jeunes gens célibataires sans instruction. Nous avons, par exemple, des documents relatifs à un groupe de gens qui se rendirent par le train dans l'État de Washington, via Chicago. Il comprenait une cinquantaine d'enfants de 9 à 11 ans. C'était de la main-d'œuvre enfantine destinée aux mines, aux vergers ou aux chemins de fer. Ces enfants ne savaient même pas d'où ils venaient. Ils ne connaissaient pas l'anglais. Par la suite, ils ont épousé des Américains, se sont établis et ont tenté de se forger une identité. Ils ont acquis un strict minimum de formation religieuse, et c'est leur cuisine, leur musique et leurs coutumes matrimoniales qui constituaient leur patrimoine culturel.

Question - Ils ne mettaient donc pas l'accent sur la pratique de la religion ?

Mme Haddad - Non. La mosquée était pour eux un club social. Mais une fois mariés, ils ont commencé à se préoccuper de la façon dont ils élèveraient leurs enfants. Nous avons de la documentation sur la mosquée de Quincy (Massachusetts) concernant onze familles qui s'étaient groupées et avaient déclaré : « Nous avons besoin d'une mosquée, d'un local où nous pourrons nous réunir afin que nos enfants soient élevés dans la religion musulmane et qu'ils se marient entre eux. » Ils construisirent leur mosquée. Mais une enquête a révélé qu'aucun de leurs enfants n'épousa un coreligionnaire. Et tous les mariages se soldèrent par un divorce. C'est une chose incroyable.

Question - Devant une telle situation, il fallait manifestement que cela change.

Mme Haddad - Précisément. Lors des immigrations postérieures à 1965, les nouveaux venus ont observé la situation et décrété que ce n'était pas ce qu'ils voulaient. L'identité et la prise de conscience des nouveaux immigrants sont différents. Ils sont originaires d'États qui se sont crées après la Seconde Guerre mondiale. Ils sont instruits. Ils ont une identité nationale, qu'ils soient pakistanais, libanais ou syriens. Ils ont appris l'histoire, les antécédents de leur pays d'origine ainsi que l'histoire de l'Islam, sa culture et sa contribution à la civilisation mondiale. Ils avaient donc, à leur arrivée, une idée bien précise de ce qu'ils attendaient de la vie. Ils ont observé les premiers immigrants, qui ne partageaient pas leur identité personnelle, et ont décidé d'établir leurs propres institutions.

Question - Vous avez donc identifié deux tendances distinctes. Mais il y a aussi les musulmans noirs.

Mme Haddad - Parfaitement. De 1933 à 1975, ils ont connu un développement parallèle, mais séparé. L'expérience afro-américaine a pris de l'ampleur dans les villes industrielles du Nord, en réaction au racisme. Lorsque les Afro-Américains ont quitté les champs de coton du Sud, au début du vingtième siècle, ils espéraient que le Nord serait plus accueillant, mais ce ne fut pas le cas. Si bien que, peu à peu, ils ont redécouvert l'Islam, qui leur faisait retrouver leur identité africaine initiale, étant donné que l'Afrique avait eu au moins trois empires islamiques (Mali, Songhaï et Ghana) qui avaient apporté d'importantes contributions aux civilisations africaines. Les Afro-Américains ont alors commencé à prendre de nouveaux noms pour rejeter leur identité d'esclave.

Question - Aujourd'hui, dans la communauté islamique, il y a tout un réseau d'écoles, contrairement au vide du passé.

Mme Haddad - Il y a en effet une centaine d'établissements scolaires et plus de mille cours d'instruction religieuse.

Question - Y a-t-il aussi des organisations communautaires ?

Mme Haddad - Oui, en plus des mille deux cent cinquante mosquées ou centres islamiques, nous avons l'adresse d'organisations, de maisons d'édition et de stations de radio, quelque mille deux cents institutions au total.

Question - Existe-t-il un programme de formation religieuse pour les dirigeants religieux islamiques ?

Mme Haddad - L'un de ces programmes a été établi cette année près de Herndon, en Virginie. Il est administré par l'Institut international de philosophie islamique (International Institute of Islamic Thought). Ce programme mène à une maîtrise d'imamat et à une maîtrise d'études islamiques. Il servira de séminaire aux dirigeants religieux qui vivent aux États-Unis et y reçoivent leur formation. Jusqu'à maintenant, les imams venaient de l'étranger, mais cela ne s'est pas avéré très satisfaisant.

