Médecine et conflits d'intérêts

Josette Lanteigne
Paru dans «Le nouveau contrat médical», magazine L'Agora, vol VIII, no 1 (nov.-déc. 2000).
source: Marc A. Rodwin, Medicine, Money and Morals. Physicians' Conflicts of Interest, Oxford University Press, 1993, introduction, chap. 1 et 8.
Existe-t-il des conflits d'intérêts en médecine?

Étrangement, la question ne se posait pas, encore récemment, et Bernard Shaw était pour ainsi dire le seul à avoir pris conscience du phénomène, au début du siècle, au point de le ridiculiser publiquement:

«Le seul fait qu'une nation, présumée saine, ayant observé que le besoin de pain pouvait être satisfait en donnant aux boulangers un intérêt pécuniaire à le fabriquer, offre également aux chirurgiens un intérêt financier à vous couper la jambe est assez pour désespérer de l'humanité politique.» George Bernard Shaw, The Doctor's Dilemma. Produite pour la première fois en 1906.
C'est la société qui a permis que le médecin soit payé par le patient (ou un autre) pour les soins qu'il lui donne. À première vue, rien ne paraît plus naturel et pourtant, le médecin payé directement en fonction des soins qu'il dispense aux malades se trouve en conflit d'intérêt avec son patient car plus il travaille, plus son revenu s'accroît. Or comment pourrait-on s'attendre, dans ce cas, à ce qu'il fasse toujours passer les intérêts des patients avant les siens? Pour l'auteur de Medicine, Money and Morals…, la situation est de nos jours la même qu'à l'époque de Shaw, sauf pour le problème de la pauvreté des médecins, qui n'existe pour ainsi dire plus puisque ces professionnels sont parmi les mieux payés aux États-Unis. Shaw attirait l'attention sur la vulnérabilité du lien qui unit le médecin au patient: comment assurer que le médecin agisse dans le meilleur intérêt du patient; comment rendre les médecins objectivement responsables de leurs actes; comment venir en aide aux malades ayant subi des préjudices de la part de médecins? Traditionnellement, ces problèmes ont été laissés à la bonne garde de la profession médicale, qui les a solutionnés en s'auto-régulant et en développant une éthique tournée vers le patient: «Le médecin est seul avec son patient et avec Dieu». Les malades sont extrêmement dépendants par rapport à l'autorité médicale et cet ethos ne saurait les protéger contre les conflits d'intérêts impliquant leurs médecins. Le serment d'Hippocrate, qui a servi d'exemple aux autres professions et notamment aux avocats, se trouve compromis.

Le principal cas de conflit d'intérêts est celui du médecin qui prescrit des services, médicaments, traitements, etc., en dirigeant ses patients vers des établissements, organismes, compagnies, etc., avec lesquels il a lui-même des liens financiers. Prenons l'exemple du médecin lié financièrement à une maison de convalescence vers laquelle sont dirigés les malades qui reçoivent leur congé de l'hôpital, quand ils ne retournent pas immédiatement chez eux. Par définition, les médecins qui recommandent leurs propres cliniques ou traitements sont en conflit d'intérêts, même s'ils agissent dans le meilleur intérêt du patient. Ils ne sont pas neutres.

Origine des conflits d'intérêt en médecine

Jusqu'en 1929, les malades payaient entièrement de leur poche pour les soins dispensés par le médecin. Celui-ci n'était pas toujours payé, et devait souvent soigner sans rien recevoir en retour. À moins que les plus pauvres ne soient laissés sans soins, ce qui arrivait aussi. La plupart des gens avaient des contraintes budgétaires, et les sommes que le médecin pouvait espérer tirer de ses patients étaient limitées. De 1930 à 1960, on a développé un système d'assurance privée où les médecins et les hôpitaux étaient financés par des tiers comme la Blue Cross et Blue Shield. En 1966, le gouvernement a créé son propre système Medicare et Medicaid, dont la clientèle cible était les personnes âgées et les plus démunis. Le paiement par un tiers a d'abord été considéré comme un changement bénéfique pour les pauvres et les petits salariés, qui pouvaient enfin avoir droit à un traitement dont le coût aurait représenté auparavant le salaire de toute une vie ou plus. Toutefois, ce paiement par un tiers a libéré le médecin et le patient de toute contrainte budgétaire: les médecins n'avaient plus à s'inquiéter du coût des services, les patients ne ressentaient plus le besoin d'être vigilants. De plus, le médecin se trouvait désormais servir deux maîtres: non seulement celui qu'il soigne mais aussi et surtout celui qui le paie.

