L’accompagnement* des personnes en fin de vie représente tout un apprentissage. Celles-ci m’apportent beaucoup tout au long des trajets parcourus ensemble. Chacune dépose en moi des signaux qui jalonnent la route, comme des bornes, pour indiquer que nous sommes sur la bonne route.
La mort ne parle pas, elle se fait discrète. Ce sont les bornes qui racontent ce qui se passe dans la tête des mourants. Elles lèvent le voile des secrets.
La mort ne parle pas, elle se fait discrète. Ce sont les bornes qui racontent ce qui se passe dans la tête des mourants. Elles lèvent le voile des secrets.
Pour les personnes atteintes d’un cancer, les bornes en disent long. Mais pour des milliers d’êtres humains, la dernière borne, celle de la frontière, apparaît sans avertissement. Nous y reviendrons plus loin. Pour le moment, approchons-nous de la première borne.
La borne du savoir
Lorsque le malade atteint d’un cancer approche de la phase préterminale, là où l’espérance purement humaine sera fortement ébranlée, lorsque l’abandon de tout traitement médical curatif fera place à des traitements palliatifs, il commence à « savoir », dans son esprit, que la frontière de la vie approche. C'est à cette borne du savoir que commence la route du trépas.
La personne qui fait de l'accompagnement est invitée en quelque sorte à reconnaitre les signaux émis par cette borne. Ceux-ci peuvent aller du refus de mourir et de la négation de la maladie à l'abandon serein, en passant par la colère, les injures, le marchandage, la dépression, la résignation et l'acceptation.
Toutefois, ces signaux ne sont pas tous émis et ils ne se traduisent pas avec la même intensité d’une personne à l’autre. Le corps du malade parle, se manifeste, et son esprit est habité par de nombreuses réflexions et interrogations.
Accompagner consiste alors à être très présent et à suivre le malade sur le sentier qu'il choisit lui-même de prendre, parfois de façon très négative dans la colère, ou parfois dans une acceptation très douce. C’est lui seul qui a le choix de sa réaction en regard de son « savoir ».
La borne de l'identité
L’être humain qui arrive au terme de sa vie se pose une question existentielle : « Pourquoi ai-je vécu? Pourquoi cette vie très personnelle et pourquoi de cette façon? » En se regardant dans le miroir de sa conscience, il cherche son identité : qui suis-je?
Il prend conscience qu’il a fait l’expérience de la vie humaine de façon bien limitée, parfois dans l'amour et l’ouverture envers ses proches, parfois dans un amour égoïste qui laisse des cicatrices sur les autres. Étrangement, presque rendu au terme de l’expérience humaine de la vie, il sent monter en lui le goût de s’identifier à la plénitude de l'amour, qu’il n’a pu atteindre à cause de la limite humaine que son corps biologique et physiologique lui imposait.
Maintenant, il sent que cette possibilité est à sa portée. Il tend vers un amour de plénitude pour vivre en toute fidélité son identité la plus fondamentale. Il ressent que la mort va lui permettre de devenir ce qu’il était appelé à être en recevant la vie à sa naissance, qu’il va de nouveau se mettre au monde.
Ainsi, la personne en fin de vie perçoit que les expériences partielles d'amour seront bientôt terminées pour laisser place à un amour complet, auquel déjà elle s’abandonne. Elle ressent alors le besoin de rester seule avec elle-même.
Et c’est ici que l’écoute silencieuse prend tout son sens. Le silence intérieur du malade et le silence intérieur de l’accompagnateur s’arriment alors l’un à l’autre dans l’espérance.
Toutefois, il faut le reconnaître, cette quête d’identité se situe, pour certaines personnes, dans le vide de l’absence. Qu’advient-il alors de la liberté?
Personnellement, en réfléchissant sur la mort et en intégrant en moi plusieurs lectures sur ce sujet, je suis porté à penser que toutes les personnes qui approchent de la frontière de la vie humaine ressentent l’ouverture pour une présence d’amour. Il se développe, dans leurs yeux, ce que l’œil humain ne peut percevoir.
