Depuis le début de la modernité, on associe rarement la mathématique à la morale, chose qui allait de soi pour les pythagoriciens et bien d'autres Grecs anciens. Qui songerait par exemple à expliquer le tort irréversible fait à la planète par une démesure consistant à réduire l'infini absolu, acte pur, qui est d'un autre ordre, à l'infini mathématique? La façon dont peuples et individus cherche l'absolu au niveau des moyens et des conditions évoque pourtant de manière impérieuse l'asymptote, elle-même image de l'infini mathétique. Or de toute évidence c'est à l'infini absolu que ces mêmes hommes aspirent. Dans un article intitulé
Le bonheur asymptotique, Henri-Paul Vincent a bien posé ce problème. «En quoi diffère essentiellement l'infini du philosophe de celui du mathématicien? À eux s'applique la distinction aristotélicienne de l'acte et de la puissance. L'infini mathématique faisant appel à la notion de limite est un infini en puissance: la suite des nombres entier est infinie, qu'est-ce à dire? Si grand qu'on imagine un entier N il en existe toujours un plus grand N + 1. L'infini mathématique est essentiellement perfectible parce qu'il est potentiel, alors que l'infini du philosophe est acte pur et donc non perfectible. Comme le disent les scolastiques, l'infini mathématique est un être de raison, il n'a d'existence que dans l'esprit et, s'il prétend se substituer à l'infini absolu, c'est purement et simplement de la fausse représentation.[...] A vouloir faire de l'infini mathématique un infini absolu, l'homme se condamne à un bonheur asymptotique dont la possession est irréalisable: il n'y a pas pour lui d'espoir pour cette plénitude à laquelle il aspire foncièrement. Et son sort n'est guère plus enviable que celui de Sisyphe dont
Camus dit qu'il faut le croire heureux (et pour quelle raison?)»