Le combat moderne contre l’obésité ou le déni de l’autre et du temps

Nicole Morgan

Un dimanche comme les autres à Dijon...

Je viens d'un paysage figé dans le temps, où les hommes vieillissent courbés comme des sarments de vigne, leur peau couleur de la terre aux longs sillons qui se perdent dans l'ocre des champs labourés. Je viens d'un temps rempli d'espace : celui des villages bourguignons en apparence immuables, inscrits dans la pierre et l'ardoise colorée des toits. La silhouette de leurs habitants demeurait inchangée au cours de l'âge si ce n'est la courbe d'une échine, un pas plus lourd qui se traîne et peut-être une ou deux rondeurs qui enveloppent les hanches des dames et le ventre des messieurs que couvrent des pantalons à l'entrejambe haute. D'autres, et c'est la plupart, se desséchaient autour d'un squelette robuste.
 
Ils étaient vieux et ils le savaient ; ils avaient aimé, pleuré, s'étaient révoltés, avaient fait la guerre et avaient appris à se taire. Ils avaient souffert mais ils avaient bien mangé : les minces, les moins minces, les courts sur pattes, les grands, les replets, mais jamais obèses, les riches notaires, leurs secrétaires, les cantonniers et le curé. Ils avaient savouré des plats onctueux assis pendant des heures autour de la table de la salle à manger ou de la cuisine, au quotidien, les jours de fêtes et les Dimanches.
 
Et les Dimanches à Dijon se remplissaient, dès le matin, d'odeurs exposant tous les sens aux tentations les plus variées, affolantes en même temps que reconstruites par un millier d'années de gestes traditionnels qui ne laissaient rien au hasard. Jusqu'à Dieu et à ses fantômes d'angoisse, de terreur et d'espoir qui s'étaient installés sous les tranquilles voûtes gothiques de Saint Bénigne où, tous les Dimanches précisément, la petite communauté humaine se regroupait autour d'elle même. Les femmes mettaient leurs manteaux qu'elles renouvelaient lors des baptêmes et communions. Les hommes, encore sobres, attendaient patiemment la fin du sermon, engoncés dans leurs costumes repassés à la pattemouille. Il faisait toujours un peu frisquet, même en été, dans la sombre cathédrale et certains avaient la goutte au nez qu'ils essuyaient lorsqu'ils y pensaient avec un grand mouchoir qu'ils dépliaient avec soin.
 
Le sermon était toujours trop long et le prêtre parlait d'un amour généreux que peu ressentaient. Dans le vieux pays Bourguignon, les jalousies étaient sourdes, peu évidentes mais aussi solides et noueuses que le bois dont on faisait les charpentes. On regarde du coin de l'œil la fille du boucher dont le ventre s'arrondissait sous le manteau de lainage qu'elle croisait étroitement dans un geste désespéré qui ne trompait plus personne et le notaire portait ses cornes sans outre fierté sous le regard goguenard des compères aux nez rouges qui le consoleraient néanmoins à coup de vin rouge.
 
Les mots de la délivrance sont enfin prononcés :Dominus vobiscum. Et cum spiritu tuo.

Un Amen puissant monte de l'assemblée. Le prêtre, un solide aumônier au nez fort et à la soutane trop courte se presse : son estomac se tord de faim, n'ayant avalé depuis le matin, comme ses ouailles qui sont allées à la table de communion, qu'un bol de café au lait. J'ai douze ans, un solide appétit, et je défaille avec d'autant plus de conviction que je suis pâle et fluette. Cela dit, c'est une faim délicieuse comme un désir d'amour qui se gonfle dans l'attente de satisfactions promises.

Bref, cette faim torture sans faire souffrir et aucune angoisse ne passe sur les visages. Bien au contraire, les mains se frottent à la sortie et l'on se hâte vers les pâtisseries d'où s'échappent une odeur de pain frais et de brioche qui ajoutent à l'excitation de l'attente. Les plus impatients grignoteront en chemin le croûton des baguettes qu'ils brisent avec les doigts, écrasant la mie dorée encore chaude. Mais cela reste un geste rare auquel ne se hasardent que les filles comme moi promises au dévergondage c'est-à-dire aux voyages.

