Le fada
Les enfants meurent ils comme des oiseaux, la tête sous l’aile, sans un cri et sans un bruit? Je le crois ou plutôt je le sais puisque je suis morte lorsque j’avais à peine trois ans.
Des ombres passent sans arrêt au pied de mon petit lit bleu que dominent, en décalcomanie, les visages de trois petits anges grimaçants. Les ombres chuchotent, reniflent, s’étouffent, parlent de destin, de médecine impuissante devant un nom que je ne comprends alors pas et que j’ai toujours grand mal à orthographier : paratyphoïde.
Les ombres se diluent dans un brouillard ou je vais me fondre comme je suis venue sans peur, sans douleur, sans appel. Mon petit corps brûlant de fièvre s’est recroquevillé sur lui-même et je jurerais que j’avais mis ma tête sous mon aile. Il m’a fallu un long temps pour comprendre que les enfants n’étaient pas des oiseaux, le temps d’une chanson, entendue bien plus tard un jour de blizzard ou tout n’était plus qu’ombres blanches à Ottawa, limbes terrifiantes cette fois puisque je pouvais les nommer.
Un oiseau de plus
Un oiseau de moins
La différence c’est le chagrin.
Je mourrais, je le savais mais n’ayant aucun mot pour le dire. Dans le fouillis des sensations qui en étaient à peine, un regard intense m’animait, une main pressait la mienne à lui faire mal, une voix s’imposait : celle de mon père. Un soir la main de mère se glissa dans la mienne. Mon père était parti, fou de chagrin, à la recherche d’un miracle.
On me dit qu’il passa toute la nuit dans la petite église d’Alès à prier un Dieu auquel il croyait très peu. On me dit qu’au matin il avait pris la voiture et était allé chez un guérisseur de renom douteux qu’on appelait le fada. On m’a raconté qu’il avait traversé le pont du Gardon, s’enfonçant sur les chemins rocailleux vers une de ces maisons délabrées, perdues dans la garrigue crissante de cigales. Un vieil homme l’attendait près d’un feu malingre. Une légende se créa. Le fada demanda une photo, fit quelques signes. Elle est mourante, dit-il, je ne peux rien faire tout de suite mais dans exactement 24 heures, elle sera guérie.
Le reste ne fut pas légende mais souvenirs que je déclarais être réalité, n’en déplaise à Charles Perrault. Vingt-quatre heures sonnèrent lourdement. J’ai ouvert les yeux. Il faisait grand soleil et les ombres s’étaient dissipées en rosée séchant sur les persiennes baissées. Je me suis assise dans mon lit et me souviens avoir regardé sans trop comprendre le visage de mes parents et de mon frère. Pourquoi pleurent-ils? Je proteste : j’ai faim. Une main passe sur mon front. Je n’ai plus de fièvre.
J’entends ma mère dire à mon père : Ne me dit pas que c’est le fada.
Est-ce que je l’ai entendu lui répondre : non c’est moi.
Cela n’avait pas d’importance. La poésie de la vie n’a que faire de la réalité. Une fois rassasiée (de quelques grains comme un oiseau), j’ai demandé à avoir le petit tricot sur lequel j’essayais ma maladresse avant que les ombres ne viennent détricoter la chaine. J’en étais au point mousse mais je m’aventurais vers le jersey : une maille à l’endroit, une maille à l’envers. La vie continuait. Un oiseau chantait dans les lauriers.
Nicole Morgan
Le 28 février 2019