Paideia

Première version 2001

Paideia est un mot grec signifiant éducation. Le philologue allemand Werner Jaeger lui a donné un sens plus précis et plus évocateur dans son grand ouvrage: Paideia ou la formation de l'homme grec. La paideia est pour lui une formation donnée à la fois par la cité et par un enseignement formel qui est lui-même en harmonie avec ce qu'enseigne la cité de façon informelle: on imagine un philosophe grec expliquant l'idée d'harmonie à ses disciples devant une musique ou un temple qui sont eux-mêmes des incarnations de cette idée. On pourrait résumer ainsi la paideia: nous ne pouvons former (au sens de concevoir) que les idées par lesquelles nous avons été formées (au sens de modeler)... et inversement. Commentant Platon et Protagoras, Jaeger écrit: "l'harmonie et le rythme de la musique doivent être communiqués à l'âme pour que, à son tour, celle-ci devienne harmonieuse et obéisse aux lois rythmiques." (Paideia, p.361)

Victor Hugo a évoqué cette symbiose entre l'homme et la cité de façon saisissante:
Moi, le temple, je suis législateur d'Éphèse;
Le peuple en me voyant comprend l'ordre et s'apaise;
Mes degrés sont les mots d'un code, mon fronton
Pense comme Thalès, parle comme Platon,
Mon portique serein, pour l'âme qui sait lire,
À la vibration pensive d'une lyre

Lewis Mumford a aussi écrit de très belles pages sur la formation de l'homme par la cité. Évoquant une fête dans la Florence du Moyen Âge, il écrit:

«La vie s'épanouit dans cette dilatation des sens: sans elle, le battement du coeur est plus lent, le tonus musculaire plus faible, la prestance disparaît, les nuances de l'oeil et du toucher s'estompent, il se peut même que la volonté de vivre soit atteinte. Affamer l'oeil, l'oreille, la peau c'est courtiser la mort tout autant que de se priver de nourriture.» (Culture of Cities, p.51)

Enjeux

Imposée par une dictature qui la poussera trop loin, une telle symbiose entre l'enseignement formel et la formation par la cité devient oppressive. Mais comme le prouve l'art officiel dans les grandes dictatures occidentales du XXe siècle, ce n'est pas l'harmonie et la liberté qui caractérisent l'enseignement formel et l'environnement symbolique dans ce cas, c'est la force, le gigantisme et le conformisme le plus servile.

Parce que nous craignons ce totalitarisme, mais aussi parce que nous avons créé des sociétés de consommation reflétant plus la variété du désir que l'unité de la pensée, il est désormais difficile d'harmoniser l'enseignement formel et la formation par la cité. Cette dernière oppose son chaos et ses sensations fortes à tout effort pour introduire unité, cohérence et harmonie en éducation. Là se trouve la cause de l'état permanent de crise dans lequel se trouve l'école.

Le remède, de plus en plus de gens le pressentent, consiste à donner aux écoles une autonomie telle qu'elles puissent devenir des oasis où à l'intérieur même des classes et des familles qui participent à son projet, l'enseignement formel est complété par un environnement symbolique en harmonie avec lui. Quand les familles désespèrent de jamais trouver une telle école, elles se résignent à assurer elles-mêmes l'éducation de leurs enfants.

Aux États-Unis, le groupe Paideia, (The Paideia Group) fondé par Mortimer J.Adler au début de la décennie 1980, s'est donné pour but de susciter dans les écoles élémentaires et secondaires l'avénement d'une pédagogie centrée sur une haute idée de l'éducation libérale, où l'accent est mis sur le contact avec les grandes oeuvres. Adler est lui-même un disciple de Robert M. Huchins ce président de l'Université de Chicago qui, au cours de la décennie 1930, eut l'audace de lancer la collection des Great Books.

Essentiel

La personne et l'oeuvre de Périclès peuvent nous aider à mieux comprendre la paideia (l'éducation) qu'il avait reçue. Parmi ses maîtres, qui furent aussi des amis, il y eut le philosophe Anaxagore, celui qui, le premier a établi pour principe de la formation du monde, non le hasard et la nécessité, mais une intelligence pure et simple qui avait tiré du chaos des substances homogènes.

Cette vision d'un monde gouverné par une intelligence suprême est de toute évidence le principe secret de la merveilleuse unité que Périclès a introduite dans toutes ses oeuvres. Les penseurs de cette époque s'intéressaient aussi bien aux lois qui régissent l'univers qu'à celles qui régissent les sociétés humaines. La politique était à leurs yeux indissociable de la cosmologie. La ressemblance entre le macrocosme et le microcosme allait de soi. Le macrocosme c'était l'univers, le microcosme c'était tantôt la Cité, tantôt l'âme humaine.

Cette intelligence qu'Anaxagore voyait à l'oeuvre dans le cosmos, Périclès s'efforça de la faire régner sous la forme de la justice, dans la cité qu'il dirigeait, sous la forme de l'harmonie, dans les oeuvres d'art qu'il commandait.