Arès la messe, il y a toujours la queue à la pâtisserie et la porte s'ouvre incessamment sur des odeurs de laine humide et de feuilles mouillées. Les baguettes, ficelles, couronnes, bâtards ou miches passent promptement de mains en mains, choisies par la boulangère un peu sèche qui saura subrepticement refiler le pain un peu brûlé à l'enfant timide dont les parents n'ont pas pignon sur rue. Les jeunes filles qui « aident » au magasin le dimanche empaquettent prestement les gâteaux choisis du doigt ou du regard : pithiviers dorée à l'œuf, saint honorés gonflés de crème, babas au rhum glacés arrosés de sucre fondu, éclairs au chocolat dont l'obscénité agite les écoliers alors que le seul mot de « pets de nones » fait glousser les écolières ; tartelettes aux framboises en été, aux mirabelles en septembre et « fantaisies » saupoudrées de sucre pendant les fêtes du Mardi Gras.
 
Les jeunes femmes enveloppent le tout dans un papier blanc glacé qui se froisse délicatement et un petit ruban vieux rose vient sécuriser le tout. On forme une boucle experte qui sert d'anse et qui, les mois d'hiver, laissera une marque blanche sur les doigts rougis par le froid.

La règle tacite est respectée partout : on ne mange jamais entre les repas et si le grignotage est toléré, il ne l'est que le dimanche et avec modération à l'heure de l'apéritif, vers 18 heures, lorsque le tout Dijon se retrouve dans les grands cafés du Glacier ou de la Concorde avec vue sur l'Arc de Triomphe de la Place Darcy. Les garçons en costume noir et papillon sur plastron blanc jettent quelques cacahuètes salées dans les soucoupes d'où ils reprendront leur pourboire. Elles accompagnent le Byrrhe ou autres vins cuits que l'on boit lentement, enfoncé dans la banquette de cuir où l’on prend place afin d'observer les allées et venues des habitués. Les couples passent des heures sans s'adresser la parole, comme il sied aux gens mariés. Toute conversation animée sent l'illégitimité, si ce n’est l'instabilité mentale.

Il est déjà midi mais le repas est encore loin. Il faut marcher, traverser le jardin Darcy, lancer un morceau de pain aux cygnes affamés, passer la Place François Rude et remonter la longue avenue Victor Hugo bordée de platanes et de maisons de pierre fermées sur leurs secrets. La faim me tenaille mais ne m'obsède pas, trop occupée que je suis à détailler tous les vieux bâtiments dont je connais les moindres encoches, sculptures et salissures. Enfin arrivée, il faut aussi prendre le temps de saluer toute la famille qui remplit la maison d'exclamations. De l'avis général, comme à tous les dimanches, j'ai encore grandi. Les femmes se font invisibles, s'agitant dans la cuisine où je dépose en vitesse baguettes et gâteaux. Je rejoins le monde bruyant des hommes qui débouchent les bouteilles d'apéritif et remplissent les verres hérités d'une aïeule oubliée, et préparés à cet effet. Le Kir est de rigueur et par Kir, je n'entends pas cette boisson froide à peine rosée qui est servie sous ce nom dans la plupart des restaurants d'aujourd'hui au Canada, mais un « ballon » d'Aligoté, saisi dans le gel comme un raisin d'hiver, empourpré par une crème de cassis qui vous enivre dès la première gorgée. La rumeur publique veut d'ailleurs que le Chanoine Kir, maire de Dijon, qui donna son nom à ce cocktail redoutable, en abusa avec bonheur, laissant ainsi à ses concitoyens une pléthore d'histoires et de bons mots qui font partie du folklore local.
 
Il fait maintenant chaud. Je ne peux participer à la conversation des hommes, une situation qui se prolonge encore dans le milieu académique où je sévis. Je m'ennuie et trace sur les vitres embuées des dessins cabalistiques que ma mère, suivant son humeur, prononcera être de l'art ou la preuve de mon anormalité proclamée et ma rébellion toujours soupçonnée parce que « vous comprenez, répète-elle à qui veut l’entendre, c'est l’âge ». Mais il est enfin une heure, ou presque. Personne ne s'impatiente ni même ne se hâte vers la salle à manger lorsqu’une voix aigüe annonce que le repas est servi. Il faudra même répéter l'invitation et cajoler les hommes qui viennent d'entamer un de ces débats politiques dont il ressort que la France est mal gouvernée et qu'il nous faudrait une « bonne guerre ».
 
