Les Contes de Canterbury
Autre type de femme : c'est la bourgeoise de Bath, «veuve de cinq maris, pas un de plus», une belle femme, hardie de visage, haute en couleur. Il n’y a pas une dame, dans la paroisse, plus généreuse qu'elle à l'offrande; ou s'il s'en trouve quelqu'une, «elle se met si fort en colère qu'elle en perd toute charité.» Elle porte très haut ce qu'on pourrait appeler la sensualité légale, une chose essentiellement anglaise; elle en raisonne et la justifie par des textes de l'Écriture. Elle nous raconte, par le menu, l'humeur et l'histoire de ses cinq maris, comment ils étaient tournés et ce qu'elle leur a fait supporter. Le dernier avait vingt ans, elle quarante; ce qui ne l'empêche pas d'en chercher un sixième. Peut-être est-ce la ce qu'elle va demander au saint de Canterbury.
Impossible de ne pas s'arrêter devant cette figure joviale et surnourrie: c'est le frère mendiant, confesseur de femmes, hauteur de tavernes, qui donne une bonne absolution contre un bon dîner. «A quoi sert, dit-il, de pleurer sans fin sur ses fautes? Tel pêcheur, qui a la contrition, ne peut réussir à pleurer. Au lieu de prières et de larmes, on donne de l'argent aux bous frères», et tout est bien.
Si le lecteur est à bon droit scandalisé, voici, pour le consoler et le raffermir dans la foi, à deux pas du frère quêteur, le curé qui forme avec lui une antithèse vivante : homme simple et dévoué qui donne son temps et son dîner à ses ouailles, plus grand par la charité que par la science, plus recommandable par ses oeuvres que par cette vaine intelligence des livres saints dont Wyclif fait si peu de cas.
La table est présidée par «mon hôte», beau parleur et de bonne mine, qui s'arroge une sorte d'autorité sur tout ce monde et la fait accepter. N'oublions pas, dans le coin où il s'est placé pour mieux observer, cet homme à la figure finement sarcastique, aux manières discrètes et élégantes qui décèlent le courtisan : ce n'est rien moins que le poète lui-même, Geoffroy Chaucer.
«Mon hôte» s'offre aux pèlerins pour les accompagner jusqu'à Canterbury, veiller à tous les soins matériels du voyage, faire les comptes et la police de la petite troupe. On accepte, car «mon hôte» sait se rendre agréable et utile. Il propose un divertissement qui charmera la longueur de la route. Chacun contera successivement deux histoires pour amuser ses compagnons, une à l'aller, une autre au retour. C'est chose convenue. Le lendemain, de grand matin, voilà nos gens en route, et quand on a dépassé Deptford, c'est le chevalier qui prend le premier la parole. Puis, les récits se succèdent comme dans le Décaméron de Boccace, auquel cette forme de poème est empruntée. Mais combien est évidente la supériorité de Chaucer ! Combien l'art est, chez lui, plus sensible et plus délicat! Les jeunes gens et les jeunes femmes du Décaméron vivent dans le même milieu, ont mêmes idées, même âge, à peu de chose près même caractère. Ici, chaque conte est approprié au conteur, et l'on vient de voir combien les conteurs diffèrent. Le jeune écuyer raconte une histoire fantastique et orientale; le meunier, un fabliau graveleux et comique; l'honnête clerc, la touchante, légende de Grisélidis; le récit de 1a prieure, d'un pathétique mystique et tout féminin, roule sur une enfant chrétienne, horriblement assassinée par des juifs. Le curé, qui ne sait pas d'histoire, au lieu d'un conte en vers, fait un sermon en prose. Tous ces récits sont liés, et beaucoup mieux que chez Boccace, par de petits incidents vrais, qui naissent du caractère des personnages et tels qu'on en rencontre en voyage. Les cavaliers cheminent, de bonne humeur, sous le soleil, dans la large campagne; ils causent. Le meunier a bu trop d'ale et veut parler à toute force. Le cuisinier s'endort sur sa bête et on lui joue de mauvais tours. Le moine et l'huissier se prennent de querelle à propos de leur métier. L'hôte met la paix partout, fait parler ou taire les gens. On juge les histoires qu'on vient d'écouter. On déclare qu'il y a peu de Grisélidis au monde; on rit du charpentier trompé, le héros ridicule de l'histoire du meunier; on fait son profit du conte moral. L'ensemble du tableau est si bien calculé, l'aspect est si vivant et si gai, que le lecteur «se prend d'envie de monter à cheval par une belle matinée riante, le long des prairies vertes, pour galoper avec les pèlerins jusqu'à la châsse du bon saint de Canterbury !».