L'hydroélectricité au Québec
L’entrée de l’électricité dans les processus de production industrielle a été à l’origine d’une nouvelle révolution industrielle, qui s’est amorcée au début du XXe siècle. Contrairement à ce qui s’était passé lors de la première industrialisation, qui avait touché le Canada durant la seconde moitié du XIXe siècle, le Québec cette fois pouvait entrer dès le départ dans cette nouvelle ère d’industrialisation et en tirer plein profit en raison de ses abondantes ressources hydrauliques. Il fallait toutefois s’occuper du développement de ces ressources.
L’année 1898 marque un tournant dans le développement de l’industrie hydroélectrique du Québec. C’est cette année-là que la juridiction provinciale sur les ressources hydrauliques fut confirmée par le Comité judiciaire du Conseil privé de Londres. C’est aussi l’année où débutèrent les activités de la Shawinigan Water and Power. À compter de ce moment, le développement des ressources hydroélectriques devient un enjeu politique. Mais le gouvernement s’en remet presque entièrement à la grande entreprise étrangère pour assurer ce développement. L’État s’est volontairement limité à un rôle de facilitateur, s’efforçant d’encourager la venue des investisseurs étrangers par des politiques attrayantes. Le Québec suivait en cela un modèle semblable à celui de toutes les juridictions nord américaines, à la seule exception de l’Ontario, qui imposa très tôt un contrôle public sur cette industrie. Cette orientation adoptée par les autorités politiques fut à l’origine de débats persistants qui ne trouvèrent leur conclusion qu’avec la prise en main de l’industrie par l’État, d’abord partiellement en 1944, puis dans sa totalité en 1963. Ces débats posèrent le problème des enjeux du développement de l’industrie et de l’appropriation des bénéfices qui en résultaient pour l’économie du Québec en général et pour certaines de ses composantes en particulier. C’est sous cet angle que nous aborderons le sujet. Notre hypothèse est la suivante : l’économie du Québec aurait pu tirer un meilleur profit du développement de l’industrie hydroélectrique, n’eût été les désavantages qu’ont dû subir certaines clientèles à cause du comportement des entreprises productrices. Le développement de l’industrie a été dominé par la recherche du profit maximum par les entreprises et des pratiques de prix discriminatoires favorables aux grands clients industriels. La classe politique y a trouvé son profit dans les retombées fiscales de la location des ressources et dans les avantages partisans : finances électorales et patronage au bénéfice des proches du pouvoir.
Les débats sur le développement de l’hydroélectricité occupent une place importante de l’histoire du Québec, mais l’histoire de l’hydroélectricité elle-même reste très parcellaire. John Dales 1) a sans doute fait la contribution la plus importante pour la période 1898-1940. Il fait toutefois une place plutôt mince aux aspects politiques de la question et limite l’analyse des retombées à l’industrie. L’ouvrage de Bolduc et al. 2) est centré sur les péripéties du développement des entreprises qui devaient former Hydro-Québec. Il en va de même pour l’ouvrage de Bellavance 3) qui se limite à une seule entreprise. Plusieurs autres ouvrages et articles sont consacrés à l’hydroélectricité, mais pour un survol sommaire 4) ou pour l’aborder sous un angle particulier 5).
Nous tenterons dans une première partie de brosser un tableau sommaire du développement de l’industrie hydroélectrique de1898 à 1940. Une seconde partie abordera la question des bénéfices retirés du développement de l’industrie, par l’État, la classe politique, les entreprises productrices, les grandes entreprises consommatrices et certaines clientèles négligées. Dans la troisième partie nous nous intéresserons aux effets de l’industrie hydroélectrique sur le développement économique du Québec durant cette période.
I- Le Québec se taille une place dominante dans l’hydroélectricité
Ce sont des entrepreneurs américains qui sont à l’origine du développement rapide de l’industrie hydroélectrique du Québec dans la première moitié du XXe siècle, attirés ici par des ressources exceptionnelles et un environnement politique qui a favorisé le développement d’un régime oligopolitique d’exploitation. Sous leur impulsion, le Québec est devenu le leader canadien dans cette industrie et l’un des premiers producteurs mondiaux. L’État québécois a joué un rôle non négligeable dans ces résultats, grâce à une volonté politique soutenue, à des législations favorables et par le maintien d’un régime de gestion et de contrôle public qui laissait pleine liberté aux entreprises dans la conduite de leur projet.