Les tiers payeurs ont fait naître une nouvelle forme de conflits d'intérêts. Ils sont sensés rembourser le médecin et le patient pour les soins reçus par le second, soins pour lesquels il est assuré. Dans les faits, le tiers payant cherche à limiter les services fournis par le médecin. Ceci est vrai du côté public comme du côté privé: les programmes gouvernementaux et les organismes à but non lucratif doivent limiter leurs dépenses, et les assureurs privés cherchent à maximiser leurs profits. La tendance est de faire plus avec moins, surtout lorsque le coût est élevé et l'efficacité douteuse. En d'autres termes, lorsqu'ils sont payés par des tiers, les médecins ont tendance à suivre leurs intérêts et ceux du tiers plutôt que ceux du patient.

Les changements ont réduit l'autonomie des médecins. Dans le passé, les médecins étaient des travailleurs autonomes. De nos jours, ils sont de plus en plus affiliés aux HMO (Health Maintenance Organizations), hôpitaux ou groupes de praticiens. Même quand ils ne sont pas salariés, ils sont néanmoins étroitement liés aux intérêts économiques des hôpitaux et autres fournisseurs de services. Ainsi, les hôpitaux ont cherché à accroître les admissions et à imposer aux médecins une économie dans l'utilisation des ressources, en réduisant la pratique privée à un rôle accessoire et en offrant des bénéfices marginaux aux médecins qui travaillent dans les hôpitaux. Les compagnies pharmaceutiques et les fournisseurs d'équipements ont payé des ristournes aux médecins utilisant ou prescrivant leurs produits. Le plus souvent, les «cadeaux» sont offerts comme faisant partie d'une campagne de promotion. De leur côté, les hôpitaux, HMO, etc., récompensent les médecins qui font un usage économique des ressources. Dans toutes ces situations, les médecins accumulent des revenus pour eux-mêmes ou pour des tiers, en posant des gestes médicaux qui sont supposés être faits dans le meilleur intérêt des patients.

Le gouvernement fédéral a lui aussi joué un rôle, exacerbant les conflits d'intérêts sans le savoir. Ainsi, il a favorisé le développement de tiers assureurs en consentant aux employeurs des avantages fiscaux lorsqu'ils offraient à leurs employés un programme d'assurance santé. Les politiques gouvernementales ont aussi contribué au problème de deux façons:

1) On a usé d'incitations financières pour bonifier les politiques de Medicaire et Medicaid. Dans le but de réduire les soins donnés à l'hôpital, qui coûtent cher, on a offert des bénéfices pour promouvoir les soins dispensés dans des établissements extérieurs ou à la maison. Les politiques fédérales ont permis aux HMO d'utiliser des incitations financières pour aider à contrôler le volume des soins médicaux offerts. Le gouvernement a ainsi présupposé qu'on pouvait régler la plupart des problèmes de politiques de santé en concédant des bénéfices secondaires à ceux qui fournissent les soins. Ces politiques ont été implantées dans l'ignorance totale des effets négatifs qui allaient s'ensuivre. Elles légitimaient également chez le médecin un comportement axé sur ses propres intérêts.
2) Le gouvernement fédéral a également favorisé l'émergence du problème par son inaction. Le financement du domaine de la santé fut largement laissé au secteur privé. Il en va tout autrement en Europe de l'Ouest, où l'État est le principal bailleur de fonds. Aux États-Unis, l'absence de l'État a investi les médecins, par défaut, du titre de principaux investisseurs. Avec des ressources disponibles, une connaissance approfondie du domaine et la possibilité de contrôler un flot continu de patients et leur usage des services médicaux, les médecins sont bien placés pour savoir si un investissent est profitable ou pas.

Que faire?

1) Informer le patient. Ce moyen n'a qu'une efficacité limitée, et il a le désavantage de faire porter le fardeau de la preuve par l'individu: c'est lui qui doit solutionner le conflit. Par ailleurs, il ne sert à rien de révéler un conflit d'intérêts possible si on ne l'abolit pas dans le même geste: le patient est tout aussi vulnérable après qu'avant qu'on l'ait mis au courant de la situation critique. En effet, la dépendance des malades par rapport aux médecins limite leur capacité à utiliser efficacement l'information qu'on leur donne sur les risques associés à leurs traitements, par exemple. De manière typique, le patient fera ce que le médecin lui suggère ou ce qu'il désire, renonçant ainsi à sa propre autorité en la matière. On peut donc s'attendre à ce que les patients réagissent de la même manière lorsqu'un médecin leur dévoile les liens qui l'unissent à l'établissement de santé vers lequel il désire les diriger. Il devrait également leur dire que les médecins qui sont liés financièrement à des tiers comme les HMO et autres fournisseurs de services prescrivent plus de services, plus de tests médicaux et des tests plus chers. Le patient devrait aussi savoir que ces médecins recommandent des services et des interventions qui peuvent être dommageables pour les patients. Et même cette information ne suffirait pas, car les médecins qui dévoilent à leurs clients les conflits d'intérêts possibles ne leur offrent pas d'alternative. Si les patients n'ont pas vraiment le choix, l'attitude du praticien risque de leur paraître cynique. Ce dont ils ont besoin, c'est de l'opinion d'un praticien non compromis par le système. Tout ce que les médecins en conflit d'intérêts pourraient faire, c'est de recommander à leurs patients de consulter un médecin qui n'est pas dans cette situation.