Les vieux ont été invités à s'asseoir les premiers autour de la grande table ovale recouverte d'une nappe blanche, amidonnée et repassée le mardi précédent. Dans un bref moment de silence, on entend quelques bruits étouffés en provenance de la cuisine dont la porte entrouverte laisse échapper les odeurs dominicales : vin aromatisé d'un civet de lapin, échalotes hachées enrobées de moutarde forte, reblochon odorant qui domine les effluves du Pont Lévêque entamé de la veille et du roquefort dont les rebords émiettés s'incrustent dans le lit de paille. La porte du jardin se referme et un léger courant d'air alourdi par l'odeur de la terre mouillée passe pour un temps sur les mollets : ma mère vient de secouer la salade enveloppée dans un épais torchon de lin, bordé de rouge, sur le parvis moussu sur lequel un chat indigné se repose les pattes recourbées sous lui.
 
Les serviettes sont dépliées, des serviettes immenses, ourlées à la main et qui recouvrent genoux et plastron comme un habit de cérémonie. Les baguettes ont été promptement déchirées avec les doigts, après que ma mère les eût bénies en faisant le signe de croix au couteau au revers du pain. Elle ne va pas à l'église mais se souvient de tout son corps de l'importance du pain à une époque où il n'était pas blanc et constituait la plus grande partie des repas. Elle dépose ensuite les morceaux inégaux sur une corbeille recouverte d'une serviette blanche dont elle a dessiné à l'aiguille fine les bords ajourés. La corbeille passe de main en main et chacun se sert dans le premier acte de partage qui discrètement trace un ordre social autour de la table.

Les hommes se servent les premiers, puis les vieilles, puis les autres femmes dont je ne fais pas encore partie, souvent après les enfants qu'elles servent en faisant maintes recommandations : « Ne mange pas trop vite », « Enlève tes coudes de la table », « Ne joue pas avec ton pain », ce que je faisais immanquablement. Mais la tentation était forte tant les repas étaient longs et les conversations interdites aux enfants qui se le tenaient pour dit. Et puis le pain était là, malléable et misérable, posé directement sur la nappe, à côté de l'assiette de faïence de Gien. L'ordre de partage sera respecté pour tous les plats, à l'exception peut-être du dessert que les hommes repus et donc bienveillants laissent aux enfants. D'ailleurs, ils ont mieux à boire et beaucoup à discuter.
 
Et les plats se succèdent : d'abord le jambon persillé qu'accompagne une salade frisée, « moutardée », « échalotée » et dûment garnie de lardons rissolés au dernier moment à la poêle sèche et épongés dans un torchon de cuisine. Un Chablis ou un Nuit-Saint Georges arrose le tout. Ils faisaient partie de nos vins de table à une époque où les vignerons de la Côte des Crus envoyaient une caisse de leurs produits à mon père pour le nouvel An. Ainsi défilaient sur une table bourgeoise bien moyenne des vins devenus si prestigieux qu'ils ne sont aujourd'hui servis qu'aux plus riches des mortels qui ne savent plus rien de l'odeur des vignes brûlées en octobre après les vendanges, ni des mains burinées qui caressent les tonneaux centenaires dans les caves voûtées.
 
La première faim étant coupée, l'on peut enfin commencer à manger, c'est-à-dire à partager le repas. On prend tout son temps pour savourer le coq au vin garni des pommes de terre rissolées sur lesquelles on a jeté à la hâte une poignée de persil cueilli frais dans le jardin. Il fond littéralement dans la bouche, imprégné jusqu'aux os d'une marinade de Gevrey Chambertin, de laurier et de thym dans lequel il a baigné pendant trois jours sur le rebord de la fenêtre de la cuisine. L'on éponge la sauce avec de gros morceaux de pain que l'on porte à la bouche entre deux fourchetées de viande ou de pommes de terre et l'on arrose le tout avec le même type de vin qui a servi à la marinade afin de permettre à toutes les papilles gustatives de déceler sur un fond familier les goûts subtils des herbes et épices d'une recette qui n'est écrite dans aucun livre et qui se passe de mères en filles. Jamais n'ai-je entendu une invitée être assez impolie pour demander que soit ainsi livrés les secrets de famille.
 