La première phase de l’industrie électrique : 1880-1898
Un grand chapitre de l’histoire de l’électricité était déjà écrit au Québec lorsque la Shawinigan débuta ses activités. Les applications de l’électricité à l’éclairage des rues, à l’éclairage domestique et pour fournir la force motrice à l’industrie s’étaient répandues un peu partout au cours des deux dernières décennies du XIXe siècle. Une multitude de petites entreprises avaient surgi un peu partout pour satisfaire ces besoins avec de l’électricité provenant de centrales thermiques et de centrales hydroélectriques de faible puissance situées à proximité des lieux de consommation 6). Des limites technologiques empêchaient l’exploitation de l’hydroélectricité sur une grande échelle et le transport du courant sur de longues distances. La réalisation de la centrale américaine de Niagara Falls en 1895, allait reculer ces limites. Alors que la génératrice la plus importante aux États-Unis avait une capacité de 150 H.P. 7), cette centrale utilisait une génératrice de 5000 H.P. 8). Le projet exigea d’autres perfectionnements techniques pour la transformation du courant et son transport sur de plus longues distances. La centrale de Niagara fut aussi un succès financier, à cause surtout des nouvelles industries qu’elle attira, des industries qui utilisaient l’électricité dans des procédés de production nouveaux utilisés dans la métallurgie et les produits chimiques. L’une de ces entreprises, Pittsburg Reduction Company, un producteur d’aluminium, devait jouer un rôle important dans l’histoire de l’électricité au Québec sous le nom de Aluminium Company of America.
La période des grands projets : 1898-1929
Les ressources hydrauliques du Québec nécessitaient des aménagements de grande envergure, et l’exemple du Niagara avait fait la preuve qu’elles pouvaient être exploitées avantageusement. Mais leur aménagement requérait des capitaux importants. C’est ce qui justifia le gouvernement de faire appel aux capitaux américains 9). La Shawinigan Water and Power fut la première à répondre à ces appels. Elle amorça ses activités en 1897 par l’acquisition des chutes de Shawinigan. La première centrale fut mise en chantier en 1899 et la compagnie se mit à la recherche de clients pour son électricité. Les succès furent rapides et constants. Grâce à une direction compétente, la Shawinigan s’imposa rapidement comme l’entreprise dominante au Québec. En plus d’être le plus important producteur d’électricité, elle développa une expertise dans la construction de barrages qui s’imposa à toute l’industrie. Ses stratégies de développement de marchés attirèrent de nombreuses entreprises dans la région de la Mauricie, et y générèrent un développement urbain spectaculaire. Par des alliances avec les autres grands producteurs, elle étendit ses opérations sur l’ensemble du territoire québécois.
Le régime des monopoles régionaux
C’est d’abord dans la région de la Mauricie que la compagnie imposa sa domination, en y acquérant le monopole de la production électrique. À la fin des années 1920, elle contrôlait tous les sites hydroélectriques sur la rivière Saint-Maurice, qu’elle s’était fait concéder par le gouvernement ou qu’elle avait acquis d’autres promoteurs. Mais la Shawinigan avait aussi étendu ses activités à d’autres régions, par des alliances conclues au fil des ans. La première alliance fut réalisée avec la Montreal Light Heat and Power, qui desservait la région de Montréal. Cette entreprise s’était créée une position de monopole par suite d’une série d’acquisitions et de fusions qui aboutirent à la formation de la compagnie en 1902. En 1910, Shawinigan et Montreal s’échangèrent des parts de propriété et des administrateurs. À compter de ce moment, les deux entreprises furent associées dans des contrats d’achat et de vente d’électricité et dans plusieurs projets de construction de centrales dans la région de Montréal 10). Cette alliance comportait aussi des clauses de non concurrence dans les marchés réservés des deux entreprises 11).
En 1923, la Shawinigan acquiert le contrôle de la distribution d’électricité dans la région de Québec, en s’associant à des intérêts locaux pour fusionner deux entreprises concurrentes et former la Québec Power. La Shawinigan y voit surtout un marché pour l’écoulement de sa production. En 1926, la Shawinigan acquiert un intérêt important dans la Saguenay Power company, qui détient les droits d’exploitation sur la rivière Saguenay. Cette entreprise avait été développée quelques années auparavant par un actionnaire de Aluminium Compagny of America en association avec la famille Price, propriétaire d’usines de pâte et de papier dans la région. Enfin, en 1928, la Shawinigan acquiert le contrôle de Southern Canada Power, qui desservait la région des Cantons de l’Est. Une seule autre entreprise n’avait pas de liens formels avec la Shawinigan, la Gatineau Power, contrôlée par International Paper, et qui vendait une grande partie de sa production à l’Ontario.
