L'Encyclopédie sur la mort


Conséquences d'une mort pour le groupe

Lucien Lévy-Bruhl

Lucien Lévy-Bruhl, né à Paris le 19 avril 1857 et mort le 13 mars 1939), a déjà «plus de cinquante ans et une œuvre philosophique appréciable lorsqu'il se lance dans une enquête anthropologique qui l'occupera exclusivement jusqu'à sa mort, soit pendant une trentaine d'années. [...] De fait, l'érudition ethnographique de Lévy-Bruhl ne ressemble guère à celle d'un Marcel Mauss. Bien que proche de l'école de Durkheim*, il poursuit d'autres fins et, en dépit de leur proximité intellectuelle, Mauss était réticent à ce qu'il percevait comme une orientation insuffisamment sociologique.[...] il ne prétend pas décrire des formes de vie sociales, des cultures, ni en dégager les structures. Son enquête est concentrée sur un mode de pensée («mentalité») autre, elle relève de la psychologie philosophique plus que de l'ethnologie.» (Extrait) Texte intégral du Dictionnaire des sciences humaines:
http://www.puf.com/wiki/Dictionnaire:Dictionnaire_des_sciences_humaines/Lucien_LÉVY-BRUHL

Le titre de son livre L'âme primitive (première édition 1927) suggère des représentations qui, dans les sociétés dites primitives correspondent de plus ou de moins à celle que le mot âme implique pour nous, écrit Lévy Bruhl. Les chapitres de la deuxième partie du livre sont consacrés à la vie et à la mort de l'individu, la survie des morts, la dualité et bi-présence des morts, la condition des morts et leur fin, la réincarnation. L'extrait choisi explique les effets néfastes du décès d'un individu sur l'équilibre social du groupe qui exige compensation et réparation.
La douleur, affreuse dans les premiers moments, que cause la perte d'un enfant chéri, d'une mère, d'un père, d'un frère ou d'une soeur, etc., n'est pas moins vivement ressentie dans les sociétés primitives que dans la nôtre. Elle va parfois jusqu'à rendre la vie insupportable, et des suicides ont lieu. Mais, même lorsqu'un membre du groupe social n'était pas l'objet d'une affection si tendre, sa mort produit chez les autres une émotion profonde. Le groupe en est tout ébranlé. Il subit de ce fait une atteinte extrêmement grave. Les survivants en sont d'autant plus frappés, que la mort est sentie comme contagieuse.

[...]

Le primitif, toutefois, ne se représente pas la contagion comme nous. Il n'a aucune idée des agents pathogènes qui produisent l'infection, ni de la façon dont le contact peut la communiquer. Il croit - on pourrait aussi bien dire, il sent - que la mort est contagieuse, pour des raisons à la fois physiques et mystiques, inséparables dans son esprit. Le contact du cadavre rend «impurs» ceux qui le touchent, qui font sa toilette funèbre, qui le transportent, qui l'ensevelissent. Il faut que les hommes et les femmes qui ont pris une part plus ou moins active aux rites funéraires* et qui ont subi ce contact passent par une série de purifications - nous dirions par une désinfection. Mais ce n'est pas dans cette impureté, souillure souvent facile à enlever par des rites appropriés, que gît le plus redoutable danger de contagion: c'est dans le mort lui-même qui exerce une attraction sur les siens. Pour des motifs plus ou moins conscients et plus ou moins égoïstes, par affection, disent les uns, d'autres prétendent, au contraire, par jalousie contre ceux qui ont le bonheur de voir encore la lumière, par crainte de faire seul le grand voyage, etc., il cherche à les entraîner avec lui. Sur ce point les témoignages sont innombrables, et concordants dans leur diversité. Les motifs attribués au mort diffèrent, mais partout on a peur de son effort pour attirer à lui les survivants.

[...]

Autre raison, plus profonde, bien que peut-être moins consciente, de craindre la contagion de la mort: l'individualité du primitif, on en a vu les preuves plus haut, n'est pas une réalité par elle-même, isolable en soi. Elle est pour ainsi dire encastrée, ou du moins enveloppée, dans son groupe, qui est l'être véritable. Le sentiment subjectif que chaque individu a de son existence propre n'empêche pas que sa représentation de lui-même ne soit inséparable de celle des autres membres de son clan ou de sa Sippe. [...] Si la maladie* jette la consternation dans un groupe, ce n'est pas parce qu'on a peur de la contagion au sens européen du mot; mais l'influence maligne qui s'exerce sur un membre du groupe va agir dans doute déjà sur les autres, en vertu de leur union mystique, de l'essence qui leur est commune à tous.

