L'Encyclopédie sur la mort


Se sacrifier pour la patrie

Jacques Cardinal

Voilà, en ouverture du roman, le ton pour le moins solennel avec lequel Arché remercie ses amis français (canadiens) de leur hospitalité, de leur amitié. Ce faisant, le discours de l'Écossais explicite les valeurs - l'hospitalité, l'amitié-fraternité - sur lesquelles se fonde le rapport à l'autre, à l'étranger. Du coup, il présuppose chez les uns et les autres le partage de ces mêmes valeurs, condition nécessaire pour la mise en place d'un authentique processus de reconnaissance; celle-ci repose ici en effet sur ce dispositif spéculaire par lequel chacun se reconnaît et se trouve reconnu en prenant appui sur l'autre. Or, cette déclaration s'avère importante dans la mesure où elle est fondatrice du lien social et du politique. Arché pose ici le premier maillon de ce discours de l'amitié, de la fraternité, sur lequel repose notamment le roman. Discours qui, en cette circonstance, est en soi un performatif imposant un moment de solennité et une parole de vérité dans ce qui s'annonçait pourtant comme un récit amusant et divertissant (J. Cardinal, op. cit., p. 19).

Le sacrifice, que Blanche s'impose, est de l'ordre de la dette (à payer jusqu'au prix de son sang versé pour la patrie), même si, pour la femme, il est d'ordre symbolique et intérieur. Cependant, il est aussi de l'ordre de la convivialité (amitié, fraternité et réconciliation).

[ ... ] mais mon bonheur ne peut être parfait,
Blanche, que si vous daignez y mettre
le comble en acceptant ma main.
[ ... ] La noble fille bondit
comme si une vipère l'eût mordue [ ... ]. (p. 316)

Après le discours testamentaire du capitaine d'Haberville qui consacre la nouvelle alliance politique entre Anglais et Canadiens, le roman relate la demande en mariage faite par Archibald Cameron of Locheill à Blanche d'Haberville. La scène se déroule au bord de la petite rivière Port-Joli, au milieu de ce paysage familier qui leur rappelle le bon temps, fait d'insouciance et de paix, de leur enfance et de leur adolescence. La discussion s'ouvre d'abord sur la guerre, alors que Blanche vante l'héroïsme du soldat: «Cette vie paisible et monotone [ ... ] est celle à laquelle notre faible sexe nous condamne: Dieu, en donnant à l'homme la force et le courage, lui réservait de plus nobles destinées.» ((p. 312) Toutefois, Arché n'idéalise pas ici l'héroïsme guerrier, rappelant plutôt que «ce sont hélas [ ... ] des triomphes bien amers, quand on songe aux désastres qu'ils causent, aux pleurs des veuves et des orphelins [ ... ] » (p. 312). Ce dialogue permet de rappeler, comme le veut la morale du roman, que la paix est préférable au conflit et à la guerre*; il permet aussi d'ouvrir une brèche dans le discours de l'héroïsme* essentiellement masculin, pour mieux préparer celui de l'héroïsme féminin incarné, comme on va le voir, par Blanche. Les deux amis se souviennent ensuite avec nostalgie des taquineries de Jules qui, en raison de son bon cœur, parvenait malgré tout à se faire pardonner par tout un chacun, même par son père (cf. p. 314~315). Comme sur la scène politique, bien que cela se joue en ce cas sur le mode mineur, c'est la loi du pardon, et celle de l'autorité qui émane d'un noble coeur, qui s'imposent sur la scène familiale, domestique et sociale. Cette apparente digression, comme tant d'autres d'ailleurs, contribue en fait à créer le climat de cordiale entente, de chaleureuse camaraderie, de bonne humeur qui désamorce toute situation conflictuelle.

Après cette ouverture pour le moins romantique, Arché se décide à demander Blanche en mariage:

«Vous n'avez donc pas réfléchi à ce qu'il y a de blessant, cruel dans l'offre que vous me faites! Est-ce lorsque la torche incendiaire que vous et les vôtres avez promenée sur ma malheureuse patrie, est à peine éteinte, que vous me faites une telle proposition? Ce serait une ironie bien cruelle que d'allumer le flambeau de l'hyménée aux cendres fumantes de ma malheureuse patrie. On dirait, capitaine d' Locheill, que, maintenant riche, vous avez acheté avec votre or la main de la pauvre fille canadienne, et jamais une d'Haberville ne consentira à une telle humiliation. Oh! Arché ! je n'aurais jamais attendu cela de vous, de vous, l'ami de mon enfance! [ ... ] Jamais la noble fille canadienne n'avait paru si belle aux yeux d'Arché qu'au moment où elle rejetait, avec un superbe dédain, l'alliance d'un des conquérants de sa malheureuse patrie.» (p. 316-317)

