L'Encyclopédie sur la mort


L'homme en deuil

Maryse Dubé

La pression sociale exercée sur les hommes les pousse à refouler leur chagrin. De nombreux hommes préfèrent vivre leur deuil* en solitaire. Ils trouvent dans la solitude un espace qui leur convient pour exprimer leurs émotions, loin des regards et du jugement. Ils éprouveront une certaine résistance intérieure à demander de l'aide ou à recevoir celle qu'on leur propose.


C’est l’histoire d’un couple qui perd leur petite fille de deux ans. Afin d’oublier leur chagrin, ils laissent tout derrière eux et vont faire le tour du monde, À leur retour, après avoir récupéré leurs photos de voyage, ils tombent sur la dernière photo prise un peu avant que celle-ci ne décède. Dès lors, ils replongent dans la souffrance de ce deuil qu’ils croyaient pourtant avoir semé.

C’est en visionnant ce film que mon père versa ses premières larmes…quinze ans après le décès de son jeune fils. En vingt ans de mariage où les épreuves se sont succédées, ma mère ne l’avait pas encore jamais vu pleurer et pourtant, ce n’est pas faute d’avoir souffert…C’est lui qui trouva le petit corps sans vie de mon frère. C’est lui qui dût répondre aux questions des policiers venus vérifier les circonstances du décès. Et c’est lui, aussi, qui s’occupa des démarches pour les funérailles: ma mère, en état de choc, ne pouvait d’aucune façon l’accompagner.

Il porta donc seul le poids de son chagrin et resta stoïque dans l’épreuve. À cette époque, l’homme avait le devoir d’être fort pour deux. Il était celui sur qui l’on pouvait compter en tout temps, peu importe les circonstances. Exprimer ses émotions aurait été perçu comme un signe de faiblesse par son entourage et ne cadrait pas avec le rôle qui lui était alors dévolu. Même aujourd’hui, un grand nombre se refuse encore le droit de pleurer de peur d’être mal jugé.
«L’homme en deuil se trouve pris dans les conditionnements sociaux qui façonnent son identité masculine depuis qu’il est tout petit. Même si ce n’est pas formulé explicitement, on attend de lui qu’il «assure» physiquement et psychologiquement, qu’il soit solide dans l’épreuve, qu’il fasse preuve de courage et de dignité, qu’il manifeste peu ou pas d’émotions en public et se montre ni trop éploré, ni trop vulnérable.» (1)

Néanmoins, quand la vie nous confronte à la perte d’un être cher, le chagrin s’installe dans le cœur de l’homme tout autant que dans celui de la femme. Un chagrin qui, toutefois, s’exprime différemment. De façon générale, l’homme préférera vivre seul, sans témoins, ses moments d’émotions qui le chavirent afin de ne pas montrer sa vulnérabilité. Une vulnérabilité qui le déconcerte et avec laquelle, souvent, il a peine à composer. Je connais un veuf qui, après de nombreuses années, est toujours incapable de lire des témoignages de personnes endeuillées. À la lecture des premiers mots, il devient si bouleversé qu’il préfère s’abstenir.

De prime abord, une émotion faite de tristesse met l’homme mal à l’aise, et quand c’est la sienne, il sait encore moins comment l’aborder, d’où le réflexe de la refouler. Comportement qui, de toute évidence, n’offre aucune possibilité de se libérer d’une souffrance, à certains moments insoutenable, mais qui explique que, parfois, l’homme puisse envisager le recours à certains excès…pour oublier son mal de vivre.

L’action comme exutoire
Afin de ne pas risquer de perdre le contrôle dans cet inconnu émotif, l’homme préférera donc nettement s’épuiser dans l’action. Un homme me raconta qu’à la mort de son père, il se jeta à corps perdu dans le travail. Le fait de rentrer tard le soir, complètement vidé, faisait en sorte qu’il était incapable de penser au drame qu’il vivait. C’était la seule façon qu’il avait trouvée pour anesthésier la douleur d’avoir perdu son père prématurément. Attitude lourde de conséquences sur sa santé qui l’obligea à réévaluer la direction qu’il avait empruntée et à effectuer des correctifs majeurs sur son train de vie.
En soi, l’action est très bénéfique pour l’homme en deuil. «Elle l’aide à amortir et à intégrer l’absence, à contrecarrer le sentiment d’impuissance et à reprendre le contrôle d’une situation…L’homme construit davantage son travail de deuil autour de l’agir qu’autour de l’expression des émotions.» (2) Mais quand l’action prend des allures d’obsession, il en va de la santé mentale et physique de l’endeuillé. Et comme la souffrance liée au deuil est déjà épuisante sous bien des facettes, il est préférable de gérer le temps alloué au travail ou à toute autre activité en s’aménageant des périodes de repos, et non de fuir la réalité par de l’activisme. Évidemment, cela comporte le risque d’avoir à affronter les émotions qui font surface dans les moments d’arrêts, mais de toute façon, il faudra le faire un jour ou l’autre.

Le silence comme refuge
De nombreux hommes ont besoin de vivre leur deuil seul et en silence. Ils trouvent dans la solitude l’espace qui leur convient pour s’abandonner au chagrin et exprimer ce qu’ils ressentent. Cet aspect, plus spécifique à l’homme, n’est pas toujours bien compris de son entourage féminin. Certaines femmes * acceptent difficilement que la peine de l’homme diffère de la leur, et son silence est souvent mal reçu. Trop souvent, malheureusement, le fait de se taire et de ne rien laisser paraître donne une impression d’insensibilité. Bien que le silence ne soit pas la réaction idéale en période de deuil. Forcer la parole n’est guère la chose à faire. Cela ajoute une pression supplémentaire à celui qui déjà traverse une épreuve difficile, et qui aimerait bien ne pas être obligé de prouver en plus qu’il a, lui aussi, un cœur meurtri.

Il est important de savoir que le travail de deuil peut se faire même quand on ne partage pas ce que l’on ressent avec ses proches. Toutefois, il est souhaitable de ne pas se couper de son entourage et d’apprendre à dire ses besoins. Pour l’homme en détresse, demander du soutien est pratiquement exclu de son mode de fonctionnement. Et même quand on lui propose de l’aider, il aura peine à accepter, préférant maintenir l’image d’un homme capable d’assumer les aléas de la vie, au risque d’y laisser sa santé.

Cependant, il trouvera dans la solidarité masculine, faite de pudeur, un certain réconfort. Parfois, quelques mots échangés entre hommes dans un contexte de loisirs, peuvent l’aider à faire un pas de plus dans l’évolution de son deuil. Avoir une source de soutien ne peut qu’être bénéfique, même à celui qui croit pouvoir s’en sortir seul. Car bien que le chemin du deuil soit un parcours individuel, cela ne signifie pas pour autant qu’il soit nécessaire de le vivre en solitaire. Et apprendre à exprimer ses émotions quand les circonstances sont propices à l’épanchement, apportera sans nul doute une dose d’apaisement à une âme blessée, aussi masculine soit-elle.

Notes
1 et 2. .C. Faure, Vivre le deuil au jour le jour, Paris, Albin Michel, 2004.
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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