À la fin des années 1920,ces six entreprises étaient en situation de monopole dans leur territoire respectif et assuraient 90% de la production d’électricité au Québec. Le reste était réparti entre quelques compagnies moins importantes qui desservaient la Gaspésie et les régions du Nord et un petit nombre d’entreprises municipales 12). Cette situation était propice au développement d’un cartel, qui se constitua au cours des années 1920. La Shawinigan joua un rôle de leader dans l’établissement de ce cartel 13) qui servit surtout à réglementer la concurrence au sein de l’industrie et à protéger les monopoles régionaux.
Politique de laisser-faire de la part du gouvernement
Le gouvernement a adopté dès le départ une politique non-interventionniste à l’égard de l’industrie hydroélectrique, qui consistait à laisser toute l'initiative à l’entreprise privée dans le développement des ressources. Le rôle de l’État se limitait à procéder à l’allocation des sites hydrauliques. Jusqu’en 1907, les sites hydrauliques étaient vendus, moyennant des délais de mise en exploitation. Les amendes prévues en cas de dépassement des délais n’ont pas empêché des retards importants dans la mise en route des travaux. Sous la pression du public, un régime de location par baux à long terme fut instauré, mais à ce moment, les sites les plus intéressants avaient déjà été concédés 14). L’État a aussi montré peu d’empressement à établir un régime de contrôle efficace sur l’industrie électrique. Ce n’est qu’en 1935, sur les recommandations d’une commission d’enquête mise sur pied en réponse à la montée des critiques contre le régime des monopoles privés et les prix élevés chargés à certaines clientèles, que fut formée la Commission de l’électricité du Québec. Mais l’indépendance de cet organisme vis-à-vis du gouvernement et de l’industrie suscite des interrogations 15). Le seul domaine où le gouvernement soit intervenu de façon active est la construction de barrages de retenue. Ces ouvrages avaient pour but de retenir les eaux à la tête des rivières au moment des grandes crues, pour les relâcher durant les périodes de sécheresse, assurant ainsi une production électrique régulière plus élevée. Une quinzaine de ces barrages ont été construits entre 1918 et 1930 16). Outre ces initiatives, qui ont sans doute été prises à la demande des entreprises elles-mêmes, 17) le rôle du gouvernement s’est limité à faciliter la réalisation des entreprises, en favorisant par tous les moyens la venue du capital étranger et en intervenant personnellement pour arbitrer les conflits de juridiction. Le gouvernement a ainsi favorisé l’établisse ment du régime des monopoles régionaux. Il a sans doute aussi toléré l’existence du cartel, qu’il voyait comme un régime d’autorégulation.
Ce régime a permis au Québec de devenir le premier producteur canadien d’électricité, dépassant l’Ontario en 1928. En 1940, le Québec disposait de plus de 50% de la capacité totale des turbines en opération au Canada 18). On peut se demander si ces résultats ont quelque chose à voir avec le mode d’exploitation qui a été favorisé. Mais il est certain que l’afflux des capitaux américains dans le développement hydroélectrique et dans les secteurs du papier et de l’aluminium, grands consommateurs d’électricité, a permis d’accélérer un développement qui se serait fait de toute façon.
II- L’appropriation des bénéfices
Le développement des ressources hydroélectriques du Québec comportait des enjeux importants pour le gouvernement et les entreprises productrices, de même que pour les utilisateurs potentiels de cette source d’énergie, pour qui elle représentait un progrès par rapport aux formes d’énergie existantes. Mais le régime des monopoles régionaux s’est avéré plus favorable aux entreprises productrices et aux grands consommateurs industriels qu’aux autres consommateurs potentiels. L’insatisfaction de certains consommateurs, notamment les services municipaux et les particuliers, a d’ailleurs alimenté un mouvement de contestation qui devait conduire à la nationalisation de l’industrie électrique.