Dans ce conflit tout cornélien entre l'amour et le devoir, Blanche choisit le devoir, Elle juge de la situation depuis le regard des autres (le «on dirait»), ceux-ci étant ignorants de l'histoire entourant leur amour, du sort subi par Arché et des circonstances de leurs retrouvailles sur la scène familiale. Du point de vue de l'Histoire, personne ne connaît le roman familial et amoureux qui permet cette réconciliation; on ne verrait là, croit-elle, qu'une Canadienne épousant le soldat ennemi et, qui plus est, l'incendiaire de la maison de son père. Au regard de l'opinion publique et de la scène politique, Arché demeure ainsi l'ennemi, le vainqueur, et non cet innocent coupable, cet ami providentiel de la famille d'Haberville et des Canadiens, sinon du Canada (comme on aura l'occasion encore de le constater un peu plus loin), que relate le roman. Ce n'est donc pas Blanche qui répond ici avec son cœur de jeune fille amoureuse de l'Écossais, mais la Canadienne qui ne peut négliger cette part importante de son identité et qui, en la circonstance, se fait gardienne de l'honneur de la patrie et du père. Cet ancrage identitaire détermine toute sa conduite et lui donne l'occasion de mener son propre combat, son combat de femme, pour la patrie. Arché plaide sa cause, son amour, mais Blanche demeure inflexible, résolue à sacrifier cet amour pour l'honneur: « Les femmes de ma famille, aussi bien que les hommes, n'ont jamais manqué à ce que le devoir prescrit, n'ont jamais reculé devant aucun sacrifice, même les plus pénibles. » (p. 319) Blanche renonce ainsi à son amour, en se résignant désormais à bien servir ses parents et la famille de son frère Jules.

L'épilogue de cette scène se trouve quelque trente pages plus loin, dans la conclusion du roman, alors que Jules plaide, en vain toutefois, la cause d'Arché. Le narrateur nous prévient que Jules, présumant des forces de l'amour pour gagner sa cause, « [···] ne pouvait comprendre ce qu'il y avait de grand, de sublime, dans le sacrifice que s'imposait sa sœur: de pareils sentiments lui semblaient romanesques, ou dictés par une imagination que le malheur avait faussée» (p. 348). Le narrateur prononce alors cet éloge de la femme:

«L'homme, avec toute son apparente supériorité, l'homme dans son vaniteux égoïsme, n'a pas encore sondé toute la profondeur du cœur féminin, de ce trésor inépuisable d'amour, d'abnégation, de dévouement à toute épreuve. Les poètes ont bien chanté cette Ève, chef-d'oeuvre de beauté, sortie toute resplendissante des mains du Créateur; mais qu'est-ce que cette beauté toute matérielle comparée à celle de l'âme de la femme vertueuse aux prises avec l'adversité? C'est là qu'elle se révèle dans tous son éclat; c'est sur cette femme morale que les poètes auraient dû épuiser leurs louanges. En effet, quel être pitoyable que l'homme face à l'adversité! c'est alors que, pygmée méprisable, il s'appuie en chancelant sur sa compagne géante, qui, comme l'Atlas de la fable portant le monde matériel sur ses robustes épaules, porte, elle aussi, sans ployer sous le fardeau, toutes les douleurs de l'humanité souffrante! »(p. 348)

Si le roman est, à sa manière, un plaidoyer en faveur de la fraternité qui unit les Braves dans le but de réconcilier vainqueurs et vaincus des plaines d'Abraham, il célèbre aussi par ailleurs la force morale (de la femme qui soutient le «courage malheureux» du soldat, Ainsi, lorsque les hommes cessent de combattre leurs ennemis, une autre lutte s'impose contre un nouvel adversaire, un nouveau mal, dont l'incidence est avant tout d'ordre moral et psychologique: ce sont l'humiliation, le désespoir et le découragement qui résultent de la défaite militaire, si ce n'est de quelque autre catastrophe. Ce nouveau champ de bataille, celui de la souffrance morale, est celui que domine la femme du haut de sa vertu. «L'âme de la femme vertueuse» permet en effet au soldat, sinon à la communauté tout entière, de traverser l'épreuve, de perdurer malgré la menace de mort, réelle autant que symbolique, qui pèse alors sur la patrie. Comme le soldat vaincu, la femme peut donc dire à son tour « Tout est perdu fors l'honneur», puisque l'honneur, en ce cas, consiste à supporter avec dignité et abnégation la souffrance. La femme incarne ainsi, lorsque l'homme, le père, le soldat, la patrie s'avèrent défaillants, la force morale et consolatrice qu'aucune souffrance ne peut abattre; elle se révèle de la sorte l'ultime rempart d'un peuple menacé par le malheur et le désordre.

Par son amour, son abnégation et son dévouement, la femme accepte de se consacrer à l'autre, à ses compatriotes, oubliant du coup ses propres désirs, se sacrifiant pour le bien commun et la suite du monde. Contre l'image de la femme tentatrice, associée au péché originel, Blanche - la bien-nommée, en la circonstance - incarne plutôt la beauté morale du christianisme. Ce portrait idéalisé de la femme s'inscrit bien évidemment dans la stratégie générale du roman visant à sauver l'honneur de la patrie, à en instituer le fait par la force du récit et de la légende.

