À LA RENCONTRE DES FEMMES DU NORD

Marie Béïque

« Ces femmes, côtoyées avec tant d'amitié et de respect, m'ont déjà suffisamment appris sur leur ténacité et leur dynamisme pour que je veuille porter jusqu'à d'autres un aperçu de leurs traditions séculaires et de leur art de vivre » (Marie Béïque).



À la rencontre des femmes du Nord et de la nutritionniste Marie Béïque

Un compte-rendu de Hélène Laberge

« Ces femmes, côtoyées avec tant d'amitié et de respect, m'ont déjà suffisamment appris sur leur ténacité et leur dynamisme pour que je veuille porter jusqu'à d'autres un aperçu de leurs traditions séculaires et de leur art de vivre » (Marie Béïque)1.

«L'homme obéit en mangeant à un ensemble complexe de facteurs internes et externes qui interdisent d'assimiler son fonctionnement à celui d'un moteur thermique » (Jean Trémolières)2.

Marie Béïque est une nutritionniste qui lors de ses études à Boston avec Marguerite Queneau, une nutritionniste française disciple de Jean Trémolières, a découvert les écrits de ce scientifique humaniste. Pendant plus de vingt ans, elle-même imprégnée d'un humanisme qui s'épanouira à leur contact, elle ira étudier sur place l'alimentation des Nordiques, les Indiens cris, les Innus du Québec et les Inuits du Nunavik. Son livre est un récit aussi vivant que précis de ses incursions dans des réserves et campements où, d'emblée, elle s'est passionnée pour cette culture nordique : « Ces vingt années passées comme consultante en nutrition ont changé mon regard sur le monde et sur mon métier ». À l'instar des femmes du Nord, elle ne séparera jamais nourriture du corps et nourriture de l'âme.

Elle a d'abord été horrifiée par la piètre qualité des aliments expédiés par les entreprises alimentaires du Sud: dans plusieurs réserves du Nunavik, elle constate une « surabondance de friandises, de boissons gazeuses et de toutes formes de junk food sur les étalages. Une histoire d'exploitation de l'ignorance qu'ont les Inuits de ces aliments de commerce, plus sucrés, plus gras ou plus salés! [...]. Ces aliments sont dénués de toute valeur nutritive, ils sont dommageables pour la santé et ils entraînent une dépendance physique, surtout quand ils sont consommés en quantités industrielles comme c'est le cas ici pour les boissons gazeuses. [...] On sait que « cette nourriture ne peut jouer, dans la biologie humaine, un véritable rôle de construction ou d'entretien de la vie »[...] et que les maladies dites non transmissibles (obésité, diabète, maladies cardio-vasculaires , cancer) affectent davantage les populations autochtones partout dans le monde.3 » Mais son rôle ne consistera pas uniquement à dénoncer ces exportations du Sud vers le Nord. Avec l'aide des médecins et des dentistes sur place, elle repèrera leurs effets néfastes sur la dentition des enfants inuits en particulier, les laits sucrés ayant remplacé le lait maternel. Elle produira deux vidéos destinés à enseigner aux populations comment utiliser certains de ces produits mais en privilégiant leur nourriture traditionnelle encore assurée par les femmes grâce à la chasse et à la pêche.

Et c'est dans la rencontre de ces femmes qu'elle découvrira la qualité et la générosité de l'accueil de tous les Nordiques, leur symbiose avec une Nature dure qu'ils ont apprivoisée sans la détruire et qui assure leur subsistance depuis des millénaires par la chasse et la pêche. Elle a vu comment les femmes préparaient la nourriture traditionnelle et a été émerveillée de constater qu'elles y trouvaient tout ce qui est nécessaire à l'équilibre vital, depuis les moules et palourdes des plages, les algues, les petits fruits de la toundra jusqu'aux arêtes des poissons, occasionnellement les œufs des lagopèdes et bien évidemment tous les produits de la chasse: caribous, castors, bernaches, etc. C'est par l'équilibre des protéines et vitamines découvertes de façon expérimentale et par leur extraordinaire habileté à se vêtir des peaux de phoque et de caribou que les Inuits ont traversé des temps immémoriaux. Leurs vêtements, leurs bottes, sont parfaitement adaptés à leur climat, et aucun produit industriel moderne ne peut rivaliser avec cet artisanat immémorial.