Question - Cela a du créer des tensions.

Mme Haddad - Pas au début, mais cela a commencé quand les immigrants se sont acclimatés à la vie aux États-Unis, car les imams importés ne pouvaient pas communiquer avec leurs enfants.

Question - Je suis sûr que même les enfants qui fréquentent une école musulmane s'américanisent de bien des façons.

Mme Haddad - En effet. Ils vivent dans deux cultures, à cheval sur deux cultures.

Question - Parlons maintenant de la vie dans ces deux cultures : est-elle même possible ? Comment peut-on y parvenir ?

Mme Haddad - C'est une question très intéressante sur laquelle je me penche depuis longtemps. D'un côté, ils y sont très bien parvenus, mais de l'autre, avec l'accroissement de l'islamophobie aux États-Unis, la situation est devenue très inconfortable pour eux. Dans un sondage réalisé dans les années 1980, nous avons demandé aux gens s'ils pensaient que les musulmans faisaient l'objet de discrimination aux États-Unis. Sur un échantillon de 365 personnes, 100 ont répondu affirmativement. Puis, quand nous leur avons demandé s'ils avaient été eux-mêmes victimes de discrimination, ils ont tous répondu par la négative. Il s'agit donc d'une impression. La presse contribue à cette psychose et nous ne pouvons feindre de l'ignorer. Les musulmans se sentent à l'aise, ils sont invités dans des églises et des synagogues et ils participent au dialogue interconfessionnel. Ils savent que nous ne leur voulons pas de mal. Cependant, quand ils ouvrent leur journal le matin et qu'ils lisent des articles sur des terroristes, ils s'affolent. Ils ont peur de voir à tout moment une bande de gens se précipiter vers une mosquée pour la détruire à l'explosif. C'est d'ailleurs arrivé. Il y a eu trois ou quatre plasticages, peut-être deux cas d'incendie volontaire et des profanations de mosquées depuis 1989. Il n'y a pas eu de victimes, mais ces lieux du culte ont été attaqués et c'est très inquiétant. De tels incidents font généralement suite à un acte de terrorisme commis à l'étranger et dont on a beaucoup parlé.

Question - Certains groupes de chrétiens fermement partisans de l'œcuménisme ne sont-ils pas convaincus qu'il est de leur devoir de favoriser le rapprochement entre les religions et de remédier aux erreurs du passé ?

Mme Haddad - Parfaitement. Le Conseil national des églises a fait des déclarations sur les relations entre chrétiens et musulmans. Huit confessions au moins se sont déclarées en faveur du soutien des droits des chrétiens et des musulmans à Jérusalem. Ces mêmes confessions ont fait des exposés sur la façon dont leurs membres doivent traiter leur prochain, comment obtenir que les églises cherchent à nouer des relations avec la communauté musulmane.

Question - Des mesures sont donc prises pour contrecarrer l'extrémisme.

Mme Haddad - C'est ce que font certaines des églises, en effet. Beaucoup d'entre elles estiment que les gens devraient se solidariser avec leurs voisins, qu'on devrait apprendre aux autres congrégations à considérer les musulmans comme des Américains, des citoyens à part entière, des gens qui contribuent à l'avenir des États-Unis.

Question - Pensez-vous qu'un bon musulman puisse pratiquer sa religion sans entrave aux États-Unis, à l'heure actuelle ?

Mme Haddad - La pratique de la religion musulmane consiste à faire cinq fois par jour une prière précédée d'ablutions, à jeûner pendant un mois durant le ramadan, à faire l'aumône, à aller une fois dans sa vie en pèlerinage à La Mecque (Hadj). Pratiquer le jeûne n'est pas aussi facile aux États-Unis que dans les pays musulmans, où des horaires de travail allégés sont en vigueur pendant le ramadan.

Question - Cependant les États-Unis ont des lois prévoyant des congés pour les fêtes religieuses.

Mme Haddad - Jusqu'à maintenant, ces lois ne s'appliquent pas aux musulmans. Elles ont d'ailleurs été contestées, mais dans un seul endroit, les prisons. Des musulmans afro-américains ont fait un procès à certains établissements pénitentiaires et ont obtenu d'avoir droit, par exemple, à de la nourriture halal (la viande doit provenir d'un animal abattu selon le rite islamique) et le droit, pendant la période de jeûne, de prendre leur repas, non pas à l'heure prévue par la direction de la prison, mais au moment où leur religion leur permet de le faire.

