L'école idéologique

Jean Renaud
Le philosophe Jean Renaud fait une virulente critique du livre de Jocelyn Berthelot intitulé Une école de son temps: Un horizon démocratique pour l'école et le collège (CEQ, Saint-Martin, 1994), véritable manifeste en faveur d'une école égalitaire. Renaud s'est notamment élevé contre des mesures consistant à neutraliser la transmission de l'héritage culturel. Celle-ci constitue, selon Pierre Bourdieu, la véritable source de la reproduction des classes sociales et selon Berthelot, une forme de «discrimination sociale». Or, Berthelot propose comme mesure non discriminatoire d'interdire les devoirs à la maison. Plusieurs voient dans cette interdiction la volonté de soustraire l'élève aux influences de son milieu familial et de son milieu socio-culturel afin de le soumettre à l'influence de l'école égalitaire.
« Pourquoi les esprits faux nous irritent-ils? Certains êtres ont beau avoir retenu des mots et des connaissances particulières, cela ne leur sert de rien. Plus encore, on dirait qu'il s'est formé une espèce de brouillard entre eux et le réel: ils ont accumulé des concepts au détriment de leur être profond. Est-ce manque de caractère et d'unité que le bavardage savant et puéril de tant d'intellectuels? N'engendre-t-elle pas une souffrance intérieure, cette incapacité à passer des mots aux choses? La démocratisation de l'instruction a-t-elle favorisé l'émergence de ces sortes d'esprit? Toute époque a supporté ses imbéciles, il n'appartiendra qu'à la nôtre d'en avoir fabriqué. Abel Bonnard a raison: il existe une bêtise diplômée, une éducation hâtive et superficielle qui, par l'oubli ou la négation des sources vitales et des grandes traditions humanistes, a conduit à l'écroulement des caractères et à la servilité. Ce désastre psychologique est-il celui de l'homme moderne, et particulièrement de l'homme québécois?

La vieille ignorance se meurt. L'on côtoie de moins en moins de ces hommes qui savent peu et ne sont pas séparés de la réalité, ayant conservé, par un métier, par des relations humaines stables, par des expériences qu'aucun prisme idéologique n'a galvaudées, une prise directe et probe sur les choses. Au contraire la double ignorance pullule: ce savoir tronqué, alliage de prétention et d'ivresse, d'irresponsabilité et de vertige.

Notre conception de la culture, si superficielle, si extérieure à la personne, néglige notre besoin d'une terre humaine riche et féconde, strates successives d'habitudes morales, conscientes et inconscientes, léguées, transmises et perfectionnées dans lesquelles l'individu s'enracine et trouve une nourriture pour sa croissance. Si cet humus vient à manquer, le mécanique prend la place du vivant: la culture ressemble alors à un vaste entrepôt où verbiages et divagations s'entassent, instruments d'une fuite loin de nous-mêmes et des choses.

Voilà les premières réflexions que m'a inspirées la lecture de l'ouvrage de Jocelyn Berthelot: Une école de son temps: Un horizon démocratique pour l'école et le collège (CEQ/Saint-Martin, 1994). Cet intellectuel romantique et verbeux combine les mots entre eux non à la lumière des choses, mais à l'obscure lueur de désirs, d'impressions, de conformismes, d'intérêts (syndicaux!) et d'émotions infantiles et pseudo-savantes pour aboutir à une mixture incohérente et pourtant unifiée par le ciment de l'idée fixe. Cela ressemble assez à la monographie d'un expert monomaniaque: traité de sorcellerie à l'usage de perroquets intoxiqués. Berthelot a succombé au pouvoir de certains mots. Ils lui servent de gris-gris, de grelots, d'invocations magiques à ressasser sans cesse. D'autres vocables, à l'opposé, sont maudits, répétés, eux aussi, infatigablement, mais cette fois pour s'en protéger et conjurer leur influence maligne. Égalité = bon; hiérarchie = méchant. Démocratie = bon; inégalité = méchant. Partout en cette œuvre, ce réflexe pavlovien, digne d'un primitif, tient lieu de preuve. Ces mots fétiches apparaissent tantôt sous la forme d'un substantif, tantôt sous celle d'un adverbe, puis d'un adjectif, acquérant ainsi un poids exorbitant et comme vidé de toute pensée. Au lieu d'une argumentation, le lecteur étonné découvre une amulette géante.

