Quel est le média du « distanciel »?
Le média pédagogique ne concerne pas seulement le support ou la modalité par laquelle un enseignement se transmet, mais l’ensemble du cadre sociologique que ceux-ci génèrent.
« The medium is the message ». L’expression est simple, synthétique comme l’anglais sait en faire, mais difficilement traduisible en français. « Le média, c’est le message » ? Il y a dans le to be quelque chose qu’être ne rend pas, une sorte d’action qu’ignore notre verbe d’état. L’inversion « Le message, c’est le médium » rend un peu mieux l’idée[2]. « The medium is the message » signifie que le processus de médiatisation par lequel un discours, une indication, une consigne ou une information se transmet, contribue activement à la production de la substance même de ce qui se dit. Nous devrions donc entendre quelque chose du genre : le média fait le message, il le constitue.
C’est d’autant plus important de s’y arrêter que le média chez McLuhan acquiert un sens bien plus grand que dans son acception courante. Le média ne relève pas seulement de l’instrument par lequel se transmet un texte, une image ou le grain de la voix — par exemple le journal papier, le téléviseur ou le capteur de l’onde radiophonique —, mais de toute la contextualisation de cette réception. Tenir un propos politique dans une allocution spontanée que l’on fait dans un bar, dans un séminaire universitaire ou sur un plateau de télévision n’a tout simplement pas le même écho. Le propos se pense alors autrement, même s’il reste le même au sens littéral.
Pour comprendre les médias étudie les cadres d’action et d’entendement que les techniques ou pratiques culturelles induisent. L’essai cite par exemple ces villageois en Inde qui ont insisté pour qu’on démantèle un réseau de plomberie que des Occidentaux venaient d’installer chez eux au titre de l’aide au développement. Pourquoi ? Par arriération ? Par envie de se rendre aux points d’eau publics chaque jour pour remplir de lourdes bassines contenant plusieurs litres ? Non. Parce que le point d’eau public se révélait un lieu de convergence sociale dont les intéressés étaient endeuillés. Aller chercher de l’eau consistait en une façon d’échanger sur les enjeux de la communauté et éventuellement de régler bien de grands et petits soucis. « Il leur semblait que la vie sociale du village s’était appauvrie depuis que les habitants n’étaient plus obligés de visiter la fontaine publique[3]. »
Pour ceux qui ont étudié en Sorbonne, qui ont fréquenté quelque collège de Cambridge ou qui ont étudié dans les bibliothèques de Harvard, pour citer des exemples vieillots, l’idée que d’imposants immeubles édifient les sujets et les font se tenir s’impose d’elle-même. On peut s’enfler la tête, ne plus jamais en revenir, refuser toute démystification, ne pas tuer le père et s’y prendre très au sérieux, ce qui reste un tort. Mais pour ceux qui y sont allés en sachant en sortir, ce passage par la grande porte, par ces amphithéâtres mémoriels, ces cabinets de lecture sourds et autres salons étudiants — le raisonnement vaut pour des lieux moins stéréotypés comme un pavillon ayant Hubert Aquin comme patron ou un préfabriqué universitaire rappelant mai 68 — suscite des moments initiatiques qui amènent l’esprit à méditer l’éthique d’Aristote ou à apprécier les vers de Baudelaire bien autrement que s’ils sont offerts flanqués de publicités sur la page d’une tablette électronique.
Et — suivons McLuhan — cette page électronique comme média vaut beaucoup plus que pour elle-même, comme la fontaine pour les villageois indiens. Elle s’accompagne de lieux qui n’ont plus rien à voir avec l’expérience universitaire. Les étudiants que j’ai en ligne, cet hiver 2023, ne se trouvent pas abstraitement « à distance ». La marge d’où ils étudient est comblée de parasites. Les voici qui se justifient de ne pas pouvoir produire un texte pendant la séance parce qu’ils m’informent écouter mon cours tandis qu’ils conduisent leur voiture, d’autres produisent leur dissertation dans le corps d’un courriel à partir de leur téléphone, quand certains enfin suivent l’enseignement dans un brouhaha tel qu’on les devine cuisiner pour leur famille tandis qu’on leur parle. Non seulement se voit-on privé, en ligne, de tout lieu commun dans lequel un groupe peut partager un même moment d’étude, et échanger à son propos jusque dans les corridors, les lavabos des toilettes ou les transports sur le chemin du retour, mais les lieux éclatés qui sont en cause les regardant n’ont plus rien de commun (ce n’est pas même un bureau de travail démultiplié de manière semblable par le nombre d’auditeurs). Leurs sites hétérogènes tiennent lieu de campus. Ils disloquent l’esprit.
Maintenant, face à cette critique, les sceptiques sont de trois ordres. Ils appartiennent d’abord le plus souvent à une génération qui a principalement connu l’enseignement traditionnel, de sorte qu’ils peuvent concevoir suivre à distance un cours à la manière d’une parenthèse, en reproduisant mentalement le cadre de référence in situ qui reste essentiellement le leur. Ils ne semblent pas capables de se donner l’intuition de ce que peut représenter le fait de naître comme universitaire dans une telle dissémination. Sinon, au contraire, ils n’ont connu que l’enseignement en ligne et s’en sont suffisamment bien tirés, à leur sens, pour ne pas saisir en quoi leur rapport à la chose serait carentiel. Ils n’ont tout simplement jamais connu l’expérience sensible dont il n'est plus même question. Enfin, il y a, entre les deux, ceux qui sont bel et bien allés en classe dans notre siècle et ont même assisté à des colloques, mais dans des contextes hélas usuels dans lesquels l’écran n’en finit plus de s’inviter pour casser ce rapport à la parole vivante : le diaporama s’impose comme une nécessité et réfracte l’attention, sur son mode si souvent anecdotique, empreint du slogan et prépensé[4].
Mais si l’on a eu la fortune de connaître des maîtres qui étaient capables en classe comme en colloque de se passer d’écran sans pour autant coller à la lecture d’un texte abscons, on sait que l’enseignement représente un rapport qu’aucune médiation contemporaine n’arrive à susciter, et ce, parce que « le média fait le message ».
L’étudiant ontologiquement en ligne n’apprend, lui, qu’à être en ligne. Il apprend à composer avec les outils et réseaux du « web », à importer une idée toute faite, à couper/coller une date historique si ce n’est le paragraphe factuel au complet, à confier à des algorithmes le choix de ses sources, à confondre Google ou Wikipédia à un éditeur et à laisser finalement des logiciels écrire pour lui. Des trucs existent pour contrer cela, comme poser des questions croisées entre des œuvres qui se trouvent dans les angles morts de l’épitexte d’internet et accompagner les productions écrites d’exposés oraux censés valider les connaissances. Mais voilà qu’enseigner revient à jouer à la police.
Cet état de fait rappelle que l’enseignement exige bel et bien, médiatiquement, des conditions de possibilité.
[1] Marshall McLuhan, Understanding Media: The Extensions of Man, New York, McGraw-Hill, 1964.
[2] Marshall McLuhan, Pour Comprendre les Médias, Montréal, traduction de Jean Paré, Hurtubise HMH, 1968, rééd. : Bibliothèque québécoise, 1993, p. 37
[3] McLuhan, Pour Comprendre les Médias, op. cit., p. 146.
[4] Franck Frommer, La pensée PowerPoint. Enquête sur ce logiciel qui rend stupide, Paris, La Découverte, coll. « Cahiers libres », 2010.