De même, si la mort a frappé un membre du groupe (en général comme la maladie, par l'effet d'un ensorcellement), les autres sont tout près d'être atteints aussi: peut-être le sont-ils déjà! En ce sens, dire que la mort est contagieuse, c'est dire qu'en présence d'une mort, la représentation de la solidarité intime qui unit les membres d'un même groupe s'impose avec force à chacun d'eux. Le sentiment de crainte se produit alors comme un réflexe.«À l'île Kiwai, les indigènes, sur le fleuve Fly, affirment que lorsque quelqu'un de leur clan meurt loin de chez lui, au moment même où son esprit quitte le corps un sentiment d'inquiétude survient aux esprits des autres membres du clan, leurs corps deviennent faibles, et cette faiblesse dure vingt-quatre heures. Les indigènes appellent cela sympathie avec la mort ( spirit sympathy), ou compassion*. Ils éprouvent ainsi, et ils expriment à leur façon, que la mort de l'un d'eux, même au loin, est aussitôt «ressentie» par tous.

[...]

La crainte de la contagion n'est qu'une des manifestations du trouble profond qu'une mort produit dans le groupe social, et des réactions qu'elle y détermine. Le Dr Malinowski écrit à ce sujet: «La mort, chez tous les indigènes de la côte orientale de la Nouvelle-Guinée, cause une durable et grande perturbation dans l'équilibre de la vie de la tribu. D'un côté, arrêt du cours normal de la consommation économique. De l'autre, une série innombrable de rites, l'une après l'autre, toutes sortes d'obligations réciproques, absorbent la meilleure part de l'énergie, de l'attention et du temps des indigènes, pour une période de quelques mois, ou de deux ans, selon l'importance du défunt. L'énorme bouleversement social qui se produit ainsi au point de vue économique après chaque décès, est un des traits les plus saillants de la civilisation de ces peuples. À première vue,il nous frappe comme une énigme, et nous engage dans toutes sortes de considérations et de réflexions. Ce qui rend le problème encore plus obscur et plus complexe, c'est que tous ces tabous, toutes ces fêtes, tous ces rites n'ont absolument rien à voir avec l'esprit du mort. Celui-ci est parti tout de suite. Il est définitivement établi dans un autre monde: il tout à fait oublié ce qui se passe dans les villages, et en particulier ce qui se fait en mémoire de son existence terrestre.»

Sans doute est-il vrai que les tabous*, rites et cérémonies ont pour objet, moins le défunt lui-même, que la réparation du dommage causé par sa mort au groupe dont il était un élément intégrant. La difficulté pour nous est de restituer les représentations fortement émotionnelles dont nous n'avons pas l'expérience. Dans nos sociétés, la solidarité entre les membres d'un même groupe n'est pas moins étroite chez les Papous dont parle M. Malinowski. Mais elle est un peu différente, et, si l'on peut dire, moins organique. La mort de l'un d'entre nous frappe aussi du même coup tous les siens. Mais cette atteinte n'est ni sentie ni représentée de la même façon que chez eux. Lorsque, par exemple, un membre important d'une de nos familles disparaît en pleine force, celle-ci a souvent à subir les contrecoups de son malheur: fortune compromise ou perdue, situation sociale diminuée, avenir des enfants incertain, santés parfois mises en danger, etc. Mais si graves et si douloureuses que soient ces conséquences, et si loin qu'elles se prolongent, ce ne sont que des conséquences. La mort n'atteint directement qu'un seul individu: le reste est une suite de ce premier événement. Dans une société «primitive», les choses offrent un aspect un peu différent. Quand le chef de la famille*, ou un autre de ses membres importants cesse de vivre, le groupe, en un sens, commence du même coup à mourir. Car l'être vivant véritable est le groupe: les individus n'existent que par lui. C'est donc le groupe qui se sent directement frappé. Cette mort lui fait perdre une partie de sa substance.