Au-dessus de tous les mots trônent le verbe démocratiser et ses satellites: démocratie, démocratique, démocratiquement. Berthelot veut démocratiser l'économie, le travail, l'école, la famille, l'élève (par la formation d'un sujet démocratique), la réussite (sic). En cette orgie de démocratisation, il en arrive même à proposer de définir démocratiquement (p. 109), ce qui aurait enchanté le vieil Aristote. Ce verbe et ses satellites sont ainsi chargés d'une telle puissance de signification, ils subissent une telle extension de sens, qu'ils en sont métamorphosés en un vague et monstrueux concept mystico-religieux, métapolitique, multiforme, utilisable pour toute argumentation puisque, de fait, il la remplace: à la fois fin, moyen, objectif, idéal, mythe et utopie. Il faut sans cesse, nous explique Berthelot, élargir la démocratie. Ne s'est-elle pas étendue à des domaines de la vie où régnait toujours un régime autoritaire, qu'il s'agisse de la famille ou des rapports entre les sexes; on a ainsi rompu les barrages qui l'arrêtaient pour la faire se répandre un peu partout? (p. 72) Elle se répand, en effet, un peu partout, comme une traînée de mots, et d'abord dans le cerveau de notre auteur.

La famille elle-même, nous dit-il, s'est démocratisée. Cela fut-il un bonheur ou un malheur pour les personnes ? Cette question n'importe guère.

Démocratiser représente une fin en soi: bienfait avant tout examen: Si certains conservateurs se font les apôtres d'une régénération morale de la famille traditionnelle, les spécialistes s'entendent en général pour reconnaître qu'il s'agit là de changements irréversibles (p. 105). Les spécialistes s'entendent! Qu'est-ce qu'un expert? C'est un monsieur qui se trompe tout le temps, disait Jacques Bainville. L'un de ces spécialistes de l'avenir de la famille, un statisticien myope et servile du nom de Roussel, cité par Berthelot, nous dévoile cette famille virtuelle telle qu'elle se rêve dans les grandes têtes molles de l'intelligentsia: [...] nous sommes passés d'une famille toute réglée par l'institution à une famille dont la solidarité est surtout fondée sur la convergence des désirs, convergence définie par un pacte explicite ou non (p. 105). On croit rêver. Comme si l'on fondait une institution sur la convergence des désirs! Tous les besoins de l'homme sont méconnus: sa fragilité, la nécessité pour lui de médiations et d'appuis, son appétit de vérité. Le discours vaseux et prétentieux de ces technocrates de l'âme se doit, pour simplement survivre à son absurdité, de se détourner de la réalité. Jamais la schizophrénie et l'angélisme ne contreront le suicide des adolescents, les drames familiaux, la montée du cynisme, la désagrégation mentale, morale et familiale. De fait, ils en sont une des facettes: le revers extatique et bavard d'une muette souffrance. Aucune des hystéries modernes n'échappe à Berthelot, celles du sexe opposé incluses. Aussi se permet-il de rabrouer les pères, ces obstacles à la démocratisation: [...] ces derniers sont loin d'assumer leurs responsabilités, que ce soit en famille ou après une rupture (p. 106). Il est vrai que, pour lui, la paternité fut une invention de la Révolution tranquille, à laquelle il manquait un mode d'emploi: Si la découverte du père fut historiquement un grand pas, il lui reste maintenant à assumer pleinement son nouveau rôle (p. 106). En effet, puisque le divorce conduit souvent à un appauvrissement de la femme et que les hommes voient leur situation économique s'améliorer (p. 106), quel sera, par conséquent, le nouveau rôle des pères? La réponse va de soi: ne pas améliorer leur condition économique après un divorce. Cet autre grand pas historique reste à faire.