La Lumière devient liberté. Comment ne pas conserver dans ma mémoire le regard lumineux de cet homme que j’accompagnais et qui me disait, peu de temps avant de mourir : « L’idée de ce qui vient fait son chemin. »
Bien sûr, seule la personne qui meurt sait comment la mort se réalise en elle. Pour nous, cela demeure encore un mystère, mais pour elle, c’est l’apaisement dans la connaissance.
Mourir conduit la personne en fin de vie à entrer en contact avec son être intime, son espace intérieur. Déjà, nous ne sommes plus là, mais nous gardons au creux de nous-mêmes ce pressentiment que l’impasse entre l’absence et la présence est devenue non pas un cul-de-sac, mais un passage pour tous. Nous ne savons pas comment cela se produit. Seule la personne qui « est passée » le sait, et cela lui appartient. C’est le cadeau de la vie.
La borne relationnelle
Parfois, ressentant en elle la douceur de son choix d'amour qui apparaît plus clairement, qu’il soit déjà présent ou en devenir, la personne qui va mourir démontre un accroissement d'ouverture, d'accueil et même de tendresse envers son entourage. On dirait que ses émotions s’ouvrent aux autres à travers un regard neuf.
Comment pourrais-je oublier cette femme, qui peu de temps avant de mourir, étendue sur le divan du salon, me confiait qu'autrefois elle était très belle. Elle s'est levée par la suite pour préparer un chocolat chaud que nous avons bu ensemble. Et comment ne pas me souvenir de cet homme qui, trois jours avant de mourir, se tenait debout devant moi, bras dessus bras dessous avec deux autres personnes, pour chanter d'une voix forte une chanson d'amour.
La borne du langage intime
Souvent, dans les jours qui précèdent sa mort, la personne malade se rend presque impénétrable et inaccessible. Elle se trouve déjà dans un ailleurs. Elle prononce des paroles difficiles à saisir comme si elle cherchait à communiquer avec son être intérieur.
Ses proches tentent donc de décoder son langage intime pour conclure qu'elle déparle. Nous la croyons perdue, alors qu'elle commence à découvrir la vie naissante en elle. Elle devient comme un petit enfant naissant qui utilise des sons originaux.
L'entourage et les proches submergés par les émotions ont de la difficulté à saisir ce langage intime. Alors, la personne qui fait l'accompagnement est invitée à demeurer tout près de cette borne dans son silence intérieur.
La borne de l'étoile
Jusqu'ici, nous avons suivi les bornes que rencontrent les gens qui meurent d'un cancer. Mais, comme pour la place de l'Étoile vers laquelle toutes les routes convergent, il y a plusieurs autres chemins qui y mènent, parfois très courts et hors de notre portée. Qu'en est-il des morts subites ou tragiques dues aux guerres, aux drames familiaux, exécutions, tueries, génocides, famines et accidents de toutes sortes? Qu'en est-il de ceux qui meurent dans un état de démence psychologique?
L'être humain est plus grand que ce que nous voyons. Il est toujours infiniment plus profond que nous l’estimons. Il n'a jamais dit son dernier mot, il est toujours en puissance de s'accomplir.
La réponse se trouve donc dans la dignité humaine. Tous sont dignes de se rencontrer à la place de l'Étoile, à cette frontière de la vie. Tous n'y arrivent pas de la même façon, car cela fait partie des inégalités et des injustices humaines. La seule justice d'égalité et de fraternité réside dans le fait que chacun doive emprunter le « passage » et se retrouver dans « l'après ».
La réponse se trouve aussi dans la durée. Ce qui se passe dans une durée très courte, même dans une fraction de seconde, fait référence à des réalités insoupçonnées à notre vue. L'âme est hors du temps et elle veille pour faire le passage.
Conclusion
La mort biologique et physiologique libère l'âme qui ainsi peut trépasser, faire le pas au-delà. Ainsi, la personne que j'accompagne va plus loin que moi, avant moi et plus vite que moi, qui demeure essentiellement un passeur.
Finalement, l'accompagnement auprès des personnes qui meurent à cause d'un cancer en parcourant les diverses bornes du trépas consiste à les considérer comme des sentinelles sur la route, des témoins qui disent à tous les humains que la route n'est pas une impasse.
Et c'est ainsi que nous pouvons chanter avec Félix Leclerc : « C'est grand la mort, c'est plein de vie dedans. »