Les cinq prières quotidiennes sont presque toutes concentrées dans l'après-midi et la soirée. La première a lieu le matin, avant que le musulman ne quitte son domicile pour se rendre au travail, la seconde à la pause du déjeuner. Celle du milieu de l'après-midi peut être reportée à plus tard, dans certains cas. Ces prières ne prennent guère de temps, cinq ou dix minutes chacune. La seule chose est que l'on a besoin d'un lieu propre pour pouvoir faire ses ablutions. C'est la principale difficulté. Faire ses ablutions dans des toilettes publiques, où on ne put pas s'isoler, n'est pas chose facile.

Question - Du fait que la situation de l'islam évolue aux États-Unis, est-il est maintenant plus facile aux musulmans de pratiquer leur religion qu'ils ne pouvaient le faire il y a cinquante ans ?

Mme Haddad - Cela leur est plus facile en effet, en ce sens qu'il y a maintenant des mosquées dans chacun des cinquante États et que l'on peut trouver une communauté dans laquelle pratiquer sa religion. Quand nous nous sommes installés à Hartford (Connecticut), en 1970, nous savions qu'il y avait un musulman dans cette ville. Il fréquentait l'église maronite, à la recherche d'une communauté. Il n'y avait pas de mosquée, à l'époque. À sa mort, il a été enterré dans un cimetière chrétien. Ce cimetière a maintenant un espace réservé aux musulmans. Et les musulmans peuvent prendre des dispositions avec les entreprises de pompes funèbres pour pouvoir faire la toilette des morts et prier selon le rite musulman. Il leur est donc plus facile qu'autrefois de vivre aux États-Unis ; ils s'y sentent plus à l'aise, cela ne fait aucun doute. Ils sont mieux organisés et commencent à revendiquer leurs droits en vertu de la législation américaine.

Question - Parlons du militantisme politique actuel des musulmans aux États-Unis, à la fois pour défendre des causes précises et à propos de problèmes plus généraux pour lesquels ils désireront peut-être se joindre à d'autres groupes.

Mme Haddad - Il est très difficile d'évaluer l'action politique arabo-américaine parce qu'elle n'est pas bien organisée. Il n'y a pas de consensus sur les grandes questions. Il existe, depuis les années 1970, plusieurs groupes arabo-américains d'action politique : le Comité arabo-américain contre la discrimination, l'Association nationale des Américains d'ascendance arabe, mais ces groupements comprennent des chrétiens aussi bien que des musulmans. Ils ont été crées après la guerre de 1967 entre les États arabes et Israël, mais ne sont pas nécessairement islamiques. Ils défendent des causes arabo-américaines comme la lutte contre la discrimination. À l'heure actuelle, la question qui préoccupe les musulmans est la loi américaine contre le terrorisme, qui s'efforce de dresser le portrait-robot du terroriste. Les musulmans craignent qu'elle ne vise les musulmans et les arabes, ou les gens qui leur ressemblent physiquement, quand ils se rendent dans un aéroport par exemple.

Question - Mais ce n'est pas une question religieuse.

Mme Haddad - Non, mais ils craignent de perdre leur droit de vote. Les choses ont changé, toutefois, lorsque Jesse Jackson s'est présenté aux élections. Quand il s'est porté candidat aux élections présidentielles de 1988, sa délégation à la convention nationale démocrate comprenait cinquante Américains musulmans ou d'origine arabe. Et le candidat Michael Dukakis a reconnu leur présence quand il a salué les chrétiens, les juifs et les musulmans présents à la convention. Le président Reagan a un jour souhaité la bienvenue au Pape en Floride « au nom des Américains, de leurs églises, de leurs synagogues et de leurs mosquées ». Le président Clinton a plusieurs fois adressé ses félicitations à la communauté musulmane à l'occasion du ramadan. Et Mme Clinton a invité des musulmans à la Maison-Blanche, à un dîner donné à l'occasion de l'Id al-fitr (fête qui marque la rupture du jeûne du ramadan). On a donc le sentiment que l'on commence à penser que les musulmans ont leur place aux États-Unis.