C'est Jaeger lui-même qui nous invite à nous inspirer de l'histoire pour bien comprendre la paideia. Le concept de paideia à l'instar d'autres concepts de grande envergure (la philosophie par exemple, ou la culture), refuse de se laisser enfermer en une formule abstraite. On ne saisit toute la richesse de son contenu qu'après avoir lu son histoire et vu, au travers de ses vicissitudes, comment il est parvenu à son acception définitive. En me servant d'un mot grec pour une chose grecque, j'ai voulu faire comprendre qu'on doit considérer ce vocable de paideia avec les yeux des Grecs et non avec nos yeux d'hommes modernes. Il est impossible d'éviter l'emploi d'expressions actuelles comme civilisation, culture, tradition, littérature, ou éducation. Mais aucune ne remplace vraiment ce que les Hellènes entendaient par paideia. Chacune ne se rapporte qu'à un de ses aspects: si ce n'est en les prenant toutes ensemble, on ne saurait les employer pour exprimer le sens complet du mot grec. D'ailleurs, l'essence même de l'humanisme et de l'activité humaniste se fonde sur l'unité originelle de tous ces aspects - celle-là même qu'exprime le terme grec - et non sur la diversité que les développements modernes ont soulignée et précisée. Les Anciens étaient persuadés que l'éducation et la culture ne constituent pas une théorie abstraite ou un art formel, distincts de la structure historique objective de la vie spirituelle d'une nation. Ils pensaient qu'elles se trouvent dans la littérature, expression véritable de toute culture supérieure. (Paideia, p.23)

Documentation

WERNER JAEGER, Paideia, la formation de l'homme grec, Paris, Gallimard, 1964.
HENRI-IRÉNÉE MARROU, Histoire de l'éducation dans l'antiquité, Paris, Seuil, 1960.

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 Première version de ce dossier en 2001. Mise à jour en 2020

Essentiel

La personne et l'oeuvre de Périclès peuvent nous aider à mieux comprendre la paideia (l'éducation) qu'il avait reçue. Parmi ses maîtres, qui furent aussi des amis, il y eut le philosophe Anaxagore, celui qui, le premier a établi pour principe de la formation du monde, non le hasard et la nécessité, mais une intelligence pure et simple qui avait tiré du chaos des substances homogènes.

Cette vision d'un monde gouverné par une intelligence suprême est de toute évidence le principe secret de la merveilleuse unité que Périclès a introduite dans toutes ses oeuvres. Les penseurs de cette époque s'intéressaient aussi bien aux lois qui régissent l'univers qu'à celles qui régissent les sociétés humaines. La politique était à leurs yeux indissociable de la cosmologie. La ressemblance entre le macrocosme et le microcosme allait de soi. Le macrocosme c'était l'univers, le microcosme c'était tantôt la Cité, tantôt l'âme humaine.

Cette intelligence qu'Anaxagore voyait à l'oeuvre dans le cosmos, Périclès s'efforça de la faire régner sous la forme de la justice, dans la cité qu'il dirigeait, sous la forme de l'harmonie, dans les oeuvres d'art qu'il commandait.

C'est Jaeger lui-même qui nous invite à nous inspirer de l'histoire pour bien comprendre la paideia.

  • Le concept de paideia à l'instar d'autres concepts de grande envergure (la philosophie par exemple, ou la culture), refuse de se laisser enfermer en une formule abstraite. On ne saisit toute la richesse de son contenu qu'après avoir lu son histoire et vu, au travers de ses vicissitudes, comment il est parvenu à son acception définitive. En me servant d'un mot grec pour une chose grecque, j'ai voulu faire comprendre qu'on doit considérer ce vocable de paideia avec les yeux des Grecs et non avec nos yeux d'hommes modernes. Il est impossible d'éviter l'emploi d'expressions actuelles comme civilisation, culture, tradition, littérature, ou éducation. Mais aucune ne remplace vraiment ce que les Hellènes entendaient par paideia. Chacune ne se rapporte qu'à un de ses aspects: si ce n'est en les prenant toutes ensemble, on ne saurait les employer pour exprimer le sens complet du mot grec. D'ailleurs, l'essence même de l'humanisme et de l'activité humaniste se fonde sur l'unité originelle de tous ces aspects - celle-là même qu'exprime le terme grec - et non sur la diversité que les développements modernes ont soulignée et précisée. Les Anciens étaient persuadés que l'éducation et la culture ne constituent pas une théorie abstraite ou un art formel, distincts de la structure historique objective de la vie spirituelle d'une nation. Ils pensaient qu'elles se trouvent dans la littérature, expression véritable de toute culture supérieure. (Paideia, p.23)

Enjeux

Imposée par une dictature qui la poussera trop loin, une telle symbiose entre l'enseignement formel et la formation par la cité devient oppressive. Mais comme le prouve l'art officiel dans les grandes dictatures occidentales du XXe siècle, ce n'est pas l'harmonie et la liberté qui caractérisent l'enseignement formel et l'environnement symbolique dans ce cas, c'est la force, le gigantisme et le conformisme le plus servile.

Parce que nous craignons ce totalitarisme, mais aussi parce que nous avons créé des sociétés de consommation reflétant plus la variété du désir que l'unité de la pensée, il est désormais difficile d'harmoniser l'enseignement formel et la formation par la cité. Cette dernière oppose son chaos et ses sensations fortes à tout effort pour introduire unité, cohérence et harmonie en éducation. Là se trouve la cause de l'état permanent de crise dans lequel se trouve l'école.

Le remède, de plus en plus de gens le pressentent, consiste à donner aux écoles une autonomie telle qu'elles puissent devenir des oasis où à l'intérieur même des classes et des familles qui participent à son projet, l'enseignement formel est complété par un environnement symbolique en harmonie avec lui. Quand les familles désespèrent de jamais trouver une telle école, elles se résignent à assurer elles-mêmes l'éducation de leurs enfants.

Aux États-Unis, le groupe Paideia, (The Paideia Group) fondé par Mortimer J.Adler au début de la décennie 1980, s'est donné pour but de susciter dans les écoles élémentaires et secondaires l'avénement d'une pédagogie centrée sur une haute idée de l'éducation libérale, où l'accent est mis sur le contact avec les grandes oeuvres. Adler est lui-même un disciple de Robert M. Huchins ce président de l'Université de Chicago qui, au cours de la décennie 1930, eut l'audace de lancer la collection des Great Books.

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