Les confidences du rien ou la collaboration infinie
« Le dernier des Goncourt, qui est en même temps le dernier de beaucoup d'autres, avait un rêve et il vient de le réaliser. Heureux homme ! Les personnages des romans Goncourt avaient jusqu’ici manqué d'aristocratie et avaient même quelquefois débordé de canaillerie, Germinie Lacerteux et La fille Élisa, par exemple. C'étaient toujours l'atelier, la salle de rédaction, l'hôpital et le lupanar patenté ou non patenté.
Tout cela était amèrement dénué de high life et on pouvait craindre que le rhinocéros à deux cornes de la littérature contemporaine n'eût jamais pâturé que dans des marécages subalternes.
Eh bien ! M. Edmond de Goncourt qui est la seconde et dernière corne du monstre, la plus petite, hélas ! a enfin réussi à se décrasser et c'est Chérie, le roman de ses rêves, qui lui aura servi de savonnette à vilain.
« Ce roman, dit-il, est une monographie de jeune fille, observée dans le milieu des élégances de la Richesse, du Pouvoir, de la suprême bonne compagnie, une étude de jeune fille du monde officiel sous le second Empire. »
Déjà, dans la préface de La Faustin, i1 en avait annoncé le projet, faisant cette chose peu ordinaire de quêter publiquement ce qu'il appelait des documents humains. Il s'adressait à « ses lectrices de tous les pays, réclamant d'elles, en ces heures vides de désœuvrement où le passé remonte en elles, dans de la tristesse ou du bonheur, de mettre sur du papier un peu de leur pensée en train de se ressouvenir, et, cela fait, de le jeter anonymement à l'adresse de son éditeur. »
Ce qu'il demandait à ces dames, en somme, c'était de lui dévoiler tout bonnement « ce que les maris et même les amants passent leur vie à ignorer ». Rien que cela. C'est ainsi que M. Edmond entend la confection du roman moderne, et ce n'est pas autrement, sans doute, que les produits de la maison Goncourt frères et Compagnie ont toujours été manufacturés.
En suivant la doctrine de cette école, on peut se mettre à vingt, cent ou même à dix mille pour un même roman. C'est la collaboration infinie. Le romancier n'a plus à faire que les étiquettes, l'étalage et le bienheureux débit de la marchandise. Cela s'appelle la mise en oeuvre du document humain, expression d'un ridicule ineffable dont M. de Goncourt réclame la paternité. Que Zola s'arrange là-dessus avec lui comme bon lui semblera. Ces gens me semblent admirablement faits pour se lacérer les intestins.
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L’auteur de Chérie a donc reçu des montagnes de lettres, entre autres, des « lettres de mères » le renseignant sur quelques cas curieux de puberté précoce observés sur le corps charmant de leurs chastes demoiselles. On devine les détails où se complaisent tant les bas-bleus ignobles capables de les fournir par voie postale.
On pourrait s'amuser, si on avait beaucoup de temps, à découper dans le roman que signe effrontément M. de Goncourt les endroits innombrables où cette occulte collaboration féminine est évidente et saute aux yeux. Il y aurait aussi le petit stock de fumisteries littéraires telle que les confidences d'une femme mariée sur la première « visitation du désir », sur « la douceur du premier baiser d'amour donné sur la bouche », ou sur les premières sensations de la couche nuptiale, confidences écrites, vraisemblablement, sur une table de brasserie par quelque crasseux bohême en joviale humeur.
C'est avec tout cela que l'illustre maître a travaillé à nous fabriquer ce qu'il appelle de la réalité élégante. Il faut convenir que c'est une jolie méthode de travail, bien digne d'un artiste et qui promet de bien agréables résultats.
Ainsi M. de Goncourt, plein de confiance en sa recette, est fermement persuadé d'avoir obtenu, par son moyen, l'exacte photographie de la jeune fille mondaine des hautes classes, « l'être rare, dernier mot de la plus exquise civilisation, orné de toutes les acquisitions et sélections d'une race merveilleusement perfectionnée » et sa préface, qui équivaut à l'action de tirer l'échelle, semble dire : Voilà comme ça se trousse ! On pourra peut-être faire quelque chose de propre à force de m'imiter, mais, dans les siècles des siècles, on ne tirera pas de nouveaux trésors de ce filon que j'ai épuisé.
Cette étonnante préface, qu'il nomme son testament littéraire – et dont on s'est justement moqué, est certainement l'un des plus rares modèles d'infatuation qui se soient produit de notre temps. Appuyé sur la certitude inébranlable d'avoir été un écrivain plus grand que Balzac lui-même, lequel, dit-il, « ne possédait pas un style personnel », il se glorifie d'avoir pondu avec son frère toute la vermineuse couvée naturaliste, d'avoir imposé à la génération présente le goût de l'odieux bibelot du dix-huitième siècle et, enfin, d'avoir propagé en France cet infâme art japonais, matériel et futile, comme un art d'esclaves ou de galériens, qui tend à l'effacement et au déshonneur du spirituel génie des races occidentales.