Lors des dernières élections, on avait tenté de grouper cinq comités musulmans d'action politique pour créer un bloc électoral. Sachant que la majorité des juifs allaient voter pour le président Clinton, les musulmans se sont demandé s'ils pourraient soutenir Robert Dole en bloc. Mais ils n'y sont pas parvenus. Environ cinquante pour cent d'entre eux ont voté pour le parti démocrate et cinquante pour cent pour le parti républicain. Ils sont donc divisés sur le plan politique. D'ailleurs, du fait que la plupart d'entre eux ont émigré récemment aux États-Unis, ils n'ont pas tous les mêmes intérêts. Tous, indépendamment de leur origine, s'intéressent au statut de Jérusalem, mais la question du Cachemire, par exemple, n'intéresse que les Indiens et les Pakistanais. Il y a aussi la question de la révolution Moro aux Philippines ; ils affirment tous s'y intéresser, mais ce ne sont que des paroles. Tous, par contre, ont soutenu les musulmans de Bosnie.

Question - Vous avez évoqué les questions de politique étrangère. Où se situent les musulmans des États-Unis par rapport aux grands problèmes intérieurs ?

Mme Haddad - Nulle part. Ils n'ont réussi ni à s'organiser ni à exercer de l'influence. Tout d'abord, les candidats à un poste électif ne veulent pas être associés aux musulmans. Ils craignent que cela ne leur nuise. Je reconnais qu'il y a des questions que les musulmans pourraient partager avec d'autres groupes. Un exemple de coopération est la déclaration sur l'avortement publiée par le Conseil musulman américain à Washington en collaboration avec l'évêque catholique du Maryland.

Question - Quel était l'essentiel de cette déclaration ?

Mme Haddad - Il s'agissait d'une affirmation commune d'opposition à l'avortement, à l'époque de la Conférence des Nations unies à Beijing. Ils n'étaient pas contre les droits de la femme, mais estimaient que la façon dont ces droits étaient définis allaient à l'encontre des enseignements de la religion catholique et de l'islam. Il y a eu également un procès dans lequel musulmans et juifs ont collaboré. Il avait trait à la liberté du culte. Généralement, toutefois, même quand il y a convergence d'intérêts, il n'y a pas de coopération.

Question - Que pouvez-vous nous dire d'autre sur cette communauté maintenant agissante ?

Mme Haddad - On peut dire qu'elle devient plus agissante quand elle se sent persécutée. Lors d'un sondage effectué dans les années 1980, nous avons découvert que cinq ou dix pour cent seulement des membres de la communauté islamique s'intéressaient à la religion organisée. La plupart des gens d'origine islamique ne fréquentaient pas la mosquée, même s'ils se considéraient comme des musulmans et s'identifiaient comme tels.

Question - En est-il de même aujourd'hui ?

Mme Haddad - Je crois que l'intérêt porté à la religion par les musulmans s'accroît quand ils ont le sentiment d'être persécutés.

Question - Qu'accomplit l'enseignement de la religion islamique dans les établissements scolaires et les cours d'instruction religieuse ? Ces institutions posent-elles des bases et développent-elles la pratique de la religion ?

Mme Haddad - C'est du moins ce qu'elles espèrent. Il y a des chrétiens qui fréquentent ces écoles. Ce sont de bonnes écoles qui sont parfois situées dans les quartiers pauvres. Mais elles ne sont pas très nombreuses. Qu'est-ce qu'une centaine d'écoles pour l'ensemble des États-Unis ? Et quelques-unes d'entre elles seulement vont jusqu'à la fin des études secondaires. Les cours d'instruction religieuse donnés le week-end forment un groupe très intéressant d'élèves. Je commence à en avoir dans mes cours à l'université. Ils savent tous, quand ils arrivent, ce qu'est l'islam parce qu'ont leur en a fait prendre conscience quand ils grandissaient. Le parallèle avec mes étudiants juifs est très intéressant. Ils ont les uns et les autres des connaissances précises sur leur religion sans que ces connaissances s'appuient sur l'histoire ou les doctrines du judaïsme ou de l'islam, ou leurs institutions. Parfois, je dis sur le judaïsme une chose qui fait bondir mes élèves. J'avais un étudiant qui me contredisait sans cesse. Je lui ai conseillé d'aller consulter son rabbin. Il est revenu me voir et m'a déclaré : « Le rabbin dit que c'est vous qui avez raison. » La même chose se produit avec mes étudiants musulmans.