Berthelot ne craint jamais de renchérir: la famille se fondera de plus en plus sur un pacte négociable et résiliable entre deux personnes soucieuses de leur propre épanouissement. Il n'est pas dit que cette famille sera toujours formée de personnes de sexes différents (p. 106). Non, cela n'est pas dit, mais au moins suggéré. Ce sera salué par notre auteur comme un progrès dans la démocratisation. Les résultats, naturellement, seront cataclysmiques. Pourtant, les spécialistes nous expliqueront, imperméables au doute et encore plus au repentir, qu'on ne retournera pas à la famille traditionnelle, celle composée de deux parents de sexe différent. Et Berthelot les citera à nouveau, lui aussi en état permanent d'ivresse mentale.

Et l'enfant? Est-il plus équilibré? Est-il meilleur? Est-il plus aimé? Mieux encore: il est plus démocratisé. L'enfant soumis est devenu l'enfant-citoyen. Des lois et des chartes assurent désormais la protection de ses droits et de son intégrité physique et morale contre les abus, y compris ceux de ses propres parents(p. 105). Nulle remarque sur les abus de l'État ou d'éducateurs idéologues. L'ingérence égalitaire est souhaitée et attendue. Elle seule permettra la démocratisation de la société, opération bloquée par cette tenace différenciation familiale. Heureusement, la famille québécoise a de plus en plus besoin d'être soutenue dans l'accomplissement de ses tâches (p. 182). Cette famille infiniment supérieure à la famille traditionnelle ne se soutient plus elle-même! Qui la soutiendra? L'État tutélaire, éducateur, idéologue, propriétaire unique des libertés, de moins en moins entravé par ces lieux de résistance à la tyrannie: familles, associations naturelles, institutions par lesquelles l'individu n'est plus acculé à l'isolement et à l'impuissance. Ces remparts profondément altérés, plus rien ne s'oppose à la multiplication des seuls, évoquée par Valéry, à l'atomisation et à sa conséquence: le despotisme. Les valeurs et les chartes ne remplaceront jamais un homme débilité. Au contraire, l'angélisme pacifiste et optimiste est si profondément désorganisateur qu'il amollit au lieu de nous armer pour la résistance. Cette mainmise de l'État sur les familles est d'autant plus aisée que le gros animal contrôle déjà les écoles, qui ne sont plus qu'une de ses projections. Berthelot aimerait accélérer ce coup de force: [...] l'éducation préscolaire à demi-temps pour les enfants de 4 ans, de même que les interventions à l'intention des parents pourraient avoir des effets démocratisants importants (p. 182). Les parents arriérés, hostiles à l'idéologie régnante ou encore attachée à la famille traditionnelle, devront-ils être rééduqués ou subir les ajustements démocratiques qui s'imposent (p. 188)? Il s'agit toujours de dissocier le petit homme de sa famille au profit d'une institution sans indépendance: (...) le renvoi du travail scolaire à la maison comporte un risque de discrimination sociale important, en pénalisant les élèves appartenant aux familles défavorisées (p. 241). Ne faudrait-il pas interdire aux parents de familles favorisées d'aider leurs enfants? D'ailleurs, ces parents, qui ont des intérêts culturels, artistiques, littéraires, ne risquent-ils pas de les transmettre à leurs enfants en dehors des salles de cours? Nouveau risque de discrimination sociale important!

On le constate, tâche sisyphienne que celle de la démocratisation: [...] de nombreuses inégalités persistent: [...] des filles choisissent majoritairement les programmes traditionnellement féminins (p. 207). Nulle démocratisation digne de ce nom tant que les filles éliront des métiers qui leur plaisent traditionnellement. La transmutation décisive n'est pas accomplie, celle attendue et espérée par ce vieil utopiste d'Ilya Ehrenbourg: Nous transformerons si bien les hommes qu'ils auront du mal à se reconnaître eux-mêmes. À ce moment, peut-être auront-ils oublié ce qui leur plaisaient et ce qu'ils aimaient. On comprend pourquoi l'identité moderne est construction (p. 120) et non le fruit de la croissance. Celle-ci évoque un germe, une nature à nourrir, à protéger, à connaître; elle ne supporte pas d'être traitée arbitrairement, comme un objet à construire. Mais l'utopiste ne croit pas à la réalité. Il ne pense aucunement ses entreprises de libération en relation à un être humain concret. Aussi le détruit-il au profit d'un homme à venir et qui ne vient jamais.