Les petits consommateurs sont défavorisés
La situation de monopole dont jouissait chacune des entreprises dans sa région d’opération et l’absence de contrôle de la part du gouvernement a laissé toute liberté aux entreprises dans l’établissement de leur politique de prix. Il en est résulté une pratique de tarification défavorable dans l’ensemble aux petits consommateurs. C’est par comparaison avec les tarifs pratiqués en Ontario que l’on peut tirer cette conclusion. L’Ontario a opté, dès 1905, pour un régime public de distribution et plus tard, de production de l’électricité associant les municipalités et le gouvernement provincial. Des chercheurs ont pu établir l’existence d’écarts importants dans les tarifs et les revenus moyens par unité de consommation pour différents types de consommateurs. Des comparaisons sur le revenu moyen par kWh pour l’année 1938 font ressortir un déséquilibre des tarifs au Québec en faveur des producteurs de papier, d’aluminium et de produits chimiques. Les consommateurs domestiques et les services municipaux sont par ailleurs défavorisés de façon évidente 19).
Québec Ontario
Bois et papier 0,21 cent 0,22
Métaux non-ferreux 0,21 0,36
Produits chimiques 0,23 0,27
Manufactures de produits divers 1,65 0,93
Éclairage domestique 3,02 1,43
Éclairage des rues 3,16 2,12
Les contrastes avaient dû déjà être encore plus frappants au cours des années précédentes, puisque la contestation politique et les modifications apportées au régime de surveillance de l’industrie avaient forcé les compagnies à consentir des baisses de tarifs pour les consommateurs les plus à plaindre.
La clientèle de détail était une véritable vache à lait pour les monopoles. Ainsi, pour une consommation qui oscillait entre 8,5% et 10,0% de la consommation, elle contribuait pour 40% à 42% des revenus totaux 20). En Ontario, cette clientèle représentait environ 25% de la consommation et 50% des revenus. On notera la plus grande part du marché de détail en Ontario, qui est sûrement attribuable en partie du moins aux tarifs plus bas 21). Mais elle résulte aussi sans doute du fait que les réseaux de distribution desservaient mieux l’ensemble du territoire. Une autre clientèle négligée par les entreprises d’électricité est celle des populations rurales. Ce n’est que durant les années 1950, que les services d’électricité furent étendus aux régions rurales, grâce à un programme de subventions gouvernementales.
Des profits abusifs
Ces pratiques, ajoutées au fait que les coûts de production de l’électricité étaient plus bas au Québec que dans la plupart des régions d’Amérique du Nord, procurèrent de plantureux profits aux producteurs. La Shawinigan a dégagé des profits durant toutes ses années d’opération, et versé des dividendes chaque année à partir de 1907. Il en fut de même pour la Southern, dont les profits furent toutefois plus raisonnables. Mais c’est la Montreal qui fournit la démonstration la plus convaincante à cet égard. En 1914, les dividendes atteignaient déjà le niveau gênant de 10%. La compagnie procéda alors à une restructuration qui se traduisit par une augmentation nominale du capital. Les dividendes tombèrent à 4% de ce nouveau capital, mais ils représentaient 14% sur la base du capital réel. Une autre opération semblable fut nécessaire en 1929, pour faire paraître raisonnable un niveau de dividendes qui représentait en fait 35% du capital d’origine 22).
Les pratiques de tarifs élevés pour la clientèle de détail et les profits des entreprises d’électricité furent les facteurs déclenchants de la montée de protestations contre les monopoles, qui atteignit son point culminant au cours des années 1930. Une contestation des tarifs à Québec, en 1931, amène la ville à envisager la municipalisation du service. En 1934, un mouvement de municipalisation s’amorce à Saint-Hyacinthe. Ce mouvement ne va pas loin. Le Premier ministre Taschereau se porte à la défense de l’entreprise privée, sous prétexte de protéger le capital investi, car la montée des protestations et les tentatives de municipalisations occasionnent une chute des cours boursiers des entreprises 23).
