L'Encyclopédie sur la mort


Vivez longtemps

Fedor Dostoïevski

Kraft, dans la vraie vie Kracht, est l'homme pour lequel le coeur de l'adolescent «a battu tant d'années» et dont il attendait en vain des révélations. Dostoïevski consacre une page à la scène des adieux entre un Kraft tourmenté et l'adolescent déçu. Une autre page décrit la réaction de l'adolescent, lorsqu'il capte, par hasard, dans une conversation entre deux femmes, la nouvelle du suicide de Kraft. Dominante de ce récit est la valeur centrale qui régit le coeur de l'adolescent et qui n'est nulle autre qu'un amour passionné de la vie. Cependant, il est prêt à prendre la défense du geste fatal de Kraft et à l'interpréter comme une sortie de ce monde médiocre et mensonger. Pour Dostoïevski, Kraft se situe parmi les hommes supérieurs, non pas dans la catégorie des saints munis d'un optimisme utopique, mais dans celle des coupables souffrant d'un pessimisme déchirant.
Les adieux
Kraft me regarda un peu perplexe.
«Adieu, Kraft! À quoi bon s'accrocher aux gens qui ne veulent pas de vous? Ne vaut-il pas mieux rompre?
- Et après? demanda-t-il d'un air sombre et en regardant par terre.
- Rentrer chez soi, chez soi! Tout rompre et rentrer chez soi!
- En Amérique?
- En Amérique! chez soi, chez soi seul! Voilà en quoi consiste toute «mon idée», Kraft! dis-je avec excitation.
Il me regarda curieusement.
«Et vous avez un endroit comme cela: «chez soi»?
Oui, au revoir, Kraft! Je vous remercie et je regrette de vous avoir importuné. À votre place, avec une pareille Russie en tête, j'enverrais tout le monde au diable: allez-vous en, intriguez, mangez-vous les uns les autres; qu'est-ce que cela me fait, à moi?
- Restez encore un moment, dit-il tout à coup, après m'avoir accompagné déjà jusqu'à la porte.
Légèrement étonné, je revins et me rassis. Kraft s'assit en face. Nous échangeâmes quelques sourires. Je revois tout cela comme si j'y étais. Je me souviens que j'étais un peu surpris.

[...]

- Quelle est l'heure de la journée que vous préférez? demanda-t-il, ne m'écoutant manifestement plus.
- Quelle heure? Je ne sais pas. Je n'aime pas le coucher du soleil.
- Vraiment? prononça-t-il avec une curiosité singulière. Et aussitôt il retomba dans sa songerie.
- Vous repartez quelque part?
- Oui... je pars...
- Bientôt?
- Bientôt.
- Est-ce que pour aller à Vilna, on a besoin d'un revolver? demandai-je sans la moindre arrière-pensée même sans aucune pensée! La question m'était venue parce que j'avais aperçu un revolver et que je ne savais que dire!
Il se tourna et regarda fixement le revolver.
- Non, c'est comme ça par habitude.
- Si j'avais un revolver, je le fourrerais quelque part, sous clef. Vous savez, c'est terriblement tentant. Je ne crois pas aux épidémies de suicides, mais quand on a toujours cet objet sous les yeux, il y a des instants où on est tenté.
- Ne dites pas cela! fit-il en se levant brusquement.
- Je ne parle pas pour moi, ajoutai-je en me levant aussi. Je n'en userai point. Donnez-moi trois vies, si vous voulez. Je n'en aurai pas assez.
- «Vivez longtemps!» Ces mots semblèrent lui échapper.
Il sourit d'un air distrait et bizarrement se dirigea tout droit vers l'antichambre, comme pour m'éconduire, sans remarquer bien sûr ce qu'il faisait.
- Je vous souhaite tous les bonheurs, Kraft! dis-je en mettant le pied sur le palier.
- C'est à savoir, répondit-il fermement.
- Au revoir!
- Et cela aussi, c'est à savoir.
Je me souviens du dernier regard qu'il me lança.

La nouvelle du suicide
(L'adolescent écoute la conversation entre deux femmes)
- Mais pourquoi donc, pourquoi cela? En tout cas, on peut s'informer chez ce Kraft! C'est un Allemand, pas bavard et très honnête, je m'en souviens. C'est vrai. Il faudrait l'interroger! Seulement je crois bien qu'il n'est plus à Petersbourg.
- Il est rentré hier, je sors de chez lui. C'est justement pourquoi vous me voyez dans une pareille alarme, toute tremblante, bras et jambes. je voulais vous demander, mon ange, Tatiana Pavlovna, puisque vous connaissez tout le monde, n'y aurait-il pas moyen de chercher dans ses papiers; il a sûrement laissé des papiers; à qui vont-ils aller? Peut-être encore tomberont-ils dans quelques mains dangereuses? Je suis venu vous demander conseil.
- Mais de quels papiers parlez-vous donc? interrogea Tatiana Pavlovna qui n'y comprenait rien. Vous venez de dire vous-même que vous sortiez de chez Kraft.
- Oui, oui, j'en sors, seulement il s'est tué! Hier au soir.
(L'adolescent intervient dans la conversation)
Je sautai au bas du lit. J'avais pu rester coi en m'entendant traiter d'espion et d'idiot; plus elles avançaient dans leur conversation, moins il me semblait possible de me montrer, c'était inconcevable! Je résolus en moi-même d'attendre. le coeur cessant de battre. [...] Mais maintenant qu'en apprenant la mort de Kraft, j'avais sauté du lit, j'étais pris d'une espèce de convulsion. Sans plus penser à rien, sans plus raisonner, sans m'en rendre compte, je fis un pas, soulevai la portière et me trouvai en face d'elles. Il faisait encore assez clair pour qu'on pût me voir, pâle et tremblant... Elles poussèrent un cri. Comment ne pas crier?
-Où étais-tu? D'où sors-tu? glapit Tatiana Pavlovna, qui m'enfonce littéralement ses ongles dans l'épaule. Tu nous espionnais? Tu nous écoutais?
- Qu'est-ce que je vous disais? fit Catherine Nicolaevna en se levant du divan et en me montrant du doigt.
Je sortis de mes gonds.
«Ce sont des mensonges, ce sont des bêtises! interrompis-je furieux. Tout à l'heure vous m'avez traité d'espion! Seigneur! Vaut-il la peine non pas d'espionner, mais seulement de vivre ici-bas, à côté de gens comme vous? Les hommes généreux finissent par le suicide. Kraft s'est tué pour l'idée, pour Hécube... Mais comment connaîtriez-vous Hécube?... ici, on est condamné à vivre au milieu de vos intrigues, à patauger parmi vos mensonges, vos tromperies, vos menées souterraines... Assez!
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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