Tels sont les titres des deux frères pour s'en aller au firmament analytique que la postérité sera tenue d'adorer, en admettant, toutefois, que cette ingrate ne se retourne pas vers les ténèbres de la superstitieuse synthèse latine et ne repousse pas à coups de bottes, dans un implacable oubli, toute cette école de damnés dont les couvres auront pesé comme un cauchemar de servitude sur le sommeil de la pensée française, en cette seconde moitié du dix-neuvième siècle.
On a remarqué que tout écrivain a un mot, un certain mot dont il est le très humble serviteur, qui s'impose à lui, à tout instant, et qui est comme une torche pour éclairer les cavernes de son génie.
M. de Goncourt qui n'a pas de génie, mais qui est plein de cavernes sonores et ténébreuses, est illuminé à nos yeux par le mot RIEN qui se rencontre sous sa plume, toutes les fois qu'il lui faut exprimer une nuance quelconque rebelle à son analyse: un rien de beauté, un rien de mise, un rien d'émotion, un rien de collaboration, (vieux farceur !) des riens délicieux, des riens spirituels, des riens pleins de grâce, etc., enfin le rien du rien qui est son livre même et le tréfonds de son esprit.
Je doute que le dernier livre du dernier des Goncourt ait un immense succès. La lecture n’en est pas amusante. Ah ! non. Il faut avaler deux cents pages au moins de niaiseries prétentieuses, sans mouvement ni style d'aucune sorte, avant d'arriver au commencement d'une pénombre d'action.
Voici la chose. Une petite fille a un grand-père qui est maréchal de France, qui l'aime bien et qui fait des rébus. Cette petite fille extraordinaire tête, crie, adore les poupées, a une passionnette pour un joli monsieur qui vient à la maison, se coiffe en nid de merle et fait sa première communion.
Ici, une dizaine de pages sous le titre: Règlement de vie, ou résolutions de la première communiante, littéralement copiées dans le vieux cahier d'une petite fille devenue assez grande pour admirer M. de Goncourt et lui donner sa confiance.
Le titulaire du bouquin fait remarquer avec profondeur que le bon sens de cette charmante enfant « rejetait le mystère de la présence réelle » et que ce même bon sens la faisait rêver de l'union avec « un homme », dans sa toilette de communiante. A ce trait, on reconnaît dans la petite patricienne une très proche parenté avec la petite Nana, communiante de l’Assommoir.
A partir de ce moment, Chérie se met à « faire joujou » avec le sentiment et ça ne la lâche plus. Il est vrai que toute sa conception de l'amour, à l'âge de seize ans, est « un tendre et plaisant émoustillement du cœur » ; mais M. Edmond ne la laissera pas dans cette ignorance et nous sommes sur le point d'assister à de bien autres émoustillements.
Un jour, Chérie lit cette phrase dans un dictionnaire : « Chaque fois qu'une Amazone tuait un ennemi, elle recevait un homme dans ses bras. » A l'instant, des écailles tombent de ses yeux et l'innocente a enfin « la clef de l'amour et du mariage ». Nous sommes arrivés à la page 259. Cette clef c'est tout simplement le Phallus, le Phallus immense et vainqueur dont la vision va remplir toute son existence.
Vous comprenez maintenant que pour arriver à d'aussi étonnants résultats d'analyse, il est indispensable d'avoir énormément pratiqué un salon parisien, « d'avoir usé la soie de ses fauteuils pour en surprendre l'âme, et d'avoir confessé à fond son palissandre ou son bois doré. » (Les frères Zemganno – Préface.)
Alors apparaît dans sa gloire la salauderie physiologique qui sert de base à tout roman naturaliste. Chérie va dans le monde, naturellement, et ce qu'elle y entrevoit dans des RIENS invisibles lui donne, je vous assure, de sacrées sensations.
« Vivre là-dedans, en ayant sous les yeux l'exemple tentant des autres femmes, c'est cruel, savez-vous, pour de grandes filles en âge de faire des enfants. »
Mais M. Edmond de Goncourt, qui est miséricordieux quoique juste, ne supportera pas qu'elle succombe et il la retirera de cette planète avant qu'elle ait souillé sa robe d'innocence.
Cependant, la physiologie doit avoir son cours, « l'ovulation appelle la fécondation », il n'y a pas à changer ça, et, ma foi, le mariage, aux yeux de la jeune fille, prend, chaque jour, l'aspect de plus en plus arrêté « d'un phallus dessiné sur un mur. »
Le sévère Edmond ne permettant pas qu'il se dessine d'une autre façon, l'intéressante vierge meurt de la consomption du désir et ainsi finit le dernier roman du dernier des Goncourt.
Sera-ce vraiment son dernier roman ? Hélas ! qui oserait en répondre ? Il y a dans Chérie une phrase mélancolique où se niche peut-être le secret du découragement de l'auteur :
« Rien n'est plus rare, gémit-il, qu'un derrière chez une Parisienne. »
Est-ce là tout ? Alors Dieu fasse que de nouvelles correspondances anonymes le rassurent sur ce point et qu'il nous inonde d'une quarantaine de nouvelles analyses du même genre, auxquelles soit donnée la vertu de précipiter l'heure désirable où cette immonde nourriture, venant à surcharger l'estomac humain, sera définitivement rejetée dans les ténébreux égouts littéraires d'où la sénilité contemporaine l'a fait sortir ! »