L'ange, la table et la rose
C’est le début de l’été dont j’emplis l’espace de fleurs. Elles me sont nécessaires depuis le toujours de mes étés studieux, penchée sur mes livres de philosophie. À onze ans, c’est sous les roses pompons qui enlaçaient un petit mur de pierre de notre jardin à Dijon que j’écrivais avec cette arrogance naïve qui m’a longtemps caractérisée : qu’est-ce que l’être humain ? Depuis j’ai cheminé plus humblement mais toujours parmi les fleurs et je ne m’arrêterai que sous un buisson de lilas dont l’odeur, c’est dans mon testament, enivrera mes cendres tant qu’il y aura des lilas.
Le questionnement de cet été 2017, mes pieds nus perdus dans les hortensias gorgés de soleil, est plus intense que jamais, nappé dans un vortex d’images et de chiffres qui bouleverse la communauté des philosophes interpelés par les nouvelles technologies. Tous nos concepts, nos idées, croyances, idéaux, objets semblent se désintégrer à commencer par l’identité même de l’humanité. Tout a explosé sur cette pierre d’achoppement philosophique qu’est le réel. Il se désintègre. Il flotte tel un point de lumière tremblante dans un espace cybernétique bercé par les quanta. Sur ma table repose un livre que vient de m’offrir pour mon anniversaire un ami physicien : The End of Time, the Next Revolution of Physic.1 Je le feuillette rassurée par la préface fleurie par les roses de l’Englisher Garten à Munich où se promène son auteur, l’astrophysicien Julian Barbour. Je trottine derrière lui sans me méfier.
Mais voilà qu’au détour d’un sentier de gravier, je le vois.
Un grand rosier se trouvait à l’entrée du jardin ; les roses qu’il portait étaient blanches, mais trois jardiniers étaient en train de les peindre en rouge, 2Je comprends trop tard : j’avais traversé le miroir d’Alice aux pays des Merveilles, ce chef d’œuvre philosophique, écrit, faut-il s’en étonner, par un mathématicien. J’ai soigneusement évité de le relire depuis des décennies, essayant de m’en tenir à un seul côté du miroir auquel je tiens puisque j’y vis. Ma traversée est cette fois encore pire. Non seulement Babour me précipite-t-il au delà du miroir mais il fait disparaitre le miroir de l’espace-temps. Le continuum espace-temps d’Einstein s’évapore dans une nébuleuse à quatre dimensions. Le titre de son ouvrage aurait du me prévenir : le temps est mort.
La Métaphysique d’Aristote, quelque part sur une étagère, a mauvaise mine. Moi aussi.
Car la métaphysique n’est pas pour ceux et celles qui souffrent de vertige et je me raccroche à la table, cette table qui nous a été donnée en exemple pour démontrer qu’elle existe. Pendant les cours quelquefois interminables de philosophie de la connaissance, que ne l’ai-je contemplé cette table, tristounette, sans même une nappe fleurie par Matisse! Mesdames, Messieurs, répétait le professeur, la réalité c’est cela. Il frappait de son index la pauvre table avec une telle violence, que je pense, elle en pleurait. Un jour j’ai exprimé mon inquiétude pour ses phalanges et émis l’hypothèse que la douleur qu’il ressentait était peut être ce principe de réalité qui nous échappait. L’ai-je imaginé? Mais je crois que j’ai vu, le temps d’une nano seconde, une lueur de meurtre dans ses yeux. C’était un avertissement puisque j’ai essayé le reste de ma vie à soigner l’index de l’humanité: je me suis spécialisée en philosophie politique.
Je repose le livre à l’ombre de Platon, le plus grand de nos philosophes…hélas!
Et si l’Athénien avait raison! Nous serions coincés dans une caverne dont les murs se couvrent d’images illusoires comme autant d’écrans manipulés par des joueurs de marionnettes. Il n’y aurait pas de réel, ni même d’ombres d’objets réels. Nous ne voyons que des ombres d’artéfacts. Nous sommes condamnés à décrire un virtuel même lorsque nous utilisons les chiffres. Car non seulement sommes-nous aveugles mais nous sommes sourds. Dans la caverne nous ne pouvons entendre les sons des nombres « harmonieux » entre eux que décrit Pythagore dont la poésie m’a toujours fait rêver.