Qu'est-ce donc, en somme, que cette démocratisation? Une forme virulente et comme désorbitée de la démocratie. L'Europe et, dans une certaine mesure, l'Amérique du Nord connurent un calme relatif au XIXe siècle et jusqu'à la guerre de 1914. Le régime le plus imité fut la monarchie constitutionnelle anglaise, un parlementarisme modéré par un sénat, par le règne débonnaire des notables. Dès 1918, la tentation de la démocratie pure pénétra partout en Occident, excitant les peuples et les nations, les exténuant, s'attaquant à l'épargne des citoyens, opérant de vastes destructionsde capitaux, suscitant l'anarchie ou la dictature. En 1945, cette démocratie pure jouit d'un second souffle; une abondance nouvelle permit une dilapidation plus radicale; les forces sociales capables de s'opposer à l'uniformisation s'affaiblirent progressivement et, après quelques décennies de ce régime, il en résulta un citoyen craintif, haineux, isolé, infantilisé, abruti par les médias, sans caractère, brisé, accablé par le travail, conformiste et, par conséquent, enfin libéré. Pourtant, le rêve éveillé de la démocratisation continue. Et il continuera. Berthelot et ses pareils ne sauraient être éduqués par les faits. Aucun désastre, aucune catastrophe, aucune calamité ne les instruira. Ils rétorqueront encore et encore: plus de démocratisation! Toujours fertiles en discours, toujours prêts à haranguer les tièdes, ils sont atteints de la plus mortelle des maladies de l'âme: l'insensibilité à la vérité.

Un autre mantra fort usité en cet ouvrage, au demeurant connexe et même interchangeable avec le mot démocratisation, est l'égalité, cette eucharistie des philosophes, disait Rivarol. De nouveau, il s'agit d'un thème parfaitement irrationnel, pseudo-religieux, idéologique. Aucun programme social autre que celui d'un équarisseur ne changera le fait que l'un jouisse du mérite de ses parents et que l'autre pâtisse du démérite des siens. Aucun programme social autre qu'une vaste destruction des élites ne modifiera la diversité de talent, de force, de volonté, de beauté ou de grâce. Pour incarner sa lubie, l'égalitariste cohérent est condamné à des mesures délirantes comme la création d'une garderie géante, gratuite et obligatoire ou l'élimination des meilleurs. Certains diront que ces objectifs sont quasiment atteints. En vérité, si les individualités se sont étiolées, si plusieurs enfants sont enrégimentés en bas âge, une marge demeure encore. Et elle ne saurait entièrement s'effacer. L'obsession de l'égalité, qui ne construit rien de durable, altère, cependant, les institutions, distille l'envie dans les âmes, mine les coeurs, et entrave la formation d'une élite magnanime au profit de ces élites anonymes, sans amour ni miséricorde, qui ne règnent que pour elles-mêmes: technocrates, informaticiens, scientifiques à l'esprit univoque, au coeur ambitieux et à l'affectivité primaire.

Cette nouvelle aristocratie technicienne sera dure pour ceux qui se trouvent au-dessous d'elle. Il n'est guère paradoxal qu'à partir de prémisses égalitaires, s'établisse la plus grande inégalité. J'oserais nommer cette loi: le principe du retour parodique. Niez une réalité naturelle, elle reviendra vous hanter sous un visage monstrueux et incontrôlé.

L'inégalité ne se réduit pourtant pas à un fait naturel irritant, mais contraignant. Ce fait est un bienfait. Les différenciations sociales, les hiérarchies édifiées naturellement par le mérite des familles et de leurs membres acharnés à défendre les propriétés et les distinctions qui leur ont été transmises et qu'ils ont acquises, repoussent le despotisme et bloquent cette vieille tentation de la termitière, de la justice géométrique, à laquelle succombèrent de vieilles civilisations et qui fascine notre temps. Berthelot, lui, désire une plus grande égalité, une suprématie des vérités vérifiées sur les vérités révélées, le contrôle démocratique des institutions (p. 11). Ne prenons pas trop au sérieux cette prise de position en faveur des vérités vérifiées sur les vérités révélées. Cette antinomie, d'ailleurs absurde d'un point de vue catholique, est aussitôt abandonnée quand il s'agit de protéger le grand fétiche égalité, une égalité dont la science n'apporte guère de preuve, mais à laquelle il faut croire et qu'il faut vouloir avant toutes les preuves (p. 130). Qu'est la suprématie devenue? Où sont les vérités vérifiées? Où sont d'ailleurs les vérités révélées? Si nous ne sommes ni dans l'ordre de la science, ni dans celui de la Révélation, où sommes-nous?