Marie Béïque a partagé avec eux cette soumission au climat, laquelle suppose un aménagement du temps aux antipodes de la rationalité technicienne qui dirige toute la vie des gens du Sud. Elle raconte comment les habitants à l'affût de la température savent d'un « savoir encore lié aux marées, aux lunes et aux saisons.4 » qu'il faut quitter le village sans délai pour la chasse au caribou ou aux oies ou profiter d'une accalmie du vent pour aller à la pêche. Et tant pis pour les retardataires. Ne restent au campement que les femmes et les enfants. Lorsque c'est l'ensemble du village qui se déplace, Marie Béïque parfois dépassée par la rapidité des départs a fait l'expérience d'être laissée en plan avec les gardiennes! « Dès qu'ils aperçoivent les oies, une sorte d'instinct abolit toutes les conventions nouvelles (travail, habitudes sédentaires) et les ramène sur la toundra.5» Mais quel réconfort au retour que ces viandes grillées et savoureuses dégustées en commun! 

Photo: l'auteure, à droite,  et une amie.


Elle décrit le rôle des femmes au retour de la chasse: « La quête de la nourriture assurée par les hommes serait une activité incomplète sans le long processus de transformation qui relève du travail patient et méticuleux des femmes: dépeçage, nettoyage des peaux, séchage, fabrication des vêtements et des tentes. [...] Des tâches auxquelles s'ajoutent l'entretien et la préparation des repas et qui « sont habituellement peu commentées dans les écrits concernant les Inuits. »135

Observatrice constamment attentive aux êtres et aux pratiques de la vie, Marie Béïque a développé des liens d'amitié avec certaines des femmes « qui assurent la continuité de la vie ici, dans sa forme traditionnelle. Elles sont les points de départ et d'arrivée; autour d'elles, toute l'activité du campement s'organise. » L'une d'entre elles, la vieille Dalacie et sa belle -fille Susie reçoivent tous ceux qui se présentent: « poignées de mains fortes, chaleureuses. Je constate que la vie gravite autour de Dalacie, malgré son grand âge. Peut-être aussi à cause de cela. On a beaucoup d'égards pour cette grand-mère.6 »

C'est par ces diverses amies au fil de ses séjours qu'elle est entrée profondément dans la culture des femmes du Nord. Elle a également rencontré des travailleurs venus du Sud qui ont été à ce point séduits par la vie nordique qu'ils s'y sont établis ou qui y reviennent. Elle a le sentiment d'avoir autant, sinon plus appris de tous ces Nordiques, qu'elle ne leur a transmis sa propre science. Et ce qu'elle a reçu d'eux c'est leur âme, « l'âme nomade, l'immense richesse de cet univers. »

Elle a été témoin de leurs rituels: « Le temps là-bas ne se mesure pas comme ailleurs7. » Lorsqu'une personne meurt, c'est tout le village qui se réunit autour de la famille en deuil, et le deuil dure trois jours. Les caprices incessants d'une nature violente mais aussi la beauté de la toundra, des ciels aux aurores boréales sublimes leur ont instillé une patience, un sens de la contemplation et cet abandon au destin qui est la marque des peuples qui vivent en osmose avec la nature. Ayurnamat, c'est sans doute le mot que Béique a le plus entendu, « mot qui désigne une remarquable capacité d'adaptation », dont on retrouve l'équivalent dans d'autres cultures dont la subsistance dépend du travail de la terre ou de la pêche et qui signifie . c'est ainsi, c'est le destin, on ne peut rien y changer! Autre mot courant lorsque les questions sont indiscrètes: Atsuk, je ne sais pas. Ou Taïma, rien à ajouter, par quoi on clôt une conversation.