Une autre baguette est rompue et les couteaux passent à l'attaque avec autant d'entrain que si le repas venait de commencer. La suite n'est que gourmandise qui ne porte pas ce nom : haricots verts nappés de beurre, si fins qu'il a fallu une heure pour les équeuter sans les briser ; plats de fromages qui n'ont jamais connu la réfrigération que mon père interdit. Il aime à rappeler qu'il était friand d'un petit fromage corse qu'on ne mangeait que lorsque que des petits vers grouillaient sur la surface. Il s'amuse de mon regard effaré et jouit de toute évidence des protestations de ma mère qui l'accuse de « faire son malin », ce qui n’était pas faux.

Il faudra attendre le dessert et l’assiette de petits gâteaux pour que des voix s'élèvent pour protester. « Non merci sans façon, je n'ai plus faim ». Ce qui n'empêchera pas des « tuiles aux amandes » d'accompagner le café et le si bien nommé « pousse-café » que l'on déguste au salon. Les liqueurs sont servies ensuite : Cointreau, Cognac, Grand Marnier ou Chartreuse. On me permet de faire un canard c'est-à-dire de tremper un morceau de sucre dans la célèbre liqueur des moines, justifiant le privilège par sa teneur élevée en sucre qui la range dans la catégorie des desserts et des « liqueurs de dames » nonobstant le fait qu'elles atteignent les 40 degrés d'alcool.
 
Les ventres sont distendus, les pas alourdis et la tête tourne. Il est près de quatre heures, le repas est terminé et je dois maintenant participer aux travaux des femmes : emporter les assiettes à la cuisine et les faire tremper dans l'évier après les avoir raclées, balayer les miettes du revers de la main, secouer la nappe dans le jardin embrumé et dont le silence n'est brisé que par le croassement de quelques corbeaux fatigués et qui, comme tous les petits Français de l'époque, s'ennuient le dimanche. Car pour la plupart d'entre nous, ces repas sont une corvée hebdomadaire dont nous n’apprécierons le charme qu'à l'heure des nostalgies en pays étranger.

Il s’agissait d'un dimanche comme les autres qui ponctuent le quotidien de repas moins élaborés, tout aussi riches, variés mais sans variations sinon sur un thème approuvé : un soupçon de cerfeuil en lieu d'oseille ou un autre vin de pays. Aucun plat étranger ou exotique n'a jamais été servi au cours de mon enfance, sinon un plum-pudding qu'une tante « anglaise » nous envoya un jour pour Noël. Je n'ai jamais entendu la table familiale rire autant que lorsque, sur mon insistance, j'apportais le gâteau fumant : comme toute tribu papoue ou berbère, l'étranger était bien celui qui mangeait l'immangeable.

Quant à l’obésité, l’objet de mes recherches, elle était ou inconnue ou rare, le corps apaisé dans le temps, n`étant pas devenu fou d’angoisse.

À lire également du même auteur

Machiavel confiné, le médecin et le politique
Au cours de sa vie relativement longue, Machiavel a connu cinq épidémies de peste, y s

L'ère des fanatismes
Première partie : le populisme Cygne noir, cauchemar ou délire ?

Les festins de Noël
Hier carnivores, demain herbivores ? Toujours joyeux ?

Au programme de la matinée: la radicalisation.
« Si nous n’avons pas la capacité de distinguer ce qui est

Le cirque vicieux
Le cirque Américain est un cirque planétaire que l'internet, les tweets et les chambres d’écho

Trump contre la science
Où il est montré que le mépris de la science a été savamment cons

Haine rouge et peur blanche
Comment cinquante ans de pilonnage intellectuel systématique ont préparé le ter

Mon petit oncle de quinze ans
La nuit du souvenir, 11  novembre 2017. La poésie haut lieu de la vérité




Articles récents