Dans l'émotion, et l'émotion non rectifiée d'un enfant capricieux, sans contact avec le réel, n'ayant jamais été pénalisé par lui, vivant dans un vase clos, ces grandes garderies universitaires ou syndicales dans lesquelles l'enivrement de l'esprit se laisse libre cours.

Berthelot est malheureusement obligé de le constater, il reste encore beaucoup à faire: De nombreuses inégalités persistent (p. 207). Et elles persisteront, de plus en plus insupportables et humiliantes pour ceux qui les subissent sans les accepter, pour ces coeurs, troublés par des songe-creux malfaisants, à qui le repos est maintenant interdit. Notre héros cependant ne désespère pas. Un instrument servira ses projets: l'école. Sur le plan de sa mission éducative, l'école devra assumer la transformation des rapports d'autorité, en encourageant une gestion et une pédagogie démocratiques. Elle devra préparer les élèves aux nouvelles réalités familiales, éduquer les garcons à assumer leurs responsabilités de pères et poursuivre dans la voie d'une éducation non sexiste (p. 107). Par l'avènement de l'école idéologique, une école prête à remplacer la famille, à développer des personnalités démocratiques, et non d'abord à enseigner, à transmettre des connaissances et à apprendre à de jeunes êtres l'amour du vrai , démocratiser encore et à perpétuité deviendra enfin possible et l'égalité pourra passer avant ces êtres de chair qui ne se ressemblent pas assez: La recherche d'une plus grande égalité entre les femmes et les hommes est à poursuivre en se préoccupant des stéréotypes masculins et féminins, tout en reconnaissant une différence entre les sexes, dont les limites demeurent toujours imprécises (p. 177). L'école s'occupera de régenter les relations entre les sexes, de véhiculer cette idéologie molle, décérébrée, démoralisante et conformiste, prélude à une tyrannie anonyme saluée comme une libération par des avortons sans ressort, idéologie indiscutée, impersonnelle, qui, comme le disait Augustin Cochin, ne s'impose comme celle de tout le monde que si on la croit soutenue par n'importe qui. La nouvelle école préparera ses jeunes victimes au nouvel ordre démocratique mondial: L'éducation à la solidarité et à la compréhension internationales, notamment promue par l'UNESCO, devra de plus en plus prendre place à l'école, dans la perspective d'un équilibre mondial (p. 92). En cette école idéologique et angélique, le sens critique sera définitivement étouffé sous les plus creuses rhétoriques humanitaires. Celles-ci, par malheur, présagent des chocs en retour. Il y a une secrète correspondance entre l'amour pur de l'idéologue et la haine pure de ceux qu'il forme. La mystique obligatoire de Berthelot n'est pas d'essence humaine, mais angélique. La montée du ressentiment en nos sociétés ne vient aucunement d'un complot néo-libéral; elle n'est que l'effet mécanique, inévitable, de l'angélisme exterminateur d'une élite irresponsable.

Nous sommes vaccinés contre tous les totalitarismes (p. 130), déclare candidement notre auteur. Il y a mille germes de totalitarisme en ce livre et en notre temps: l'ignorance et le mépris de l'histoire, une histoire qui se veut créée et non apprise; l'altération du passé qui s'en suit; le discrédit envers la vérité objective (ainsi, pour Berthelot, la science moderne soulève même un ensemble de questions éthiques qui transcendent le domaine de la vérité (p. 141), comme si, en définitive, le seul et unique fondement d'une éthique, sans lequel elle s'avilit jusqu'à n'être qu'une vaste plaisanterie subjectiviste ou qu'une cynique escroquerie, n'était pas la vérité); la spécialisation, une spécialisation qui nous rend étrangers les uns aux autres et sans défense contre les superstitions scientistes et technicistes; un discours public détaché des notions de vérité et de réalité, celle-ci remplacée par une pseudo-réalité, inventée par des idéologues et des spécialistes, et modifiée au gré de leur fantaisie; la perversion de l'enfance, un enfant embrigadé et disjoint du noyau familial (cette tentation traverse tout l'ouvrage); en général l'invasion du privé, justifiée par des thèmes idéologiques et abstraits; l'abaissement des caractères, corollaire habituel de l'emprise de l'État; et enfin, la dernière caractéristique, qui englobe toutes les autres: la falsification du bien, car toutes ces opérations sont menées au nom du bien, et il ne s'agit plus du bien vivant qui grandit à l'intérieur de la personne; mais d'un bien imaginaire, désincarné et déshumanisé, pris en main par une collectivité sans âme, qui le réalise en dépit des personnes, puis contre elles.