Question - Comment pensez-vous que les choses évolueront au siècle prochain ? Êtes-vous optimiste quant à l'essor de l'islam aux États-Unis ?

Mme Haddad - Je crois que l'islamophobie qui règne dans certains milieux des États-Unis est un problème grave. Un dirigeant islamique m'a dit : « Notre plus grand ennemi, aux États-Unis, c'est peut-être, en fait, la tolérance. » Nous savons par exemple qu'à Chicago, il y avait deux ou trois mosquées. Puis l'affaire Salman Rushdie a éclaté, faisant craindre à certains immigrants musulmans de voir leurs enfants devenir des émules de Salman Rushdie, renier leur foi et s'intégrer dans le « système », adopter, en un certain sens, le langage de l'ennemi de l'islam et l'utiliser contre l'islam. Si bien que plus de soixante cours d'instruction religieuse ont surgi et chacun d'eux a donné naissance à une mosquée. Cela a provoqué un réveil de la communauté. Puis, il y a eu l'attentat contre le World Trade Center et les gens ont commencé à fréquenter la mosquée. D'autres se cachaient. Ils disaient : « Je ne suis pas pakistanais, mais hindou ; je ne suis pas égyptien, mais grec », uniquement pour échapper aux préjugés et aux stéréotypes.

Je pense personnellement, sur la base des recherches sur la communauté islamique que j'effectue depuis plus de vingt ans, que s'ils se sentaient à leur aise, ils s'intégreraient probablement plus facilement à la société et leur vie serait plus facile. Mais depuis la chute de l'empire soviétique, il y a des gens qui pensent que nous avons besoin d'un ennemi.

S'intégrer, les musulmans ne souhaitent que cela. Ils ne veulent pas faire l'objet de discrimination. Ils veulent que leurs enfants puissent vivre ici. Ils aimeraient qu'on reconnaisse l'influence positive de l'islam sur la justice et la paix dans le monde.

Question - Si on reconnaît davantage l'importance de l'islam, comme l'ont montré plusieurs présidents ou les stations de télévision locales qui ont félicité les musulmans à l'occasion du ramadan, n'est-ce pas un signe de progrès ?

Mme Haddad - Je crois que cela aide beaucoup les musulmans à se sentir chez eux aux États-Unis. La situation évolue. Si vous étudiez le mouvement des mosquées, par exemple, vous constaterez une importante américanisation. Souvenez-vous que, dans la plupart des pays dont les musulmans sont originaires, en particulier ceux qui sont venus au début du siècle, les gens ne fréquentaient pas la mosquée. Il y a maintenant un mouvement mondial en faveur de la fréquentation des mosquées. Et ce qui se passe aux États-Unis, c'est que les femmes aussi vont à la mosquée. On leur a ménagé un espace, parfois au sous-sol, parfois dans une pièce séparée, parfois à côté des hommes, parfois au-dessus de l'emplacement réservé aux hommes. On assiste, dans l'ensemble, à des innovations qui mènent à l'américanisation des mosquées.

Question - Si on essaie de résumer la condition de la communauté islamique aux États-Unis, la religion mise à part, comment l'évaluez-vous ?

Mme Haddad - Je pense que les musulmans s'y sentent à l'aise. Ils apprennent de plus en plus à s'intégrer à la société. Leurs enfants sont américains et le savent. Ils savent peut-être qu'ils sont également pakistanais, libanais, syriens ou palestiniens, mais ils sont aussi américains et peuvent mieux vivre, au sein de la société américaine, qu'ils ne le feraient au Pakistan, par exemple. Certains d'entre eux ne sont jamais allés au Pakistan, c'est un endroit dont parlent leurs parents. Ils savent qu'ils sont censés être pakistanais, mais ignorent ce que cela signifie. Et je pense que c'est la génération montante qui va définir la place de l'islam aux États-Unis. Si nous examinons l'histoire du développement de la religion aux États-Unis, nous constatons qu'il a été parallèle à celui des églises. Les congrégations commencent à avoir davantage d'activités sociales. Il y a à New York une mosquée qui, chose sans précédent, a une femme pour président. Il s'agit d'une femme médecin d'origine pakistanaise. Pourquoi pas ?

Dans un sens, donc, la mosquée ne sera pas une transplantation, une chose importée, mais une manifestation de religiosité propre aux États-Unis.

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