2) Intervention de l'État. Il y a des limites à ce que peut faire l'État en tant qu'employeur des médecins. Il est important de le souligner, car certains pensent que pour faire disparaître les conflits d'intérêts, il suffirait de créer des services de santé gouvernementaux employant des médecins salariés. Or la situation est la suivante: les compagnies et les établissements privés donnent des primes aux médecins pour qu'ils augmentent les services (et donc les revenus), alors que le gouvernement et les organismes publics font plus ou moins la même chose, pour amener une diminution des coûts associés aux services. D'un côté comme de l'autre, on encourage des pratiques qui se font au détriment des patients ou à tout le moins au détriment de la loyauté des médecins envers leurs patients. L'État employeur pourrait éliminer les conflits d'intérêts liés au mode de paiement direct, comme la plupart des conflits liés aux incitations financières, mais il n'annihilerait pas toute possibilité de conflit d'intérêts.

3) Intervention des tribunaux. À partir des années 70, les tribunaux ont décidé de tenir les médecins responsables pour les traitements donnés aux malades sans leur consentement bien informé. Cette intervention des tribunaux a fait de ce qui était auparavant une affaire privée une affaire publique désormais. Dans les faits, les tribunaux ont protégé les droits des patients et ont contribué à l'établissement de normes. Certes, nombre de médecins sont contre cette légalisation de l'éthique médicale. Pourtant, elle pourrait les encourager à changer leurs vues. La profession peut tenter de se discipliner elle-même, mais les résultats seront meilleurs s'ils sont soutenus par une politique publique.

La solution préconisée par l'auteur consiste à inviter les médecins à suivre l'exemple des fiduciaires, et il aimerait que cette solution soit entérinée par les tribunaux, de façon à ce qu'on puisse traiter les conflits d'intérêts qui surgissent en médecine comme on les règle déjà chez les professionnels du monde des affaires, les employés gouvernementaux et les avocats. De toute manière, les jours où le médecin pouvait s'appuyer sur son seul jugement clinique arrivent à leur fin. La médecine se pratique aujourd'hui dans un environnement commercial, et il est nécessaire d'introduire des régulations qui protègent les médecins de l'influence corruptrice du monde des affaires et renforce une conduite tournée vers le bénéfice des malades. L'ironie est là: les lois et les règles sont nécessaires pour développer un ethos qui soit plus profond et plus fort que les règles elles-mêmes. Toutefois, il faut savoir que l'éthique médicale, l'intégrité personnelle, la conscience individuelle, si elles sont admirables et nécessaires, ne suffisent pas à elles seules. En médecine comme ailleurs, les abus nécessitent une intervention publique. On doit donc établir des standards explicites. Toqueville disait, il y a plus de 150 ans, qu'aux États-Unis, toutes les questions sociales importantes trouvaient, tôt ou tard, leur solution devant les tribunaux. Quelques soient les limitations de la loi aux États-Unis, la reformulation des questions sociales en questions légales est souvent le prélude à leur résolution effective.

L'incapacité de la société américaine à confronter directement les conflits d'intérêts en médecine a conduit à de graves distorsions de la pratique médicale, compromis la loyauté des médecins envers leurs patients, entraîné des dommages pour les individus, la société et la profession. De nos jours, la médecine, l'argent et la morale se retrouvent souvent en conflit. Cette situation n'est pas inévitable. Nombre de ces conflits pourraient être réduits ou rendus inoffensifs par des politiques sociales appropriées. Il sera difficile de concevoir de nouvelles politiques, où les médecins seront tenus responsables devant la loi de leurs patients, comme les fiduciaires sont responsables des biens dont ils ont la garde mais non la jouissance. Mais les difficultés du statu quo sont plus grandes encore.

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