L'Encyclopédie sur la mort


Vivre et mourir : Passage, frontière, après

François Lapierre

L’être humain a besoin des autres pour se réaliser; dès sa naissance, il est interdépendant au point de ne pouvoir s’affirmer sans être en relation permanente avec l’humanité. Or, la mort vient interrompre cette relation pour permettre au mourant de faire son passage à une autre réalité.

Il y a de ces êtres humains qui meurent dans une rare atrocité ou dans des douleurs inacceptables. Que se passe-t-il pour eux? Leur mort serait-elle différente de celle des personnes qui meurent paisiblement, entourées de leurs proches?
Les diverses façons de mourir et la mort elle-même sont pourtant deux événements bien distincts. Mourir à la guerre ou mourir dans un monastère, la mort c’est la mort. Il faut donc se tourner vers ceux qui meurent doucement pour saisir dans le regard de leurs yeux et la tendresse de leur visage que, pour tous, il n’existe qu’un seul acte de mourir, qu’un seul passage, qu’une seule frontière et qu’un seul après.

Cette révélation nous permet de cerner un peu plus le mystère de la mort et ainsi de la rendre moins mystérieuse. Quel est donc ce passage? Que se passe-t-il à la frontière de la vie? Qu’advient-il après? Pour bien comprendre la portée de ces questions humaines fondamentales, le « moi » et le « toi » seront maintenant utilisés.

Quel passage?

Moi, qui ai vécu ta mort, je me sens menacé par la mort elle-même. Parfois, je n’ai plus le goût de vivre, je perds ma raison de vivre. Tu me manques profondément. Que s’est-il donc passé? Qu’as-tu fait de notre relation pour que je ressente en moi comme une déchirure? Je ne me sens plus capable de regarder devant moi l’horizon, lequel nous faisait auparavant voir très loin ensemble. Alors, pour libérer mon cœur de la détresse qui m’envahit, je vais me tourner vers ton « passage ».

Avec le temps, ta mort me parle : de cet échange enrichissant qui nous rapprochait, tu es passé hors de notre échange. Je te donnais de moi et tu recevais de moi. Tu me donnais de toi et je recevais de toi. Nous nommions cela un amour réel ou espéré ou même menacé.

Par ton passage, tu t’es détaché de tout, tu t’es dépouillé, même de moi; tu es devenu une dépouille mortelle. Ma joie de vivre consistait à te faire vivre et voilà que tu n’as plus besoin de moi pour grandir. Je ne peux plus rien te donner et, me semble-t-il, je ne pourrai plus rien recevoir de toi qui me ferait grandir. Tu m’échappes et ton absence me ferait d’autant plus mal si je savais qu’elle signifie une absence totale de vie, soit le néant. Ce serait absurde d’avoir fait ensemble tant de projets de vie pour aboutir au vide total.

Ta mort me fait donc réfléchir. Je comprends que c’était par l’intermédiaire de nos corps que nous nous faisions grandir l’un et l’autre. L’absence de ton corps me donne l’impression de ne plus grandir en moi-même. Dis-moi quelque chose sur ton passage.

Tu me dis que c’est seulement ton corps qui est inanimé parce que ton âme ne fait plus d’animation pour ton corps. Elle est « passée » à la frontière avec ton esprit. Pour moi, tu as «rendu l’âme» là où elle voulait aller. Reviendra-t-elle réanimer ton corps, ça, c’est une autre question, mystérieuse. Nous verrons bien en temps et lieu. Pour le moment, j’ai de la difficulté à demeurer en contact avec ton esprit sans l’aide de ton corps. Tout ce que j’arrive à faire est me souvenir de toi et grandir sans toi.

Ta mort, en te libérant de ton corps, a donc fait passer ton âme et ton esprit à une autre réalité, soit à quelqu’un, soit au néant. Mon grand désir pour toi est que tu sois passé à l’absolu de la vie. Nous verrons bien!

Et la frontière?

Je t’avoue que je t’ai regardé faire ce passage vers la frontière de la vie. Tu me semblais devenir de plus en plus pauvre sur le plan humain et en même temps très riche de vie. Je vais te raconter ce que j’ai entrevu et tu me diras si j’avais raison. Dis-moi, j’écoute silencieusement.