Il faudrait aussi mentionner le silence qui est d'une telle plénitude qu'il peut durer longtemps, comme l'a expérimenté Marie Béïque: « Je cherche dans mon journal de ces années-là les mots retenus et, entre les lignes, les mots implicites. Tous me ramènent au souffle, au silence qui entourent la première rencontre avec une femme autochtone, dans son milieu de vie. »

On lit ce livre avec d'autant plus de bonheur qu'il est, par-delà les connaissances d'une spécialiste de la nutrition, un récit de vie humaniste fondé sur des observations pleines de respect et de pénétration à l'égard d'une civilisation dont les visiteurs superficiels ne retiennent que les douloureux passages au modernisme dont elle a aussi été témoin: « Le Nord, c'est tout cela: les tragédies modernes, les suicides, la violence, les divorces dont j'entends l'écho naissant. Mais c'est aussi la vie du cœur, avec ses cris et ses folles espérances. C'est surtout la persistance de l'isuma – la pensée, l'esprit, l'âme inuite – qui vit encore en chacun des habitants de ce vaste pays nordique.8 »

Marie Béïque à l'issue de ses relations avec les gardiennes des traditions s'est ensuite tournée du côté des jeunes femmes venues s'instruire dans le Sud. Elle leur a posé la grande question: y aura-t-il transmission des traditions ? La dernière partie de son livre se termine sur le message d'espoir né de ses entrevues avec quelques-unes d'entre elles. Toutes souhaitent retourner dans leur village d'origine pour mettre leurs connaissances au service des leurs proches et les aider à intégrer leurs traditions à la modernité.

Annie Ookpik (conseillère sociale) s'inquiète de la disparition du mode de vie de ses ancêtres et de l'avenir des jeunes: « Je pense qu'ils ne pourront pas survivre sans ce savoir. » Mais à la question de Marie Béïque: Quelles traditions ta génération va-t-elle emprunter selon toi? Une réponse confiante fuse: « Peut-être la vie elle-même.9. »

Même confiance chez Lizzie Putulik retournée vivre au Nord avec sa fille et sa grand-mère après ses études:
« Si nous persistons à la maintenir vivante, je ne crois pas que notre culture va disparaître. »

Un acte de foi dans la vie qui continue d'habiter Marie Béïque: « En ce pays du Nunavik, la vie sous cette forme-là continuera de se transmettre de mère en fille, pourvu que les femmes entretiennent ce feu de la tradition – que traduit encore la grandeur des gestes quotidiens. »

NOTES

1- À la rencontre des femmes du Nord. Une nutritionniste chez les Indiens cris et innus du Québec et les Inuits du Nunavik, 2010.
Les Éditions GID, 7460, boulevard Wilfrid-Hamel, Québec (Québec) G2G 1C1 Canada.

Préface de Gérard Duhaime, professeur titulaire à la Faculté des sciences sociales de l'Université Laval, et titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur la condition autochtone comparée. En voici un passage: « Tout se passe comme si, dans son périple au pays des autochtones, la sensibilité indubitable de la voyageuse percevait alors le rôle essentiel des représentations culturelles, qui donnent leur cohérence aux pratiques alimentaires [...] Dans ces touchants témoignages [...] il n'est plus question de la nourriture du corps.[...] Il est question ici de la nourriture de l'âme. »

2- « Tout son livre Partager le pain (Laffont 1975) était déjà un cri d'alarme contre l'exploitation éhontée de certaines grandes industries alimentaires, en même temps qu'il faisait l'éloge de la vie, cette vie qui finit toujours par imposer un équilibre, pour peu que l'on crée des conditions favorables à son épanouissement » (Marie Béïque, À la rencontre des femmes du Nord, p. 61).

Pour tenter de rendre compte de cette vie reposant sur la nourriture, le professeur Trémolières était d'avis que qu'il fallait un ensemble de disciplines: «[Les] disciplines qu'il faudrait posséder synthétiquement [...] vont de la paléozoologie à l'anthropologie culturelle et englobent en particulier la psychosociologie, l'étude des réflexes conditionnés, la nutrition physiologique. L'ampleur du champ à couvrir est impressionnante.» Citation tirée de la synthèse de l'œuvre de ce médecin nutritionniste par Jeannine Sévigny dans l'Encyclopédie de l'Agora: http://agora.qc.ca/Documents/Jean_Tremolieres--Jean_Tremolieres_ou_la_vie_a_envie_de_vivre_par_Jeannine_Sevigny

3-À la rencontre des femmes du Nord, p. 82.

4-Ibidem, p. 154.

5-Ibidem, p. 71.

6-Ibidem, p. 132.

7-Ibidem, p. 97.

8-Ibidem, p. 84.

9-Ibidem,p. 158.

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