Je suis déprimée. La métaphysique me rendrait dépressive à jamais si je n’avais les fleurs et la poésie. Je reviens aux roses avec ces vers qui ne m’ont jamais quittée et sont toujours à fleur de ma pensée.
On arrange et on compose les mots de tant de façons,
Mais comment arriverait-on à égaler une rose?
Si on supporte l’étrange
Prétention de ce jeu,
C’est que, parfois, un ange
Le dérange un peu.
Ils furent composés par Rainer Maria Rilke, pour la plus méconnue des femmes philosophes : Lou Andréas Salomé. Certes elle est célèbre mais pour une mauvaise raison. On ne la connaît que par les philosophes qui l’ont aimée comme si cela avait la moindre importance. Lou la philosophe existait. Elle se passionnait pour la métaphysique et adoraient les fleurs.
Je retourne cette fois dans la roseraie qui borde mes souvenirs, celle du jardin de l’Arquebuse de Dijon. Il jouxte ou presque le Lycée Marcelle Pardé où je fais mes études. Les cours m’ennuient à mourir et je passe mon temps à peindre au fond de la classe cachée derrière une pile de livres (Je découvre ce faisant que l’énorme dictionnaire de latin Gaffiot est le meilleur des paravents). Vint le jour de l’entrée en classe de philosophie où il a fallu presque me traîner. Pendant l’été, j’avais supplié ma mère de m’inscrire à l’école des Beaux Arts. On trouva mes croquis rafraichissants mais on refusa ma candidature sous le prétexte que j’étais trop jeune. Je criais à l’erreur judiciaire.
Le Gaffiot ayant eu son utilité, car je l’ouvris quelquefois, je murmure Alea jacta est.
C’était un jour d’automne, baigné d’une lumière fraîche, aveuglante de nuances à faire pleurer un peintre. Je vois un bouquet de dahlias dorés posé sur le bureau du professeur : Madame Milner.
Elle nous tend, sans mot dire, le poème de Rainer Maria Rilke et c’est ainsi que je devins en un instant philosophe. Pourquoi pas poète? Ou peintre? Ou fleuriste? Parce que j’avais compris, le temps d’une goutte de rosée, qu’il répondait en partie à ma question de petite fille : qu’est-ce que l’être humain?
Rien en cela d’étonnant. Madame Milner avait reçu le poème de Gaston Bachelard dont j’avais, enfant, aperçu maintes fois la silhouette au marché de Dijon. Vêtu d’une cape noire, la barbe au vent, il tenait à choisir lui même ses fromages en discutant de leur maturité avec cet accent bourguignon taillé comme un cep de vigne. Mon amour de petite mère qui, après deux guerres bouleversantes, s’accrochait à la conformité, le classa, comme tous les braves gens du marché, dans la catégorie des fous quoique des fous respectables. Très vite je l’y rejoignis, respectabilité en moins, tant la pauvre femme fut désespérée à la vue de cette fille qui ne finissait pas de grandir, qui ne marchait que pieds nus, qui ne cherchait pas à discipliner sa masse blonde de cheveux rebelles, qui avait juré qu’elle ne se marierait jamais et qui passait son temps à lire des livres refusant obstinément de mettre les pieds dans la cuisine (une autre erreur judiciaire selon moi). Je fus donc déclarée folle, un diagnostic qui fut confirmé par mon désir de faire des études de philosophie comme on entre en religion.
Tout cela à cause de la rose …et des dahlias. Car peu de temps après cette rentrée mémorable en classe de philosophie, alors que les dahlias étaient à peine fanés, Madame Milner entra comme une ombre silencieuse. Elle monta sur l’estrade et nous regarda, les yeux pleins de larmes. C’était le 16 Octobre 1962.
Gaston Bachelard, murmura-t-elle, est mort. Le monde n’est plus le même maintenant qu’il ne le regarde plus.
Je murmurais la même phrase lorsque j’appris la mort du philosophe poète : Umberto Eco, auteur du Nom de la rose.
On arrange et on compose….
Nicole Morgan
Ottawa le 17 Mai 2017
[1] Julian Barbour, The End of Time, the next revolution of physics. Oxford University Press, 1999.
[2] Lewis Carroll, Alice au pays des merveilles , traduction par Henri Bué. Macmillan, 1869
[3] Rainer Maria Rilke (1875 - 1926) Poèmes en langue française, Vergers, no 53