Tous les deux, toi et moi, nous savions que ni le soleil ni la mort ne pouvaient être regardés sans protection, le soleil étant si lumineux et la mort si menaçante que regarder devenait dangereux. Mais, lorsque tu es arrivé à la frontière, à ce moment précis où ton âme et ton esprit réalisaient leur passage, j’ai vu tes yeux devenir très lumineux et ton visage se changer en douceur. Tu ne me regardais plus, tu fixais en avant et tu devenais capable de voir la mort et la lumière du soleil de vie en face; elles n’étaient plus ni menaçantes ni dangereuses. Et j’ai alors senti que ton âme n’était pas morte, ton esprit non plus.

Durant toute ta vie sur terre, lors de nos voyages, tu cherchais à admirer les grandes merveilles du monde et tes yeux fixaient le merveilleux. Plus tard, rendu à la frontière, tu entrais pleinement en contact avec ce merveilleux, allant au-delà de ce que tu avais vu auparavant; cela, je l’ai bien ressenti. Tes yeux étaient lumineux et il y avait dans la beauté de ton visage l’empreinte d’une certitude. Le doute, me semble-t-il, s’amenuisait.

Parfois, dans nos relations amoureuses, je te disais : « Tes yeux deviennent lumineux et ton visage reflète tout ton bonheur. » C’est pourquoi je suis devenu certain qu’en traversant la frontière, tu commençais une très belle relation d’amour et qu’elle contenait du divin. Tu venais de tomber amoureux, n’est-ce pas? Alors, je me suis permis de regarder par une toute petite ouverture d’espoir et j’ai perçu que les noces commençaient, que c’était l’abondance. Tu traversais la frontière.

Moi, j’étais présent au dernier couchant de la vie. Pour toi, l’aube, l’aurore, le jour se levait, ce jour qui n’aura pas de nuit. J’ai la certitude que tu me parlais encore d’une voix presque inaudible pour m’annoncer qu’à la frontière, la quête d’un « plus de vie » cessait d’être une quête; déjà, tu buvais à la source de la vie, celle qui étanche la soif. Tu n’auras donc plus soif. Moi, je demeure assoiffé.

Et après?

Et après avoir franchi la frontière, te voilà là-haut. Je sais que ce là-haut n’est pas au-dessus de ma tête, mais dans la partie la plus noble de ton être : ton esprit qui vit dans un état céleste, dans un bonheur parfois pressenti en moi quand je lève la tête vers le bleu du ciel.

Il m’est difficile de dire exactement comment tu vis de l’autre côté de la frontière, mais la façon avec laquelle tu l’as traversée me rassure. Je vais oser t’en parler. Je crois que ton âme attendait le dernier battement de ton cœur pour se libérer, lequel devenait important pour que ton âme « repose en paix ». Ton corps lui demandait beaucoup de souffle de vie, car tu étais bon vivant.

Maintenant, ton âme vivifie ton esprit, elle continue son travail d’animation pour permettre à ton intelligence de connaitre les bonnes et belles réalités de la vie et à ta volonté de n’aimer que ces réalités. Quelles sont ces réalités? C’est ton secret. Tu ne me dis pas tout, mais je peux comprendre que c’est tellement bon et beau pour ton esprit qu’il n’y aura pas de dernier battement. À vrai dire, ton âme ne se repose pas du tout en paix quant à ton esprit.

Pour moi, ce n’est déjà plus une question de croyance, c’est une question de logique pour ton âme, une condition essentielle pour garder ton esprit en pleine vitalité. C’est sûrement la raison pour laquelle je ne peux plus te faire grandir. Mais il me semble que par ton esprit je peux encore grandir. Alors, je serais très heureux que ton esprit me parle dans le silence.

À bien y penser, c’est vraiment accueillant cet après. Tu n’as plus besoin de croire ni d’espérer en l’amour, tu n’as qu’à te laisser aimer. Mais dis donc, c’est énorme! Et je comprends que tu n’aies pas le goût que cela finisse.

J’aimerais tout de même te faire part de ma grosse interrogation. En effet, quand je sais que depuis l’arrivée de l’être humain, il y a eu des milliards et des milliards de personnes qui ont franchi la frontière pour vivre l’«après», je réalise qu’il y a autant d’esprits vivants. Vous n’êtes pas des fossiles. C’est difficile d’imaginer tout « ce vivant ». Finalement, il m’apparaît clair que ta vie, la mienne et celle de tous les êtres humains, peu importe la manière de mourir, valent la peine d’être vécues. Voilà, avec toi j’ai regardé la mort en face, je ne me suis pas privé d’une éclaircie perçue à la frontière, de peur que la vérité ne m’aveugle. Pourquoi donc aurais-je encore peur de la mort?
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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