L’État et la classe politique y trouvent aussi leur profit
Cela nous amène sur le sujet des bénéfices retirés par l’État et la classe politique par suite du développement de l’industrie hydroélectrique. Le bénéfice le plus tangible pour l’État était d’ordre financier. La vente et la location des sites hydrauliques produisaient des revenus non négligeables. En 1838, les revenus tirés des terres et forêts représentaient 10% des revenus totaux. Il faut ajouter à cela les revenus de taxes générales sur le capital et les profits des corporations, auxquelles ces grandes entreprises devaient contribuer de façon significative. Mais le Québec et les autres provinces retirèrent un autre avantage, intangible mais peut-être encore plus important de ce développement. La confirmation de la juridiction provinciale sur les ressources hydrauliques par le Conseil Privé, en 1898, fut le point de départ de la remontée du pouvoir des provinces au sein de la Confédération canadienne. L’exploitation de cette nouvelle ressource amena les provinces, et le Québec en profita pleinement, à s’impliquer dans le développement industriel, un champ d’activité qui n’avait intéressé jusque là que le gouvernement fédéral. Les liens administratifs et politiques qui s’établirent entre les entreprises et les dirigeants politiques permirent aux politiciens provinciaux de prendre leur place dans les réseaux d’influence et de patronage, qui étaient à l’époque une base essentielle du pouvoir politique.
Cette base d’influence comporte pour les politiciens une contrepartie moins reluisante, la corruption.
L’industrie hydroélectrique présente à cet égard des risques particuliers en raison des nombreux rôles de l’État dans le processus de développement 24) Les politiciens québécois ont établi des liens très étroits avec les dirigeants des entreprises d’électricité dont ceux-ci ont su profiter pour obtenir du gouvernement les conditions les plus favorables à leurs projets d’entreprise. Le régime des monopoles régionaux fut accepté par les autorités gouvernementales à la suite de démarches de la Shawinigan 25). La classe politique n’était pas en reste dans ces échanges. Elle y trouvait une source importante de financement électoral, et la possibilité de bénéfices personnels alléchants grâce aux postes d’administrateurs que les compagnies productrices réservaient à des politiciens influents et aux honoraires encaissés par les bureaux d’avocats qui représentaient ces gros clients. Les enquêtes conduites sur le scandale de la Beauharnois au cours des années 1930 et l’étude des documents pertinents à cette affaire, ont mis en évidence les trafics d’influence auxquels pouvait donner l’obtention des permis requis pour l’exploitation d’une centrale électrique. Des sommes importantes avaient été versées aux partis politiques fédéraux et québécois 26). La Montreal Light de son côté a toujours réservé trois postes de son conseil d’administration à des hommes politiques. En 1920, Lomer Gouin, après avoir été Premier ministre durant 15 ans était nommé à un de ces postes, qu’il conserva jusqu’à sa mort. Il fut aussi nommé la même année administrateur de la Shawinigan 27). Taschereau pour sa part, tout en occupant ses fonctions de Premier ministre, cumula les postes d’administrateur dans les conseils de banques et de compagnies d’assurances qui investissaient massivement dans les entreprises d’électricité 28). Ces avantages bénéficiaient aussi aux proches des politiciens 29). Ces compromissions contribuèrent finalement à la chute du régime Taschereau. Sur ce plan, cependant, il n’est pas prouvé que l’Ontario faisait meilleure figure.
Les comparaisons que l’on peut faire avec l’Ontario permettent finalement de tirer deux conclusions concernant l’appropriation des bénéfices procurés par l’industrie électrique du Québec. D’une part, elles permettent d’identifier les parties qui ont été avantagées et celles qui ont été pénalisées relativement à l’Ontario. Mais elles accréditent aussi l’hypothèse que ces différences de traitement entre les deux provinces peuvent être liées aux régimes différents adoptés dans les deux provinces pour la gestion de l’industrie.
II- Les retombées économiques de l’hydroélectricité
Le développement des ressources hydroélectriques fut à l’origine d’une croissance remarquable de l’industrie manufacturière du Québec au début du présent siècle. Interrompue durant la dépression, la croissance reprit au même rythme avec la guerre. Une question se pose toutefois pour les économistes et les historiens : L’économie du Québec a-t-elle tiré tout le profit qu’elle aurait pu du développement de ces ressources ? Poser cette question, c’est aussi s’interroger sur la pertinence des choix politiques qui ont été faits en regard du développement de cette industrie.
