Connaissance de soi et vie quotidienne
Un livre de philosophie qui se passe presque complètement de références, car il s'adresse immédiatement à la « vérité », à la « vie » et à « ce qui est ».
« Si le processus de "connaissance de soi" ne s'incarne pas dans la vie, il ne signifie rien. Il s'agit là pour ainsi dire d'une connaissance de nature technique. S'il n'y a pas application, effet concret dans la vie, la connaissance est inutile. D'où l'expression "techniques de soi" utilisée parfois. Mais il ne s'agit pas vraiment de "connaissance", ou il s'agit d'une connaissance d'une sorte particulière, qui fait de l'ignorance une alliée, qui tient compte de l'inconnu, qui se rapporte au vide, loin de toute maîtrise, de toute conclusion, de toute formule.
Il s'agit de l'acte d'apprendre qui entretient un rapport essentiel avec l'inconnu. Il n'est pas nécessaire de comprendre, d'expliquer, de connaître la vie pour la changer. Il en est de même, d'ailleurs, pour les autres techniques. Nous pouvons produire des effets, des machines, des objets, des pouvoirs, sans trop savoir ce qu'ils sont. Une faculté plus grande que la raison analytique et synthétique doit être de la partie, mettant à contribution les capacités du corps entier. Affaire d'affect et non seulement d'intellect. Il s'agit souvent de deviner plutôt que de saisir, d'entrevoir plutôt que de voir, de sentir plutôt que de comprendre, d'être dans un rapport de sympathie plutôt que d'intellection. Parfois, au contraire, la saisie est immédiate, telle une intuition. À force d'avoir regardé les détails, l'ensemble apparaît clairement. Ce qui est certain, c'est que le processus d'apprentissage en ce qui regarde la vie quotidienne se fait souvent de manière étrange et surprenante. Nous nous déjouons nous-mêmes. Si nous sommes suffisamment ouverts, nous n'apprenons pas ce que nous nous attendions à apprendre. D'ailleurs, n'est-ce pas le propre de tout acte d'apprendre, de déjouer de la sorte nos plans et nos prévisions? Celui qui pense ou prétend se connaître peut souvent se trouver dans une position d'illusion face à lui-même. Il ne se rapporte qu'à une image alors que l'être vivant est ailleurs. N'est-ce pas là le défaut de plus d'une prétention à la connaissance : prendre une simple image, une métaphore, une analogie pour une explication, voire pour la réalité même? Celui qui prétend se connaître se rend compte bientôt qu'il a été remplacé subrepticement par quelqu'un d'autre. Ou encore, il est en retard sur celui qui est connu, qui se trouve toujours devant lui, insaisissable en grande partie, son être n'émergeant que partiellement de la brume.
Nous ne sommes pas un objet simple pour nous-mêmes. En fait, nous ne sommes pas un "objet" du tout. Un objet peut être extérieur à nous, nous pouvons en faire le tour, nous pouvons établir une distinction claire entre lui et nous. L'homme peut-il se voir ou se comprendre lui-même? En partie seulement, il semble. Ce qui ne signifie pas qu'il ne puisse intervenir sur lui-même, qu'il ne puisse agir ou changer. En effet, s'il y a des parties positivement inconnaissables de nous-mêmes, parties qui sont de la nature d'un point d'interrogation, d'un vide ou d'un néant - telles la mort, la liberté, "ne pas les connaître" est l'unique façon d'entrer en contact avec elles. Peut-être alors mettons-nous en pratique l'étrange fidélité dont parlait Hölderlin, celle qui implique nécessairement l'infidélité - le même genre de fidélité que nous devons aux morts, celle qui consiste à communier avec eux par le silence, le calme et l'oubli ».