Pour Blanche, l'amour (chrétien) est donc une arme qui lui permet de lutter, sur le mode du sacrifice, pour la patrie, comme
elle le rappelle à son frère dans son ultime plaidoirie pour justifier sa conduite:

«Oui, mon frère chéri, tu as payé noblement ta dette à la patrie, et tu peux te passer la fantaisie d'épouser une fille d'Albion. Mais, moi, faible femme, qu'ai-je fait pour cette terre asservie et maintenant silencieuse; pour cette terre qui a pourtant retenti tant de fois des cris de triomphe de mes compatriotes? Est-ce une d'Haberville qui sera la première à donner l'exemple d'un double joug aux nobles filles du Canada? Il est naturel, il est même à souhaiter que les races française et anglo-saxonne, ayant maintenant une même patrie, vivant sous les mêmes lois, après des haines, après des luttes séculaires, se rapprochent par des alliances intimes; mais il serait indigne de moi d'en donner l'exemple après tant de désastre; on croirait, comme je l'ai dit à Arché, que le fier Breton, après avoir vaincu et ruiné le père, a acheté avec son or la pauvre fille canadienne, trop heureuse de se donner à ce prix. Oh! jamais! jamais! [ ... ] Tout le monde ignorera, reprit-elle, tu ne comprendras jamais toi-même toute l'étendue de mon sacrifice! mais ne crains rien, mon cher Jules, ce sacrifice n'est pas au-dessus de mes forces. » (p. 350-351)

On constate, d'une part, que ce qui motive Blanche dans son refus d'épouser l'Écossais Arché ne s'inscrit aucunement dans quelque repli identitaire ou ethnique. Au contraire, elle considère que les mariages mixtes favorisent ou favoriseront éventuellement la réconciliation entre les deux peuples sur le plan politique et national. D'autre part, on note encore une fois que son argumentation repose sur le calcul d'une dette symbolique contractée envers la patrie, ce qu'elle considère avoir le devoir de rembourser. Afin de payer cette dette, Blanche doit se sacrifier, c'est-à-dire renoncer à son bonheur de femme, d'épouse. Or, ce sacrifice a nécessairement une incidence politique puisque, forte de cette vertueuse abnégation, la Canadienne en impose ainsi moralement au clan du vainqueur, comme le suggère le roman; ce sacrifice s'avère en effet une victoire (morale) sur un ennemi qui se trouve aIors nécessairement limité dans sa conquête et son bénéfice. Le sacrifice de Blanche d'HaberviIle permet ainsi l'établissement d'un (autre) capital symbolique qui, éventuellement, pourrait être réinvesti sur la scène de la réconciliation politique, puisque le vainqueur des plaines d'Abraham ne peut, par principe, que respecter et reconnaître, à travers elle, la vertu, la dignité, et l'honneur du vaincu. Le combat victorieux de Blanche d'Haberville sur la scène du pouvoir politique, égal en dignité à celui du Brave vaincu, contribue de là à la mise en place du discours de la reconnaissance mutuelle.

Dans l'économie du roman, Jules et Blanche auront donc payé leur dette d'honneur à la patrie. Si Jules peut épouser une Anglaise et agir, plein d'enthousiasme, comme un nouveau sujet britannique qui entend participer au pouvoir et contribuer à la prospérité de son nouveau pays (et du peuple), il semble que le destin de Blanche soit plutôt d'incarner un mélange de tristesse, de résignation et d'héroïsme qui rappelle le mauvais coté de la défaite militaire, et ce, en dépit du discours de réconciliation qui anime le roman. En renonçant à son désir, à son bonheur, Blanche meurt un peu beaucoup à elle-même pour que demeure bien vivant l'honneur de la patrie; elle incarne ainsi l'amour sacrifié sur l'autel de la Paix canadienne. L'histoire de Blanche d'Haberville s'inscrit par conséquent dans la vaste opération instituante et «commémorante» du roman qui érige à répétition les nouveaux monuments fondateurs de la collectivité. C'est aussi la légende de cet amour malheureux que transmet et perpétue le roman, un siècle plus tard, comme le Mémorial des amants malheureux érigé pour ainsi dire en bordure du champ de bataille des plaines d'Abraham. Par son propre renoncement à l'amour et à Blanche, Arché incarne lui aussi la tristesse et la droiture, la résignation et le dévouement aux autres, autant dire l'amour du prochain tel que le roman en fait l'apologie.

La paix, le pays sont donc également fondés sur ce sacrifice et cette mort symboliques qui dresse un Monument autour duquel les compatriotes, les héritiers se rassemblent ou pourront se rassembler pour commémorer l'événement qui les rattache à l'Histoire et à l'ordre politique.
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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