L'Encyclopédie sur la mort


Durée et destin

Roger Caillois

Roger Caillois (1913-1978), sociologue français, vers la fin de L'homme et le sacré essaie d'indiquer «jusqu'à quel point l'antagonisme du sacré et du profane s'identifie au jeu cosmique qui, pour en former un devenir ou une histoire, pour donner la vie à l'existence, compose la stabilité et la variation, l'inertie et le mouvement, la pesanteur et l'élan, la matière et l'énergie.» ( p. 175) Il nous offre quelques pages sublimes de l'association antagonique entre profane et sacré, similaire à celle qui existe entre vie et mort. Dans cette perspective cosmique et mystique, le vieillir et le mourir*, le désir de mourir et le sacrifice*, en un mot l'art de bien mourir* reçoivent, dans ce texte, tout un nouvel éclairage.
La nature de ces oppositions importe plus ici que leur contenu: les rapports de solidarité et de collaboration qu'elles instituent et associent à la fois, sont plus significatifs que la façon dont on conçoit ou dont on cesse de concevoir ceux-ci. À travers la diversité des représentations, la continuité du monde semble alors résulter de la combinaison d'un pôle de l'obstacle et d'un pôle de l'effort qu'on ne peut jamais isoler parfaitement. Impossible de durer sans usure, sans déperdition; impossible de s'immobiliser sans être. Il faudrait pour cela ne pas vivre, tels les «dormants» des contes qu'un sommeil magique soustrait au cours du temps pendant le vieillissement*, la transformation de ce qui les entoure et qui se réveillent identiques à eux-mêmes dans un univers qu'ils ne reconnaissent plus. Impossible non plus de n'être que métamorphose, pure dépense, totale activité. Cela ne va pas sans lassitude, sans cicatrice, sans cette nostalgie de l'anéantissement, ce goût de la fatigue et de la mort qui laissent la victoire remportée et jusqu'à l'exaltation du triomphe.

Il ne serait pas difficile de retrouver dans le monde organique et même inorganique, cette solidarité de la mort et de la vie, de la résistance qui cherche à paralyser tout élan et de l'élan qui s'efforce d'annihiler toute résistance, mais s'épuise par sa propre réussite, du fait qu'en développant son action, il développe en même temps une force qui le freine. De ce mécanisme, les lois de la biologie, de la chimie et de la physique offrent, aux divers degrés de l'échelle de l'être, autant d'exemples qu'il est désirable. Il est remarquable dans ces conditions qu'on puisse l'utiliser comme une véritable clé pour la compréhension des principaux problèmes concernant la statique et la dynamique du sacré, tels qu'ils ont été formulés et examinés au cours de cet ouvrage.

Le profane doit être défini comme la constante recherche d'un équilibre, d'un juste milieu qui permet de vivre dans la crainte et dans la sagesse, sans excéder jamais les limites du permis, en se contentant d'une médiocrité dorée qui manifeste la conciliation précaire des deux forces antithétiques qui n'assurent la durée de l'univers qu'en se neutralisant réciproquement. La sortie de cette bonace, de ce lieu de calme relatif où stabilité et sécurité sont plus grandes qu'ailleurs, équivaut à l'entrée dans le monde du sacré. L'homme alors est abandonné à l'une seulement des composantes tyranniques dont toute vie implique l'action concertée, c'est dire que d'ores et déjà, il a consenti à la perte, qu'il emprunte la voie théopathique de renoncement ou la voie théurgique de la conquête, qu'il se veuille saint ou sorcier, qu'il s'attache à éteindre en lui la passion consumante de vivre ou qu'il s'y livre sans réserve.

En recherchant les principes de la vie, les énergies pures du sacré, qui s'entretiennent en se mêlant, l'être (chose, organisme, conscience ou société) se rapproche moins d'elle qu'il ne s'en éloigne. Il faut lire les pages où sainte Thérèse d'Avila décrit ses ravissements. Si l'on prend soin d'écarter les expressions trop spécifiquement chrétiennes, on verra combien les confidences de la sainte illustrent ce paradoxe, comment le contact du sacré institue un douloureux débat entre une espérance enivrante de s'abîmer définitivement dans une plénitude vide et cette sorte de pesanteur par quoi le profane alourdit tout mouvement vers le sacré et que Thérèse elle-même attribue à l'instinct de conservation. Retenant dans l'existence l'être qui meurt de ne pas mourir*, cette pesanteur apparaît comme l'exact pendant de l'ascendant exercé par le sacré sur le profane, toujours tenté de renoncer à sa part de durée pour un sursaut de gloire éphémère et dissipatrice.

Le sacré est ce qui donne la vie et ce qui la ravit, c'est la source d'où elle coule, l'estuaire où elle se perd. Mais c'est aussi ce qu'on ne saurait en aucun cas posséder pleinement en même temps qu'elle. La vie est usure et déperdition. Elle s'acharne en vain à préserver dans son être et à se refuser à toute dépense, afin de mieux se conserver.

Il n'est pas d'artifice qui vaille. Chaque vivant le sait ou le pressent, Il connaît le choix qui lui est laissé. Il redoute de se donner, de se sacrifier, conscient de dilapider ainsi son être même. Mais de retenir ses dons, ses énergies et ses biens, d'en user avec prudence dans des buts tout pratiques et intéressés, profanes par conséquent, ne sauve personne, à la fin, de la décrépitude et de la tombe. Tout ce qui ne se consume pas, pourrit. Aussi la vérité permanente du sacré réside-t-elle simultanément dans la fascination du brasier et l'horreur de la pourriture.
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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