En décidant de laisser à l’entreprise privée l’initiative du développement des ressources hydroélectriques du Québec, les gouvernements leur déléguaient en même temps la responsabilité de la promotion industrielle. Le calcul était astucieux. Pour vendre leur électricité, et pour accroître leurs profits, les entreprises d’électricité devaient trouver des clients, et les clients les plus intéressants étaient les grandes industries chimiques, électrométallurgiques, minières et papetières. La recette s’est avérée profitable dans le cas de la Shawinigan et de la Southern, dont les sites hydrauliques étaient localisés dans des régions où le marché était inexistant ou peu développé. Ces deux entreprises déployèrent des stratégies efficaces, quoique différentes, pour attirer des entreprises et développer leur marché. Les résultats furent moins évidents pour la Saguenay et la Gatineau, dont les actionnaires étaient eux-mêmes de grands consommateurs qui cherchaient d’abord à satisfaire leurs propres besoins et pouvaient avoir des raisons de ne pas souhaiter la présence de concurrents.
Mais dans le cas de la Montreal Light, la recette a été inopérante. Cette entreprise est restée tout à fait inactive en matière de promotion industrielle, se contentant d’exploiter à son plus grand profit la demande existante, tout en défendant sa position de monopole 30). Par contraste, les campagnes de promotion industrielle de la petite entreprise municipalisée de Sherbrooke sont remarquables 31).
La clientèle de détail est négligée
Le maintien de tarifs élevés par le cartel pour les clientèles de détail n’était pas de nature à favoriser l’implantation d’entreprises pour qui la consommation d’énergie, sans être aussi importante que les papeteries, les alumineries et les entreprises chimiques, représentait tout de même un certain coût.
La consommation domestique d’électricité s’est trouvée défavorisée aussi par cette politique de tarification, et avec elle, l’industrie des appareils électriques.
Le Québec n’a pas non plus profité pleinement du développement de ses ressources hydroélectriques pour accroître la place des francophones dans l’économie. Pourtant, ce furent des francophones qui furent à l’origine de la formation de la Montreal et de l’entreprise qui contrôlait le marché de Québec avent qu’elle ne tombe sous le contrôle de la Shawinigan. Les circonstances qui ont entouré l’élimination de ces actionnaires francophones par des intérêts anglo-canadiens et américains mériteraient un meilleur éclairage. Quoi qu’il en soit, à partir de la fin des années 1920, les francophones sont absents des grandes entreprises qui contrôlent les destinées de l’industrie. Une des conséquences de cet état de fait est la faible place faite aux ingénieurs et cadres francophones au sein de l’industrie, à l’exclusion des quelques postes d’administrateurs réservés aux francophones de service, pour faciliter les relations avec la classe politique 32).
Contribution au développement régional
Un avantage non négligeable du développement des ressources hydroélectriques est la contribution qu’il apporta au développement industriel des régions où se trouvaient les sites hydrauliques. Les régions de la Mauricie, de l’Outaouais, du Saguenay-Lac-Saint-Jean et de la Côte Nord doivent l’essentiel de leur industrialisation au développement des sites hydroélectriques.
On doit donc conclure que le développement des ressources hydroélectriques a permis à l’économie du Québec de profiter du mouvement d’industrialisation du début du siècle et de faire son entrée dans le monde de la grande industrie nord américaine. Mais on doit aussi reconnaître avec Dales, que les pratiques monopolistiques des entreprises d’électricité ont eu pour effet de restreindre le développement économique du Québec 33).
Conclusion
Grâce à l’hydroélectricité, le Québec a pu trouver sa place dans le processus d’industrialisation qui s’est déroulé en Amérique du Nord au début du XXe siècle. Les industries nouvelles nées des applications de l’électricité à la production des métaux et des produits chimiques ont élu domicile au Québec pour profiter des ressources abondantes et bon marché qu’ils y trouvaient. Le Québec, qui avait été peu touché jusque là par le phénomène d’industrialisation, faisait ainsi une entrée remarquée dans l’économie moderne, comme un des grands producteurs mondiaux d’électricité.
Pour spectaculaire qu’il fut, ce développement fut cause de beaucoup de mécontentement chez les élites contemporaines, parce qu’il fut réalisé par des étrangers, pour des intérêts étrangers, et pour répondre à des besoins de l’économie américaine, dans la mesure où les plus grands utilisateurs étaient eux-mêmes des entreprises américaines qui exportaient la totalité de leur production sans aucune transformation locale.
Cette situation résultait d’un choix politique, qui a suscité beaucoup de débats politiques à l’époque, et qui alimente encore les discussions entre économistes et historiens. Les débats se sont intensifiés au cours des années 1930 et ont conduit à la nationalisation de la partie la plus vulnérable de l’industrie en 1944. L’exemple de l’Ontario démontre qu’il aurait été possible d’opter dès le départ pour une autre approche pour la mise en valeur de cette ressource. Une question intéressante pour les historiens serait de comprendre pourquoi l’approche adoptée par l’Ontario n’a pas été envisagée plus tôt au Québec.