Nous ne sommes plus ici dans le domaine du discours articulé. Un tel ouvrage ne se réfute pas, il se soigne. Et une société qui reçoit favorablement les produits d'une semblable culture de l'hystérie est devenue folle. Il ne lui manque que de s'en apercevoir et surtout de se corriger. Un seul remède (laissons la démocratisation frénétique, les plans quinquennaux volontaristes et incontinents): remettre au-dessus de toutes nos valeurs, de tous nos projets, le souci de la vérité, cette vérité sans laquelle la culture n'est qu'une vaine fuite. Non pas fanatiser les enfants pour qu'ils qualifient avant tout autre considération une proposition de sexiste ou d'inégalitaire, mais leur apprendre à poser l'unique question: est-ce vrai? L'homme qui aime la vérité n'est guère sensible aux consensus. Il sait qu'ils ne sont pas le fruit d'une pensée attentive au réel, mais d'un bavardage d'assemblée où des intérêts particuliers se sont masqués en idées générales. Il ne se laisse pas impressionner par l'emploi immodéré de mots sonores, insensible au pouvoir des mots et vigilant à ne pas se détourner de la substance des choses. Il sait que le tyran, pour séduire, répétera mille fois le mot liberté, mais il ne saurait en être trompé car, en homme qui aime la vérité, il connaît la liberté de l'intérieur. L'homme qui aime la vérité sait que le vrai, quelquefois, contredit nos sentiments, qu'il fait mal, qu'il est éprouvant, il sait aussi que seul il libère, alors que les utopies sentimentales déçoivent toujours. L'homme qui aime la vérité craint l'erreur. Il connaît la fragilité de l'homme, son impatience, sa continuelle révolte, sa propension à prendre ses rêves pour la réalité, à vouloir que le vrai soit le fruit de ses sentiments, à fabriquer, à partir de ses souhaits et de ses désirs, un produit qu'il nommera vérité et qui ne s'ajustera pas au réel. L'homme qui aime la vérité a appris dans sa chair les dures exigences que nous impose la recherche du vrai, l'ascèse continuelle qu'elle réclame de nous. Il sait que la vérité en appelle à toute la personne, qu'elle doit, pour ainsi dire, nous mouler, que nous sommes la pierre et qu'elle est le sculpteur. La vertu elle-même n'est-elle pas le nom de la vérité quand elle habite le coeur de l'homme? L'homme qui aime la vérité est aussi attentif à encourager cet amour du vrai en germe chez tous les humains. Il est naturellement pédagogue. Il sait que seul le vrai nous prémunit contre les sorciers (qui se nomment entre eux spécialistes et experts). L'homme qui aime la vérité trouve sa joie à regarder les choses et à les voir telles qu'elles sont. Cette sensibilité à la vérité nécessite une éducation du caractère.

Montaigne a déjà noté cette secrète correspondance entre la corruption des moeurs et le bannissement de la vérité. La croissance dans le petit homme de la sensibilité à la vérité, le mûrissement intérieur qu'elle suppose, cela seul fera de lui un homme libre en qui ne pénétrera jamais aucune tyrannie. Pour ce faire, il est besoin de pédagogues, magnanimes et indépendants, dignes d'enseigner par leur connaissance personnelle de l'éternelle condition humaine. Seront-ils admis dans l'école de demain? Ou le travail souterrain des termites parviendra-t-il à la dénaturer si profondément qu'en elle s'incarnera le consensus ultime, celui qui exige l'asservissement spirituel, la reddition de l'âme, le mensonge et l'infidélité à la vérité? »

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