[...] Ainsi s'explique, d'une façon plus générale, le paradoxe que nous rencontrons dans les sociétés primitives: l'individu y est beaucoup moins important en lui-même que dans les sociétés supérieures, et pourtant la mort d'un adulte y paraît un événement beaucoup plus considérable, et elle y cause un trouble beaucoup plus profond! - C'est que la mort atteint au premier chef, non pas l'individu, mais, à travers lui, le groupe même. C'est l'existence du groupe qui se trouve entamée, et mise en péril. [...] De là, encore, la coutume si répandue qui exige que la mort d'un membre du groupe soit «vengée» par celle de l'auteur de cette mort, ou du moins de l'un des siens.

Les indigènes eux-mêmes disent souvent que le mort réclame cette vengeance. Si les survivants la négligent, ils s'exposent à sa colère, qu'ils ont toutes raisons de redouter. Ils n'ont donc pas à balancer. Il faut qu'ils lui procurent cette satisfaction, même si cette vendetta doit les entraîner dans une guerre* qui leur coûtera cher. De plus, s'ils manquent à ce devoir, les ancêtres qui surveillent jalousement leurs actes, - et leurs omissions, - ne le leur pardonneraient pas.

[...]

Le principe admis est que les personnes des individus sont la propriété du chef; et que, comme il a été privé de la vie d'un de ses sujets, il faut qu'il reçoive une compensation pour cette perte. [...] On ne saurait mieux mettre en lumière que l'homicide est avant tout une atteinte portée au groupe. La compensation due au chef qui l'incarne a pour objet essentiel de restaurer l'équilibre [social] troublé.

Une dernière raison, voisine de la précédente, intervient encore dans le même sens, et contribue à rendre nécessaire cette réparation. Pour la mentalité primitive, un malheur est le signe que d'autres vont arriver. Or, on sait qu'à ses yeux, présager équivaut à causer. Voici un exemple entre mille: «Si un homme considérable meurt, si un boeuf vigoureux meurt, on dit que c'est le commencement d'accidents mauvais, c'est-à-dire c'est un signe que d'autres malheurs du même genre vont suivre.» Il ne s'agit pas là seulement de la croyance exprimée par le proberbe: «Un malheur n'arrive jamais seul» Dans cette attitude des primitifs en présence d'un dommage subi, en particulier lors de la mort d'un des leurs, se trouvent impliquées des représentations plus précises, qui sont peut-être l'origine lointaine et souvent oubliée de cette croyance.

Aussi longtemps que la réparation ou compensation indispensable n'a pas eu lieu, on pense que la personne, ou le groupe qui a été lésé, demeure sous une mauvaise influence, et, par suite, reste en danger.

[...]

On voit maintenant pourquoi la compensation, et la vendetta en tant qu'elle en est une forme, sont absolument indispensables au groupe qui a subi un très grave préjudice par la mort d'un de ses membres. Il ne s'agit pas seulement de satisfaire d'un besoin élémentaire de justice qui exige l'expiation d'un mal par un autre mal, ou de soulager la colère provoquée par la violence et l'outrage, ou enfin de rétablir l'équilibre rompu. Il y a quelque chose de plus. Le préjudice causé au groupe l'a placé, pour ainsi dire, sous le coup d'autres malheurs. Tant que celui-là n'aura pas été réparé, tant que le groupe n'aura pas reçu une compensation suffisante, sous une forme ou une autre, les puissances malignes ne seront pas, selon l'expression des Dayaks, «neutralisées, désarmées, mises hors d'état de nuire». Une fois la compensation obtenue, au contraire, le sort cesse de menacer, et la sécurité renaît.

On peut donc considérer la vendetta, pour une part, comme une satisfaction qui est due au mort lui-même et aux ancêtres. Mais il faut y voir aussi, et peut-être surtout, une réaction de défense du groupe contre le coup qui l'a frappé, et un moyen pour lui d'écarter les autres malheurs qui ne manqueraient pas de se produire à la suite du premier. Ainsi comprise, la nécessité* absolue de la vengeance ou de la compensation pour une mort s'accorde bien mieux avec l'importance relativement médiocre que les représentations des primitifs accordent à l'individu comme tel.
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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