BIBLIOGRAPHIE
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Notes
1- John Dales, Hydroelectricity and economic development : Québec, 1898-1940. Cambridge, Harvard University Press, 1957.
2- André Bolduc et al., Québec : un siècle d’électricité. Montréal, Libre expression, 1984.
3-Claude Bellavance, Shawinigan Water and Power 1898-1963 :formation et déclin d’un groupe industriel. Québec, Boréal, 1994.
4-On peut ranger dans cette catégorie les pages consacrées à l’hydroélectricité par Faucher (1992, 1965).
5- Les travaux de Roby (1976) sur les investissements américains et ceux de Kesterman (1988) sur Hydro-Sherbrooke sont de cette nature, de même que ceux d’Amstrong et Nelles (1983).
6-Bolduc, op. cit., pages 25 à 61 et 171-172.
7- Un horse power (H.P.) équivaut à 0,745 kilowatt (kW)
8- Dales, op. cit., p.20. Il faut souligner toutefois qu’en 1894, deux génératrices de 650 kW avaient été mises en opération ( environ 850 H.P.).
9- Un groupe québécois avait fait des arrangements pour acquérir le site, mais l’arrivée des libéraux au pouvoir en 1897 amena un revirement en faveur de promoteurs américains, qui firent l’acquisition à un prix nettement plus élevé. Voir Dales, op. cit., p 50-51.
10-Les centrales Les Cèdres fut construite par les ingénieurs de la Shawinigan. (Bellavance, op. cit., p. 58.)
11-Bellavance, op. cit., p.105.
12- La plus importante entreprise municipale désert la ville de Sherbrooke, qui a municipalisé l’électricité en 1909, et qui en conserve toujours la propriété.( Société d’histoire des Cantons de l’Est, Sherbrooke, ville électrique (1888-1988), Sherbrooke, 1988, p.12.)
13-Bellavance, op. cit., p.96, 307.
14-Dales, op. cit., p.30.
15-Id. ibid., p.3132.
16- Esdras Minville, Notre milieu, Montréal, Fides, 1942, p.243.
17-Claude Bellavance, « L’État, la houille blanche et le grand capital. L’aliénation des ressources hydrauliques du domaine public québécois au début du XXe siècle » RHAF vol.51, no.4 printemps 1998.
18- Annuaire statistique du Canada, 1959, p.568.
19- Minville, op. cit., p.258.
20- Dales, op. cit., p.45. Le marché de détail comprend la consommation résidentielle, commerciale, celle de fermes et l’éclairage des rues.
21- Id., ibid., p.179-180
22-Id., ibid., p.91, 119-121,132-134.
23-Bolduc, op. cit., p.110-111, 180.
24- Dales, op. cit., p. 30.
25- Bellavance, op. cit., p. 86.
26- T.D. Regehr, The Beauharnois Scandal : A Story of Canadian Entrepreneurship and Politics, Toronto, University of Toronto Press,1990, p. 138.
27- Bolduc, op. cit. p. 70,168.
28- Bernard L. Vigod, Québec Before Duplessis : The Political Career of Louis-Alexandre Taschereau, Kingston and Montreal, McGill-Queen’s University Press, 1986, p. 191-192. C’est au nom de ces investisseurs qu’il se posa en défenseur du capital devant les contestations de Québec en 1934.
29-Id. ibid., p53-54.
30-Dales, op. cit., p 122, 189-190.
31-Société d’histoire des Cantons de l’Est, op. cit., p. 19-20. Des tarifs préférentiels sont offerts pour attirer des entreprises, avec un succès évident.
32-Paul Sauriol, La nationalisation de l’électricité, Montréal, Les éditions de l’homme, 1962, p.93. En 1937, 14% seulement des ingénieurs de la Shawinigan sont des Canadiens français. Voir aussi Claude Bellavance, « Patronat et entreprise au XXe siècle :l’exemple mauricien », RHAF 38 no.2 (1984) p. 200-201.
33-John Dales, « Hydroelectricity and Industrial Development», John Deutch et al., The Canadian Economy : Selected Readings, Toronto, Macmillan, 1961, p. 495-507.